IN THE CUSTODY Or THE
BOSTON PUBLIC LIBRARY.
SHELF N°
OEUVRES
DE
FRÉDÉRIC II,
ROI DE PRUSSE.
Publiées du vivant de l'Auteur.
TOME TROISIEME.
A B E R L IN,
' Che« Vos s et Fils, et Becker et Fils;
Et chez Tkeutxei.,
1789.
MELANGES
PHILOSOPHIQUES
E ï
LITTERAIRES.
SUITE,
Oeuv.deFr.II. T.IIL A
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
Iittp://www.archive.org/details/oeuvresdefrd03fred
— B«BB»ai>iJ*am«mwti'rwnw'iW
LETTRES
SUR
L'AMOUR DE LA PATRIE
ou
CORRESPONDANCE
D'ANAPISTÉMON
E T
DE PHILOPATROS.
LETTRE UANAPISTEMON,
J E suis trop touché de la bonne réception
que vous m'avez faite à votre campagne, pour
ne pas vous en témoigner ma reconnoissance.
J'ai trouvé dans votre compagnie les plus
grands biens que puissent posséder les hom-
mes, la liberté & l'amitié. De crainte d'abuser
A 2
4 LETTRES
de votre complaisance , je vous ai quitté , en
regrettant de me séparer de vous. Le sou-
venir des jours heureux que j'ai passés dans
votre terre, ne s'effacera jamais de ma mé-
moire. Les biens qui nous arrivent, sont pas-
sagers, et les maux ne sont que trop durables ;
mais la réminiscence du bonheur dont nous
avons joui , en perpétue la durée. Ma mé-
moire est encore toiite occupée de ce que
j'ai vu, surtout de ce que j'ai entendu, prin-
cipalement de cette dernière conversation,
que nous eûmes ensemble le soir après sou-
per; mais je regrette que vous vous soyez
borné à des idées générales, en parlant des
devoirs des citoyens, et que vous ne soyez
entré dans aucun détail. Vous me feriez un
plaisir sensible, si vous vouliez vous étendre
davantage sur cette matière importante : elle
intéresse tous les hommes , et mérite par
conséquent d'être profondément discutée. Je
*'vous confesse qu'une vie tranquille, plus
tournée à la jouissance qu'à la méditation ,
m'avoit détourné de réfléchir sur les liens de
la société , et sur les devoirs de ceux qui la
composent. Je pensois qu'il suffisoit d'être
honnête homme et de respecter les lois , et
je ne présumois pas qu'il en fallût davantage.
La confiance que j'ai en vous est si grande.
SUR LAMOUR DE LA PATRIE. $
que je ne crois personne aussi capable que
vous de m'éclairer sur cette matière. Il en est
encore tant d'autres sur lesquelles vous pour-
riez ni'instruire ; mais je me borne à celle-ci.
Daignez donc me communiquer tout ce qufe
vos études ou vos réflexions vous ont fourni
de connoissances sur ce sujet. Tout le monde
agit, peu de personnes pensent: loin d'être
du nombre de ces inconsidérés , vous exami-
nez attentivement les matières , vous pesez
les raisons pour et contre , et vous n'acquies-
cez qu'aux vérités évidentes : vous ne vivez,
pour ainsi dire , qu'avec les auteurs anciens
et modernes : vous vous êtes approprié tou-
tes leurs connoissances , ce qui rend votre
conversation si agréable et si intéressante,
que lorsque l'absence empêche de vous en-
tendre 5 on veut au moins vous lire pour s'en
consoler. Si vous daignez contenter ma cu-
riosité , en me communiquant vos réflexions,
ce sera ajouter les sentimens de la recoiir
noissance à ceux de l'estime et de l'amitié que
j'ai pour vous. Vale,
A3 ^
LETTRES
LETTRE DE PHILOPA TROS.
E suis sensiblement flatté des expressions
obligeantes dont vous vous servez à mon égard;
je les dois à votre politesse et non à la ré-
ception que je vous ai faite. Vous rendez jus-
tice à mon intention , quoique les effets n'y
aient pas autant répondu que je Taurois dé-
siré. Au lieu de vous amuser , comme il au-
roit été séant , par des propos vifs et enjoués,
la conversation a tourné sur des matières gra-
ves et sérieuses. J'en suis l'unique cause : je
mène une vie sédentaire , accablé d'infirmi-
tés 5 exclu du tourbillon du grand monde :
la lecture a tourné insensiblement m. on esprit
du côté des réflexions : ma gaieté s'est per-
due ; une triste raison l'a remplacée.
Il m'est échappé de vous parler comme je
pense, lorsque je suis seul renfermé dans mon
cabinet. J'avois l'esprit occupé des républi-
ques de Sparte et d'Athènes , dont j'avois lu
l'histoire , et des devoirs d'un bon citoyen,
dont vous voulez que je yous donne une plus
ainple explication. Vous me faites trop d'hon-
neur. Vous me prenez pour un Lycurgue ,
pour un Solon , moi qui n'ai jamais promul-
gué de lois 5 et qui ne me suis mêlé d'autre
gouvernement que de celui de mes terres,
m
SUR LAMOUR DE LA P A TRIE. 7
où je vis depuis bien des années dans la plus
profonde retraite. Puis donc que vous vou-
lez que je vous expose en quoi je fais consis-
ter les devoirs d'un bon citoyen , soyez per-
suadé que je m'en acquitterai uniquement
dans l'intention de vous obéir et non dans
celle de vous instruire.
La nouvelle philosophie veut avec raison
que l'on commence par définir les termes et
les choses , pour éviter les mésentendus et
pour fixer les idées sur des objets déter-
minés ; voici donc comme je définis le bon
citoyen : c'est un homme qui s'est fait une
règle invariable d'être utile , autant qu'il
dépend de lui, à la société dont il est membre.
Voici les causes qui amènent ces devoirs.
L'espèce humaine ne sauroit subsister isolée ;
les nations les plus barbares même forment
de petites communautés. Les peuples civi-
lisés que le pafte social réunit , se doivent
mutuellement des secours ; leur propre in-
térêt le veut 5 le bien général l'exige , et sitôt
qu'ils cesseroient de s'entr'aider et de s'as-
sister, il s'ensuivroit d'une façon ou d'une
autre une confusion totale , qui entraîneroit
la perte de chaque individu. Ces maximes
ne sont pas nouvelles ; elles ont servi de
base à toutes les républiques dont l'antl--
A4
8 LETTRES
quité nous a transmis la mémoire. Les répu-
bliques grecques étoient fondées sur de
pareilles lois ; celle des Romains avoit les
mêmes principes ; si nous les avons vues
par la suite du temps détruites , c'est que
les Grecs , d'un esprit inquiet et jaloux les
uns des autres , s'attirèrent eux-mêmes les
malheurs qui les accablèrent ; et que quel-
ques citoyens romains , trop puissans pour
des républicains , bouleversèrent leur gou-
vernement par une ambition désordonnée;
c'est qu'enfin rien n'est stable dans ce monde.
Si vous résumez ce que l'histoire rapporte
sur se sujet , vous trouverez qu'on ne peut
attribuer la chute de ces républiques qu'à
des citoyens aveuglés par leurs passions ,
qui préférant leur bien particulier à l'intérêt
de leur patrie , ont rompu le paâe social,
et ont agi comme ennemis de la communauté
à laquelle ils appartenoient. Je me souviens
que vous étiez dans l'opinion qu'on pouvoit;
s'attendre à trouver des citoyens dans les
républiques, mais que* vous ne croyiez pas
qu'il y en eût dans les monarchies : souffrez
que je vous désabuse de cette erreur. Les
bonnes monarchies , dont l'administration
est sage et pleine de douceur , forment de
no5 jours un gouvernement qui approche
SUR LAMOUR DE LA PATRIE. g
plus de l'oligarchie que du despotisme; ce
sont les lois seules qui régnent. Entrons
dans quelque détail. Représentez- vous le
nombre des personnes employées dans les
conseils, à l'administration de la justice,
à celle des finances , dans les missions étran-
gères , dans le commerce , dans les armées,
dans la police intérieure; ajoutez-y celles
qui ont leur voix dans les provinces d'E-
tats : toutes participent à l'autorité souve-
raine. Le prince n'est donc pas un despote,
qui n'a pour règle que son caprice. On doit
l'envisager comme étant le point central où
aboutissent toutes les lignes de la circonfé-
rence. Ce gouvernement procure dans ses
délibérations le secret qui manque aux répu-
bliques 5 et les différentes branches de l'ad-
ministration étant réimies , se mènent de
front comme les quadriges des Romains , et
coopèrent mutuellement au bien général du
public. De plus, vous trouverez toujours
moins d'esprit de parti et de faction dans
les monarchies, si elles ont à leur tête un
souverain ferme , que dans les républiques,
qui sont souvent déchirées par des citoyens
qui briguent et cabalent pour se culbuter
les uns les autres. S'il y a en Europe quelque
exception à faire à ce que je viens de dire,
A 3
lO LETTRES
ce peut être à l'égard de l'Empire Ottoman ,
ou de quelque autre gouvernement, qui
méconnoissant ses véritables intérêts , n'ait
pas lié assez étroitement l'intérêt des parti-
culiers à celui des souverains. Un royaume
bien gouverné doit être comme une famille,
dont le souverain est le père et les citoyens
les enfans : les biens et les maux sont com-
muns entre eux ; car le mxonarque ne sauroit
être heureux lorsque ses peuples sont misé-
rables. Quand cette union est bien cimentée,
le devoir de la reconnoissance produit de
bons citoyens , parce que leur union avec
l'État est trop intime pour qu'ils puissent
s'en séparer ; ils auroient tout à perdre et
rien à gagner. Voulez-vous des exemples ?
Le gouvernement de Sparte étoit oligarchique,
et il a produit une multitude de grands
hommes dévoués à la patrie. Rome , après
qu'elle eut perdu sa liberté , vous fournit
des Agrippa , des Thraséa Pétus , des Hel-
vidius Priscus , un Corbulon, un Agricola ,
des Empereurs Tite , Marc-Aurèle , Trajan,
Julien , enfin un grand nombre d'ames mâles
et viriles , • qui préféroient l'avantage du
public au leur propre. Mais je ne sais com-
ment imperceptiblementje m'égare ; je vou-
lois vous écrire une lettre , et si je nem'ar-
SUR L AMOUR DE LA PATRIE. II
rête 5 je vais composer un traité. Je vous en
fais mille excuses. Le plaisir de m'entretenir
avec vous m'entraîne , etje crains de vous im-
portuner. Soyez toutefois persuadé, qu'entre
tous ceux qui forment le corps politique
auquel je tiens , il n'en est aucun , mon cher
ami 5 que je sois plus porté à servir que
vous 5 étant avec toute l'estime possible etc.
LETTRE HANAPISTEMON.
j
E vous fais mille remerciemens de la peine
que vous vous donnezpour m'expliquer une
matière dont je n'avois que des idées fort
vagues etquej'avois peu examinée. Aulieu
d'avoir trouvé votre lettre trop longue , elle
m'a paru trop courte , parce que j'entrevois
qu'il vous reste encore quantité de choses à
m'expliquer ; cependant ne trouvez pas
étrange que je vous fasse quelques objec-
tions. Eclairez mon ignorance 5 détruisez mes
préjugés , ou bien fortifiez-moi dans mes
idées 5 si elles sont justes.
Est-il possible d'aimer véritablement fa
patrie ? Ce soi-disant amour n'auroit-il pas
été inventé par quelque philosophe ou par
quelque songe-creux de législateur, pour
12 LETTRES
exiger des hommes une perfection qui n'est
pas à leur portée ? Comment voulez-vous
qu'on aime le peuple ? Comment se sacri-
fier pour le salut d'une province apparte-
nante à notre monarchie , lors m^ême qu'on
n'a jamais vu cette province ? Tout cela se
réduit à m'expliquer, comment il est pos-
sible d'aimer avec ferveur et avec enthou-
siasme ce c[ue l'on ne connoît point du tout.
Ces réflexions , qui se présentent si natu-
rellement à l'esprit , m'ont persuadé que le
parti le plus convenable pour un homme
sensé, étoit de végéter tranquillement , sans
soins , sans inquiétude , pour descendre au
tombeau , où nous allons tous , en se don-
nant le moins de peine qu'il est possible.
J'ai toujours dirigé ma vie conformément
à ce plan-là. Il m'arriva un jour de rencon-
trer monsieur le professeur Garbojos, dont
le mérite vous est connu. Nous nous entre-
tînmes sur ce sujet , et il me repartit avec
cette vivacité qui lui est propre : je vous
félicite 5 Monsieur , d'être un aussi grand
philosophe. Moi! point du tout, lui dis-je,
je n'ai connu aucun de ces gens-là , et je
n'ai rien lu de leur façon; toute ma biblio-
thèque est composée de peu de livres; vous
n'}'^ trouverez que le parfait agriculteur , les
SUR l'amour de la patrie. i3
gazettes , etl'almanac courant , c'en est bien
assez. Cependant, poursuivit-il, vous êtes
rempli des maximes d'Epicure, et je croirois,
à vous entendre , que vous avez fréquenté
sesjardins. Je ne connois ni Epicure ni ses
jardins , lui dis-je : mais qu'enseigne donc
cet Epicure? De grâce, daignez m'en ins-
truire. Alors mon professeur prenant un air
de dignité , me parla ainsi : Je vois que les
beaux esprits se rencontrent, puisque mon-
sieur le baron pense de même qu'un grand
philosophe. Epicure avoit prescrit à son sage
de ne se mêler jamais ni des affaires ni du
gouvernement. Ses raisons étoient queTame
du sage doit conserver cette tranquillité
dans laquelle il fait consister le bonheur; il
ne faut pas qu'elle s'expose à pouvoir être
agitée par le chagrin , par la colère ou par
d'autres passions , que les soins et les affaires
amènent nécessairement après elles. Il vaut
donc mieux éviter tout embarras, touttra-'
vail désagréable , et laissant aller le monde
comme il va, réunir ses soins sur sa propre
conservation. Bon Dieu , lui dis-je, que cet
Epicure me charme ! de grâce , prêtez-moi
son livre. Nous n'avons point de lui , reprit
l'autre , un corps de doctrine complet ,
mais seulement quelques fragmens épars. Lu-
14 LETTRES
crèce a mis une partie de son système en
beaux vers. Nous trouvons des lambeaux
des opinions de notre philosophe dans les
ouvrages de Cicéron , qui étant d'une secte
différente , réfute et détruit toutes ses as-
sertions.
Vous ne sauriez croire combien je m'ap-
plaudis d'avoir trouvé dans moi-même , ce
qu'un vieux philosophe grec a pensé il y a
prés de mille ans. Cela me confirme de plus
en plus dans mes sentimens. Je me félicite
de mon indépendance , je suis libre , je
suis mon maître , mon souverain , mon roi:
j'abandonne à des fous turbulens le songe
des grandeurs trompeuses , après lesquelles
ils courent ; je ris de l'avidité des avares ,
qui accumulent de vains trésors qu'ils sont
forcés de quitter en mourant ; et fier des
avantages que je possède, je m'élève au dessus
de tout l'univers. Je me flatte de votre ap-
probation , puisque je pense comme un
philosophe , que je n'ai jamais ni vu ni lu ;
il faut que la nature seule ait produit cette
conformité d'opinions ; il faut donc qu'elles
soient vraies. Ayez la bonté de me dire ce
que vous en pensez ; peut-être nous rencon-
trerons-nous ; mai§ quoi qu'il en soit , rien
n'affoiblira les sentimens d'estime et d'amité
avec lesquels je suis etc.
J
SUR l' AMOUR DE LA PATRIE. l5
LETTRE DE PHILOPATROS.
E croyois , mon cher ami , avoir satisfait
votre curiosité en vous exposant dans leur
liaison mes opinions touchant les devoirs des
citoyens; mais en voici bien d'une autre. Je
vois que vous voulez me mettre aux prises
avecEpicure. Ce n'es pas un rude adversaire;
aussi je ne refuse pas le combat; et puisque
vous m'avez introduit dans la lice , je ferai
de mon mieux pour fournir ma carrière : ce-
pendant pour ne point embrouiller les cho-
ses 5 je suivrai vos objections selon l'ordre
dans lequel vous les rapportez dans votre
lettre.
Je commencerai donc par vous faire re-
marquer qu'il ne suffit pas à un honnête hom^
me de ne point être criminel, il doit être
vertueux: s'il ne transgresse pas les lois, il
évite les punitions; mais s'il n'est ni servia-
ble, ni officieux, ni utile, il est sans mérite
et par conséquent il faut qu'il renonce à l'es-
time du public. Vous conviendrez donc que
vous êtes engagé par votre propre avantage
à ne pas vous séparer de la société , et même
à travailler avec zèle à tout ce qui peut lui
être bon et utile. Quoi, vous croiriez que
l'amour de la patrie est une vertu idéale ^
l6 LETTRES
lorsque tant d'exemples dans tant d'histoires
témoignent combien cet amour a produit de
grandes choses, en élevant des hommes véri-
tablement sublimes au dessus de l'humanité,
et en leur inspirant les plus nobles et les plus
fameuses entreprises? Le bien de la société est
le vôtre. Vous êtes si fortement lié avec votre
patrie sans le savoir , que vous ne pouvez ni
vous isoler, ni vous séparer d'elle, sans vous
ressentir vous-même de votre faute. Si le
î^ouvernement est heureux , vous prospére-
rez; s'il souffre , le contre-coup de son in-
fortune rejaillira sur vous ; de même , si les
citoyens jouissent d'une opulence honnête ,
le souverain est dans la prospérité , et si les
citoyens sont accablés de misère, la situation
du souverain sera digne de compassion. L'a-
mour de la patrie n'est donc pas un être de
raison, il existe réellement. Ce ne sont pas
ces maisons , ces murailles , ces bois , ces
champs, que j'appelle votre patrie, mais
vos parens , votre femme , vos enfans , vos
amis et ceux qui travaillent pour votre bien
dans les différentes branches de l'administra-
tion , et qui vous rendent des services jour-
naliers , sans que vous vous donniez seu-
lement la peine de vous informer de leurs
travaux. Ce sont là les liens qui vous unissent
a
SUR LAMOUR DE LA PATRIE. I7
à la société : l'intérêt des personnes que vous
devez aimer , le votre , et celui du gouver-
nement, qui indissolublement unis ensemble,
composent ce qu^on appelle le bien r;,énéraî
de toute la communauté. Vous dit^s qu'on
ne sauroit aimer la populace, ni les liabitans
d'une province qu'on ne conncît pas: vous
avez raison , si vous entendez qu'il s'agisse
d'une union intime, comme entre amis ; mais
il n'est question envers le peuple que de cette
bienveillance que nous devons à tout le mon-
de, plus encore à ceux qui habitent avec nous
le même sol, et qui nous sont associés; et
pour les provinces qui tiennent à notre monar-
chie, ne devons-nous pas au moins leur ren-
dre ce que l'on doit à des alliés ? Supposé
qu'en votre présence un inconnu tombât dans
une rivière 5 ne l'assisteriez-vous pas pour
l'empêcher de se noyer ? Et si vous rencon-
triez un passant qu'un assassin fût près d'éçror-
ger , ne vous verroit-on pas voler au secours
du premier, et ne tâcheriez-vous pas de le
sauver? Ce sont ces sentimens de pitié et de
compassion, que la Nature a imprimés dans
nos âmes, qui nous portent, comme par ins-
tinct , à nous assister mutuellement , et nous
animent aux devoirs que les hom.mes ont à
remplir les uns envers les autres. Je conclus
Oeuv,deFr,ILT.IIL B
l8 X E T T R E s
donc que ^ si nous devons des secours aux
inconnus même , à plus forte raison nous
en devons aux citoyens auxquels nous lie le
pacte social. Souffrez que'je touche encore
un mot des provinces de notre monarchie ^
envers lesquelles vous me paroi ssez si tiède.
Ne comprenez-vous donc pas que, si le gou-
vernement perdoit ces provinces , il en seroit
affoibli, et que par conséquent les ressour-
ces qu'il en a tirées venant à lui manquer,
il seroit moins en état de vous assister, si
vous en aviez besoin , qu'il ne l'est à présent ?
Vous voyez , mon cher ami , par ce que
je vous expose, que les combinaisons de l'état
politique sont très-étendues , et qu'on ne s'en
fait point d'idée juste, à moins de les appro-
fondir; mais voici une nouvelle assertion que
je ne saurois vous passer. Quoi, vous , qui
^tes doué d'esprit et de talens, vous osez
avancer que la végétation des plantes a de
l'avantage sur l'activité animale ? Se peut -il
qu'un homme sensé préfère un lâche repos à
un travail honorable ? une vie molle, effé-
minée autant qu'inutile , à des actions ver-
tueuses , qui rendent immortel le nom de
celui qui les a faites? Oui, nous allons tous
nous acheminer vers notre tombeau, c'est
une loi commune 5 mais la diflérence qu'où
SUR l' AMOUR DE LA PATRIE. IQ
înet entre les morts , c'est que les uns sont
oubliés aussitôt qu'enterrés, et que ceux qui
se sont souillés de crimes , laissent une mé-
moire odieuse ; au lieu que les hommes ver-
tueux 5 dont les services ont été utiles à la
patrie , comblés de louanges et de bénédic-
tions, sont cités, pour servir d'exemple à
la postérité 5 et laissent un souvenir qui ne
périt jamais. Dans laquelle de ces trois clas-
ses voulez-vous être compris? Sans doute
dans la dernière.
Après que j'ai détruit tant de faux raisc»^-
îiemens , vous ne devez vraiment pas vous
attendre que votre Épicure , tout Grec qu'il
est, m'en impose. Agréez que pour le réfu-
ter solidement je commente ses propres pa-
roles. Le sage ne doit se mêler ni d'affaires ni
de gouvernement. Oui , s'il habite une île dé-
serte. Son ame impassible ne doit être exposée
CL aucune passion , ni à la jaloujîe , ni à la
colère. Voilà donc Epicure , le docteur de
la volupté, qui recommande l'impassibilité
stoïque. Ce n'étoit pas ce qu'il devoit dire ,
c'étoit tout le contraire. Le plus noble effort
du sage ne consiste pas à éviter les occasions;
mais , quand elles se présentent, à conserver
la tranquillité de son ame dans des momens
OÙ tout ce qui l'environne , soulève et irrite
B %
SO . LETTRES
ces différentes passions. Un pilote n*a point
de mérite à conduire son vaisseau quand la
mer est calmej il en a beaucoup, lorsqu'après
avoir été ballotté long-temps par des ouragans
et des vents contraires, il conduit heureuse-
ment son navire dans le port. Personne ne
fait attention aux choses aisées et faciles, il
n'y a que les difficultés vaincues dont on
vous tienne compte. // vaut donc bien mieux
laijfer aller le monde comme il va , 6* ne p enfer
quàfoi-mème. Ah! Monsieur Epicure, sont-
ce là des sentimens dignes d'un philosophe?
La première chose à laquelle vous devriez
penser, n'est-ce pas le bien de l'humanité?
Vous osez annoncer que chacun ne doit aimer
que soi-même. Un homme qui par malheur
suivf oit vos maximes , ne seroit-il pas dé-
testé universellement et avec raison? Si je
n'aime personne, comment puis -je préten-
dre qu'on m'aime? Ne comprenez -vous pas
qu'on m'envisagera comme un monstre dan-
gereux, dont il est loisible de se défaire pour
maintenir la sûreté publique. Et si l'amitié
disparoît, quelle consolation reste-t-il à notre
pauvre espèce! Recourons à une allégorie,
pour nous expliquer plus intelligiblement ;
comparons un Etat quelconque avec le corps
humain. C*est de l'activité et du concours
SUR LAMOUR DE LA PATRIE. 21
unanime de toutes ses parties, que résultent
sa santé , sa force et sa vigueur j les veines ,
les artères et jusqu'aux nerfs les plus déliés,
coopèrent à son existence animale. Si l'esto-
mac ralentissoit son mouvement péristalti-
que , si les boyaux ne renforçoient leur mou-
vement vermiculaire , les poumons leur as-
piration 5 le cœur sa diastole et sa systole ;
si enfin chaque soupape des artères ne s'ou-
vroit et ne se fermoit selon les besoins de la
circulation du sang ; si les sucs nerveux ne
se portoient aux parties de la contraction
nécessaire au mouvement, le corps tombe-
roit en langueur, ildépériroit insensiblement,
et l'inactivité de ses parties occasionneroit sa
destruction totale. Ce corps c'est l'Etat 5 ses
membres , c'est vous et tous les citoyens qui
lui appartiennent. Vous voyez donc qu'il faut
que chaque individu remplisse sa tâche, pour
que la masse générale prospère. Dès-lors que
devient cette heureuse indépendance dont
Vous vous faites le panégyriste ? Si ce n'est
qu'elle vous rend un membre paralytique du
corps auquel vous appartenez. Observez en-
core , s'il vous plaît , que votre philosophe
confond les idées les plus claires : il recom-
mande la paresse et la fainéantise, comme si
c'étoient des vertus 5 mais tout le monde con-
02 LETTRES.
vient que ce sont des vices. Est-il digne d'un
philosophe de nous exciter à perdre le temps,
qui est ce que nous avons de plus précieux,
qui fuit toujours 5 et qui ne revient* jamais?
Faut-il nous encourager à nous abandonner
à l'oisiveté, à négliger nos devoirs , à deve-^
nir inutiles à tout le monde et à charge à
nous-mêmes? Un ancien proverbe dit: l'oi-
siveté est la mère de tous les vices ; on pour-
roit y ajouter: et le travail est le père des
vertus. Ceci est une vérité constante , attestée
par l'expérience de tous les lieux.
En voilà, je crois , assez pour Epicurej
reste à examiner maintenant vos propres opi-
nions. Condamnez les ambitieux, j'y con-
sens: censurez les avares, j'y souscris ; mais
faut -il pour cela que des idées mal digérées
et des préjugés pitoyables vous induisent à
refuser vos soins pour contribuer à l'utilité
publique 5 comme tous les autres citoyens?
Vous possédez tous les matériaux propres
pour un tel ouvrage; l'esprit, la droiture ,
les talens : et puisque la Nature ne vous a rien
refusé de ce qui peut vous donner de la ré-
putation , vous êtes inexcusable, si vous lais-
sez inutiles les faveurs dont elle vous a com-
blé. Vous exaltez votre indépendance, votre
prétendue royauté, et cette liberté dont vous
SUR l'amour DE LA PATRIE. q3
prétendez] ouir et qui vous élève au dessus
de tout l'univers. Oui , je vous applaudis , si
vous entendez par votre indépendance l'em-
pire que vous avez sur vous-même; par votre
royauté , le joug que vous avez imposé à vos
passions ; et vous pouvez vous élever sur
plusieurs de ceux de votre espèce, si un
amour ardent pour la vertu yous anime et si
vous lui dévouez tous les jours, que dis-je?
tous les momens de votre vie. Sans ces cor-
rectifs, l'indépendance dont vous vous glori-
fiez, n'est qu'un goût pour la fainéantise,
ennobli par de belles épithètes; et cette pa-
resse , dont vous faites sans cesse l'éloge , en
vous rendant inutile à tout , engendre l'en-
nui , qui en est une suite nécessaire. Ajoutez
à ceci le jugement d'un public malin et tou-
jours porté à médire, on appréciera votre
oisiveté à sa juste valeur , et Dieu sait quels
sarcasmes on ne lancera pas de toutes parts,
pour se ^venger de l'indolence avec laquelle
vous envisagez le bien public. Si tout ceci ne
suffit pas pour vous persuader, faudra -t- il
que je vous cite un passage de l'Ecriture,
Ta gagneras ton pain à lafueur de ton corps.
Nous sommes dans le monde pour travailler;
cela est si vrai , que sur cent personnes il y
Cil ;i quatre-vingt-dix-huit qui travaillent,
B 1
24 LETTRES
pour deux qui se targuent de leur inutilité:
et s'il y a des hommes assez fous pour mettre
leur vanité à ne rien faire et à demeurer tout
un jour les bras croisés , ceux qui s'occupent,
sont plus heureux que les autres , parce que
l'esprit veut quelque chose qui l'attache et
qui le distraie j il lui faut des objets qui fixent
son attention, ou l'ennui s'en empare et lui
rend l'existence à charge et même insuppor-
table. Je vous parle ici sans retenue , parce
que vous êtes fait pour la vérité, vous êtes
digne de Tentendre , et je vous aime trop
pour vous rien déguiser. L'unique but où
j'aspire , est de vous rendre à la patrie, et
de lui procurer en votre personne un ins-^
trument utile et dont elle pourra tirer des
services. Voilà ce qui dirige ma plume , et
m'engage à vous exposer tout ce que l'amour
patriotique m'inspire. Le zèle pour le bien
public a servi de principe à tous les bons
gouvernemens anciens et modernes ,- il a fait
la base de leur grandeur et de leur prospéri-"
té; les conséquences incontestables qui en
dérivent, ont produit de bons citoyens et
de ces âmes magnanimes et vertueuses qui
ont été la gloire et le soutien de leurs com-
patriotes.
Excusez la lonG;ueur de cette lettre. L'abon-
su R l'amour DE LA PATR I E. q5
dance de la matière fourniroit maint et maint
volume sans être épuisée; mais il suffit qu*on
vous montre la vérité , pour dissiper l'erreur
et les préjugés qui sont étrangers dans un
esprit tel que vôtre. Je suis etc.
LETTRE B'ANAPISTEMON,
i
'ai lu votre lettre avec toute l'attention
qu'elle mérite. J'ai été surpris de la multitude
de raisons dont vous m'accablez. Vous avez
résolu de me vaincre et de mener mes opi-
nions enchaînées à votre char de triomphe.
Je confesse qu'il y a beaucoup de force dans
les motifs que vous employez pour me per-
suader 5 et que j'aurai de la peine à vous ré-
futer solidement. Pour me terrasser plus
promptement 5 vous dites que mon coeur est
la dupe de mon esprit , que je plaide la
Ckuse de la paresse , et que j'ennoblis ce vice
en lui prêtant les apparences séduisantes de
la modération ou de quelque vertu sembla-
ble. Hé bien , je conviens donc avec vous
que l'oisiveté est un défaut, qu'il faut être
serviable et officieux envers tout le monde ,
que sans aimer le peuple comme on aime
ses proches , on doit non-seulement s'intéres-
B 3
«6 ^ LETTRES
ser à son bien-être 5 mais encore lui être utile
autant que l'on peut. Je comprends qu'il ne
sauroit arriver de malheur à la masse générale
o
à laquelle j'appartiens, sans que les effets en
rejaillissent sur moi , ni que les particulier*
souffrent, sans que l'Etat y perde.
Je vous donne gain de cause sur tous ces
articles ; je vous accorde encore en sus que
ceux qui ont part à l'administration publique,
jouissent d'une partie de l'autorité souve-
raine ; mais que m'importe tout cela ? Je
suis sans vanité et sans ambition. Quel motif
aurois-je pour me charger d'un fardeau que
je n'ai pas envie de porter, et pour m'in-
gérer dans les affaires, quand je vis heureux
sans que la penséç de m'en mêler me vienne
dans l'esprit ? Vous avouez que l'ambition
outrée est vicieuse. Vous devez donc m*ap-
plaudir de ce que je n'y donne pas , et ne
point exiger que j'abandonne ma douce
tranquillité , pour m'exposer de gaieté de
cœur à tous les caprices de la fortune. Ah;
mon cher ami , à quoi pensez-vous , en me
donnant de tels conseils ? Représentez-vous
sous les plus vives couleurs la dureté du joug
que vous voulez m'inposer , quel désagré-
ment il entraîne , et quelles en sont les
suites fâcheuses. Dans l'état où je me trouve.
SUR l'amour de la patrie. 07
je ne suis comptable de ma conduite qu'à
moi-même , je suis le seul juge de . mes
actions , je jouis d'un revenu honnête , je
n'ai pas besoin de gagner ma vie à la sueur
de mon corps , comme vous assurez qu'il a
été ordonné à nos premiers parens. Par
quelle folie , jouissant de la liberté , me
rendrai-je donc responsable de ma conduite
envers d'autres ? Sera-ce par vanité ? Je ne
connois point cette foiblesse. Sera-ce pour
tirer des gages ? Je n'en ai pas besoin. J'irai
donc sans raison quelconque me mêler d'af-
faires qui ne me regardent point , désagréa-
bles , pénibles 5 fatigantes et qui demandent
une activité laborieuse; et j'entreprendrois
tous ces travaux , pourquoi ? Pour me sou-
mettre au jugement de quelque supérieur,
dont je n'ai ni l'envie ni la volonté de dé-
pendre ?*Et ne voyez-vous pas la multitude
des personnes qui sollicitent des emplois ?
Pourquoi voulez-vous me mettre de leur
nombre ? Que je serve ou que je ne serve
pas, les choses en iront également leur train;
mais de grâce souffrez qu'à ces raisons j'en
ajoute une plus forte encore. Enseignez-moi
le pays de l'Europe où le mérite est toujours
sûr d'être récompensé. Montrez-moi celui
où ce mérite est connu , où on lui rend justi-
8
LETTRES
ce. Ah! qu'il est fâcheux , après avoir sacri-
fié son temps, ^ son repos, sa santé dans les
emplois, d'être mis de côté, ou d'essuyer
des disgrâces encore plus révoltantes. Les
exemples de pareilles infortunes se présentent
en foule à ma .mémoire. Si vos éperons m'en-
couragent aux travaux, cette bride m'arrête
sur le champ. Vous devez juger par ce lan-
gage sincère que je ne voup déguise rien : je
vous ouvre mon coeur en ami, je vous expo-
se toutes les raisons (|ui ont fait impression
sur mon esprit, d'autant plus que ce n'est
pas nous qui disputons; chacun expose sbn
opinion, c'est à la plus solide à l'emporter.
Je m'attends bien que vous ne demeurerez
point en reste , et que dans peu vous me don-
nerez matière à de nouvelles réflexions; ce
qui vous vaudra une nouvelle réponse de ma
part. Je suis avec une tendre estime etc.
LETTRE DE PHILOPATROS.
Je me glorifie , mon cher ami , d'avoir sapé
quelques-uns de vos préjugés ; ils sont tous
également nuisibles, on ne sauroit assez les
détruire. Vous avez raison de dire que la
dispute dont il s'agit y n'est pas réellement
SUR l'amour de la patrie. Q9
entre nous , mais entre des argumens dont
les plus solides et les plus forts doivent l'em-
porter sur les plus foibles. Nous ne faisons
autre chose que discuter entre nous une ma-
tière 5 pour découvrir où se trouve la vérité,
afin de nous ranger du côté de l'évidence.
Ne croyez pas cependant que mes raisons
soient épuisées. En relisant vos lettres, xnie
foule de nouvelles idées s'est présentée à
mon esprit; il ne me reste qu'à vous les
exposer le plus nettement et le plus suc-
cinctement que je pourrai.
Je commencerai donc , avec votre per-
mission 5 par vous expliquer ce que j'entends
par le pacte social , qui est proprement une
convention tacite de tous les citoyens d'un
même gouvernement , qui les engage à con-
courir avec une ardeur égale au bien géné-
ral de la communauté ; de là dérivent les
devoirs des individus qui chacun , selon
leurs moyens, leurs talens, et leur naissance,'
doivent s'intéresser et contribuer au bien
de leur patrie comimune. La nécessité de
subsister et l'intérêt, qui opèrent sur l'es-
prit du peuple , l'obligent pour son propre
avantage à travailler pour le bien de ses
concitoyens. De là la culture des terres , des
vignes 5 des jardins, le soin des bestiaux.
3o LETTRES
les manufactures , le négoce : de là ce nom-
bre de vaillans défenseurs de la patrie , qui
lui dévouent leur repos , leur santé et leurs
jours. Mais si en partie l'intérêt personnel
est le ressort principal d'une si noble acti-
vité , n'y a-t-il pas des motifs bien plus
puissans pour la réveiller et l'exciter dans
cfux qu'une naissance plus illustre et des
sentimens élevés doivent attacher à leur
patrie ? L'attachement aux devoirs , l'amour
de l'honneur et de la gloire, sont les ressorts
les plus puissans qui opèrent sur les âmes
vraiment vertueuses. Doit-on imaginer que
la richesse puisse servir d'égide à la fainéan-
tise 5 et que plus on possède , moins l'on
tienne au gouvernement ? Ces assertions
erronées sont insoutenables ; elles ne peuvent
partir que d'un coeur de bronze , d'un homme
insensible qui , concentré dans lui-même,
n'aime que lui et se tient séparé , autant
qu'il le peut , de ceux avec lesquels son
devoir , son intérêt et son honneur le lient.
Hercule , tout Hercule que la fable nous le
représente 5 seul, n'est pas formidable, il
ne le devient que lorsque ses associés l'as-
sistent et le secourent.
Mais peut-être que le raisonnement vous
fatigue : çmployong des exemples j je vais
SUR l'amour de la patrie. 31
vous en rapporter de l'antiquité , et princi-
palement des républiques , pour lesquelles
je me suis aperçu que vous avez une pré-
dilection singulière. Je commencerai donc
par vous citer quelques traits choisis des
harangues de Démosthéne connues sous le
nom de Philippiques : ,, On dit , Athéniens,
,5 que Philippe est mort ; mais qu'importe
„ qu'il soit mort ou qu'il vive ? Je vous dis,
., Athéniens, oui, je vous le dis , que vous
„ vous ferez bientôt un autre Philippe par
„ votre négligence , par votre indolence , et
„ par le peu d'attention que vous avez aux
„ affaires les plus importantes. ,, Vous voilà
au moins convaincu que cet orateur pensoit
comme moi ; mais je ne me borne pas à
ce seul passage ; en voici un autre , où ,
après que Démosthéne a dit en parlant du
Roi de Macédoine : ,, On s'attache toujours
à celui qu'on voit toujours plein d'ardeur
et d'activité 5 5, il ajoute, ,, si donc,'
Athéniens , vous pensez de même , du
moins à présent , puisque vous ne l'avez
pas fait encore ; si chacun de vous , lors-
qu'il en sera besoin , et qu'il pourra se
„ rendre utile , laissant à part tout mauvais
,9 prétexte , est disposé à servir la républi^
„ que , les riches en contribuant de leurs
l(è LETTRES
,, biens , les jeunes en payant de leurs per^
„ sonnes ; si chacun veut agir comme pour
,, soi , cessant de se flatter que d'autres
„ agiront pour lui , tandis qu'il restera oisif^
„ vous rétablirez vos affaires à l'aide des
„ dieux 5 et vous recouvrerez ce que la
„ négligence vous a fait perdre. ,, Voici un
autre passage, qui contient a peu près les
mêmes choses , pris d'une harangue pour le
gouvernement. ,, Ecoutez , Athéniens. Les
„ deniers publics qui se perdent en dépenses
„ superflues , vous devez les partager égale-
„ ment, en vous rendant utiles ; savoir ceux
„ d'entre vous qui sont en âge de porter
„ les armes , par les services militaires 5 ceux
„ de vous qui ont passé cet âge , par des
„ emplois de judicature et de police; ou
„ enfin de quelque autre façon. Vous deve2
^, servir vous-mêmes, ne céder à personne
„ cette fonction de citoyen , et com.poser
„ vous-mêmes une armée qu'on puisse ap-
„ peler celle de la république ; par là vous
„ ferez ce que la patrie exige de vous. ,,
Voilà ce que Démosthène demandoit des
citoyens d'Athènes ; voilà comme on pensoit
à Sparte , quoique la forme du gouverne-
ment y fût oligarchique. Cette conformité
de sentimens avoit une raison toute sim.ple:
c'est
SUR l'amour de la patrie. 33
c*est qu'un Etat , de quelque nature qu'il
soit , ne peut subsister si tous les citoyens
ne travaillent pas d'un commun accord au
soutien de leur commune patrie. Repassons
maintenant les exemples que nous fournit
la république romaine ; leur grand nombre
m'embarrasse sur le choix. Je ne vous par-
lerai ni de Mucius Scévola , ni de Décius,
ni de l'ancien Brutus , qui souscrîVit Tarrêt:
de mort de ses propres tils pour sauver la
liberté publique : mais oublierai-je Atilius
Régulus , et la générosité avec laquelle il
sacrifia son intérêt à celui de la république,
en retournant à Carthage pour y souffrir le
dernier supplice? Voilà ensuite Scipion l'A-
fricain qui se présente. Cette guerre qu'An-
nibal faisoit en Italie , Scipion la transporte
en Afrique , et il la termine glorieusement
par une victoire décisive , qu'il remporte
sur les les Carthaginois. Ensuite paroît Caton
le Censeur , un Paul Emile , qui triomphe
de Persée; là c'est Caton d'Utique , ce zélé
défenseur du gouvernement. Oublierai-je
Cicéron , qui sauva sa patrie qui étoit près
de succomber par les entreprises meurtrières
de Catilina , ce Cicéron qui défendit la
liberté expirante de la république et qui
périt avec elle ? Voilà ce que peut l'amoui:
Oeuv.deFnlLT.IIL C
^4 LETTRES
de la patrie sur l'ame énergique et généreuse
d'un bon citoyen. Le génie , plein de cet
heureux enthousiasme , ne trouve rien d'im-
possible , et il s'élève rapidement à l'hé-
roïsme. La mémoire de ces grands hommes
a été comblée de louanges ; tant de siècles
écoulés jusqu'à nos temps n'ont pu l'affoi-
blir 5 leurs noms sont encore cités avec véné-
ration. Voilà des modèles dignes d'être imités
chez tous les peuples et dans tous les gouver-
nemens. Mais il semble que l'espèce de ces
âmes mâles, de ces hommes remplis de nerf
et de vertu, soit épuisée. La mollesse a rem-
placé l'amour de la gloire ; la fainéantise a
succédé à la vigilance ; et un misérable in-
térêt personnel a détruit l'amour de la patrie.
Ne pensez pas que je me borne aux exem-
ples que fournissent les républiques 5 il faut
<|ue je vous en produise de semblables tirés
des fastes d'États monarchiques. La France
peut s'applaudir des grands hommes c^u'elle
a portés. Les Bayard , Bertrand , du Gues-
clin , un Cardinal d'Amboise , un Duc de
Guise , qui sauva la Picardie , un Henri IV,
un Cardinal de Richelieu , un Sully , avant
ce temps un Président de l'Hôpital, excellent
et vertueux citoyen, ensuite Turenne, Condé
Colbert , Luxembourg , Villars : enfin une
SUR L*AMOUR DE LA PATRIE. 35
multitude d'hommes célèbres , dont les
noms ne pourroient pas tenir tous dans une
lettre. Passons à l'Angleterre , où sans parler
d'un Alfred , ni des grands hommes des
siècles reculés, je passe rapidement aux temps
modernes , qui me fournissent un Marlbo-
rough , uu Stanhope , un Chesterfield , un
Bolinbrocke , et un Chevalier Pitt , dont
les noms ne périront jamais. L'Allemagne fit
paroître de l'énergie durant la guerre de
trente ans , un Bernard deWeimar , un Duc
de Bronswic et d'autres princes y signalèrent
leur courage ; une Landgrave de Hesse ,
Régente du pays , sa fermeté. Il faut l'avouer,
nous vivons dans le siècle des petitesses : les
siècles des génies et des vertus se sont écou-
lés. Mais si dans ce temps glorieux à l'hu-
manité , les hommes de mérite ont eu la
noble émulation de se rendre utiles à leur
patrie , vous qui avez du mérite comme
eux 5 pourquoi ne suivez-vous pas leur illustre
exemple ? Renoncez généreusement aux ex-
cuses révoltantes que l'indolence vous sug-
gère ; et si votre coeur est susceptible d'at-
tendrissement , témoignez par vos services
que vous aimez la patrie à laquelle vous devez
votre reconnoissance. Vous n'êtes point am-
bitieux 5 dites-vous. Je vous approuve ; mais
C %
36 LETTRES
je vous blâme , si vous êtes sans émulation;
car c'est une vertu de vouloir surpasser en
nobles actions ceux avec lesquels nous cou-
rons la même carrière. Un homme que sa
paresse empêche d'agir , est semblable à une
statue de marbre ou de bronze , qui con-
serve à perpétuité l'attitude que le scidpteur
lui a donnée* L'action nous distingue et nous
élève au dessus des végétaux , et la fainéan-
tise nous en rapproche.
Mais allons encore plus au fait , et atta-
quons directement les motifs par lesquels
vous pensez justifier votre inutilité et votre
indifférence pour le bien public. Vous dites
que vous craignez de vous rendre respon-
sable d'une administration quelconque. En
vérité cette excuse ne sauroit vous convenir,
elle seroit mieux placée dans la bouche d'un
homme qui se déhe de ses talens , qui sent
son ineptie , ou qui craint que son peu de
bonne foi ne l'expose à perdre sa réputation.
Vous qui avez de l'esprit, des connoissances '
et des moeurs , pouvez-vous vous exprimer
ainsi ? et quel mauvais jugement le public
n'en feroit-il pas , si d'aussi mauvaises défai-
tes lui étoient connues ? Vous poursuivez ;
TOUS dites que vous n'êtes maintenant comp-
table de votre conduite à personne. Ne l'êtes-
SUR l'amour^ DE LA PATRIE. S/.
voTis pas à ce public , à l'oeil pénétrant du-
quel rien n'échappe ? Il vous accusera ou de
paresse ou d'insensibilité : il dira que vous
rendez votre capacité inutile , que vous en-
fouissez vos talens , et qu'indifférent pour
tout le reste du monde , vous avez concen-
tré votre attachement ^ans votre seule per-
sonne. Vous ajoutez que vous n'avez pas
besoin de servir , parce que vous êtes riche.
Je vous accorde que vous n'avez pas besoin
de faire le métier de manoeuvre pour sub-
sister ; mais c'est précisément parce que
vous êtes riche , que vous êtes plus obligé
qu'un autre d'en témoigner votre attache-
ment et votre reconnoissance à votre patrie,
en la servant avec zèle et avec ardeur. Moins
vous avez de besoins , plus vous avez de
mérite ; le service des uns dérive de l'indi-
gence ; les travaux des autres sont gratuits.
Vous me rebattez ensuite les oreilles de
vieilles phrases usées: quele mérite est peu
connu 5 et qu'il est encore plus rarement
récompensé , qu'après avoir long-temps pro-
digué dans les emplois vos peines et vos soins,
vous n'en risquez pas moins d'être négligé ,
même d'encourir quelque disgrâce , sans
qu'il y ait de votre faute. Ma réponse à
cet article est bien aisée. Je suis convaincu
C 3
3$ LETTRES
que vous avez du mérite ; faites-le connoître.
Sachez que dans notre siècle , ainsi que dans
les précédens , quand il se fait de belles
actions 5 on y applaudit. Tout l'univers n'a
eu qu'une voix au sujet du Prince Eugène ;
on admire encore ses talens , ses vertus ,
et ses grands exploits. Lorsque le Comte
de Saxe eut terminé la glorieuse campagne
de Lafïeld , tout Paris lui témoigna sa recon^
noissance. La France n'oublie point les obli-
gations qu'elle a au ministère de Colbertj
la mémoire de ce grand homme durera plus
long-temps que le louvre. L'Angleterre se
glorifie de Newton , l'Allemagne de Leibnitz.
Voulez -vous des exemples plds modernes?
La Prusse honore et vénère le nom de son
grand Chancelier Coccejî , qui réforma ses
lois avec tant de sagesse. Et que vous dirai-
je de tant de grands hommes qui ont mérité
qu'on érigeât leur statue dans les places
publiques de Berlin ? Si ces illustres morts
avoient pensé comme vous , la postérité igno-t
reroit à jamais leur existence.
Vous ajoutez que tant de personnes solli-
citent des emplois , qu'il seroit inutile de
vous mettre sur les rangs. Voici en quoi
consiste le défaut de votre raisonnement.
Si tout le monde pensoit comme vous , il
SUR l'amour DE LA PATR lE. 39
en résulteroit nécessairement que toutes les
places demeureroient vides et par conséquent
tous les emplois vacans. Vos principes ne
tendroient donc , s'ils étoient généralement
reçus , qu'à introduire des abus intolérables
dans la société. Enfin supposons que, par
une injustice criante , après vous être acquitté
de votre charge , il vous arrivât quelque dis*
grâce , ne vous reste-t-il pas une grande
consolation dans le bon témoignage de votre
conscience , qui seule peut vous tenir lieu
de tout 5 outre que la voix publique vous
rendra également justice ? Si vous le voulez,
je vous citerai une foule d'exemples de grands
hommes dont le malheur a augmenté la répu-
tation , loin de la diminuer. En voici pri^
des républiques : dans la guerre que Xerxés
fit aux Grecs , Thémistocle sauva double-
ment les Athéniens , en leur faisant aban-
donner leurs murailles et en gagnant la fa-
meuse bataille de Salamine ; il releva ensuite
les murs de sa patrie et construisit le port
du Pirée. Cela m'empêcha pas qu'il ne fût
banni par le ban de l'ostracisme. Il soutint son
infortune avec grandeur d'ame , et loin que
sa réputation en soufîrît , elle s'en augmenta
plutôt , et son nom est souvent cité dans
l'histoire avec celui des plus grands hommes
C 4
40 LETTRES
qu'ait portés la Grèce. Aristide , nommé le
vertueux , essuya un sort à peu près sem-
blable : il fut banni , puis rappelé , toujours
également estimé pour sa sagesse ; ce qui fut
cause qu'après sa mort les Athéniens accor-
dèrent une pension à ses filles , qui man-
quoient de subsistance. Vous rappellerai-je
encore l'immortel Cicéron , qui fut exilé par
une cabale pour avoir sauvé sa patrie ? Vous
rappellerai-je toutes les violences que Clo-
dius 5 son ennemi , exerça contre ce Consul
et contre ses proches ? Cependant la voix
unanime du peuple romain le rappela ; il '>'en
exprime lui-même ainsi : ^,]e ne fus pas sim-
„ plement rappelé; mes concitoyens merap-
,5 portèrent à Rome comme sur leurs épaules,
„ et mon retour dans ma patrie fut un véri-
ns, table triomphe.,, Le malheur ne sauroit
avilir le sage , parce qu'il peut tomber égale-
ment sur les bons comme sur les mauvais
citoyens : il n'y a que les crimes , si nous en
commettons , qui nous diffament. Ainsi ,
bien loin que les exemples de la vertu per-
sécutée vous. servent de bride et vous em-
pêchent de vous signaler , laissez-vous plu-
tôt exciter par mes éperons. Je vous encou-
rage à remplir vos devoirs , à mettre vos
bonnes qualités aujour, à témoigner par
SUR L^AMOUR P E LA PATRIE. 4I
des effets que votre coeur estreconnoissant
envers la patrie , enfin à courir la carrière
de la gloire , dans laquelle vous êtes digne
de paroître. Je perdrai mon temps et mes
peines , ou je vous persuaderai que mes
sentimens sont plus justes que les vôtres , et
les seuls qui soient convenables à un homme
de votre naissance. J'aime ma patrie de coeur
et d'ame ; mon éducation , mes biens , mon
existence , je tiens tout d'elle : aussi quand
même j'aurois mille vies , je les lui sacri-
fierois toutes avec plaisir , si je pouvois par
là lui rendre service et lui témoigner ma re-
connoissance. Mon ami Cicéron dit dans
une de ses lettres : je ne crois jamais pou-
voir être trop reconnoissant. J'ai l'honneur
de penser et de sentir comme lui , et j'ose
espérer qu'après que vous aurez mûrement
réfléchi à toutes les raisons que je viens de
vous détailler , au lieu d'avoir des opinions
différentes sur la conduite qu'il convient à
un honnête homme de tenir , nous nous
encouragerons mutuellement à remplir les
devoirs de bons citoyens , tendrement atta-
chés à leur patrie et brûlans de zèle pour
elle. Vous m'avez présenté des objections ,
j'ai été obligé de les résoudre: il m'a été
impossible de resserrer tant de choses en
C 5
4t LETTRES
moins de paroles. Si vous trouvez ma lettre
trop longue , je vous en fais excuse ;- vous
m'accorderez , j'espère , mon pardon en
faveur du sincère attachement avec lequel Je
suis etc.
LETTRE HANAPISTEMON.
I
L faut avouer , mon cher ami , que vous
êtes bien pressant. Vous ne me faites pas
grâce sur la moindre bagatelle. Pour détruire
quelque petit raisonnement , que je fortifie
de mon mieux , vous dressez contre moi
une violente batterie , qui bat mes pauvres
argumens en brèche , et qui ne cesse de
tirer que lorsque mes défenses ruinées et
entièrement bouleversées ne lui offrent plus
de but sur lequel elle puisse diriger ses coups.
Oui 5 vous Tavez résolu , vous voulez à toute
force que j'aime, que je serve ma patrie,
que je lui sois attaché , et vous me pressez
de telle sorte , que je ne sais presque plus
comment vous échapper. Cependant on m'a
parlé de je ne sais quel encyclopédiste , qui
a dit que la terre est l'habitation commune
des êtres de notre espèce , que le sage est
SUR l'amour de la patrie. 43
citoyen du monde , et qu'il est partout éga-
lement bien. J'entendis 5 il y a quelque temps,
un homme de lettres disserter sur ce sujet;
je me plaisois à l'écouter ; tout ce qu'il disoit,
s'insinuoit avec tant de facilité dans mon
esprit 5 qu'il me sembloit l'avoir imaginé
moi-même. Ces idées élevoient mon ame;
ma vanité se complaisoit, quand je pensois
que cessant d'être le sujet obscur d'un petit
Etat , je pouvois m'envisager désormais
comme citoyen de l'univers : je devenois
incontinent Chinois, Anglois, Turc, François,
Grec , §elon qu'il plaisoit à ma fantaisie.
Mon imaçinationparcouroit toutes ces nations
en idée. Je me transportois tantôt chez l'une
tantôt chez l'autre , et je m'arrêtois chez celle
où je me plaisois le plus. Mais il me semble
déjà vous entendre. Vous voudrez encore
faire évanouir ce rêve agréable dont je m'oc-
cupe. Il sera facile de le dissiper , mais qu'y
gasnerai-je? Les illusions qui nous charment,
ne valent-elles pas mieux que de tristes vérités
qui nous répugnent ? Je sais combien il est
difficile de vous faire changer d'opinions ;
elles tiennent à des raisons si profondes,
elles sont cramponnées dans votre esprit par
tant d'argumens qui les y attachent , que
j'essayerois en vain de les en arracher. Votre
'44 L E T r R E s
vie est une méditation continuelle ; la mienne
coule doucement; je me contente de jouir 5
j'abandonne les réflexions aux autres j je suis
satisfait si je parviens à m.'amuser et à me
distraire. Voilà ce qui vous donne tant d'a-
vantages'sur moi 5 principalement lorsqu'il
s'agit de traiter de matières graves qui exigent
beaucoup de combinaisons. Je me prépare
donc à vous voir armé de toutes pièces, pour
me forcer dans mes derniers retranchemens-
Je prévois qu'il faudra que je renonce au
système d'indépendance que je m'étois si
commodément arrangé , et que vos atgumens
vainqueurs m'obligeront de me tracer un
nouveau plan de conduite , plus conforme
aux devoirs de ma condition que celui que
j'avois suivi jusqu'à présent.
Mais il s'élève sans cesse de nouveaux
doutes en mon esprit. Vous êtes le médecin
auquel je confie les maux de mon ame ;
c'est à vous à les guérir. Vous m'avez parlé
d'un pacte social : personne ne me l'a fait
connoître. Si ce contrat existe , jamais je
ne l'ai signé. Selon vous je suis engagé avec
la société ; je l'ignore. Je dois acquitter selon,
vous une dette ; à qui ? à la patrie. Pour
quel capital ? Je n'en sais rien. Qui m'a prêté
ce capital ? Quand? Où est-il? D'ailleurs je
SUR l'amour de la patrie. 45
conviens avec "vous que si tout le monde
demeuroit oisif et désoeuvré , noti'e espèce
périroit nécessairement : c'est toutefois ce
qu'on n'a pas à craindre , parce que le besoin
contraint le pauvre au travail , et que si
quelque riche s'y soustrait, cela ne tire guère
à conséquence. Selon vos principes , tout
seroit en action dans la société , tout agiroit,
tout travailleroit. Un Etat de cette espèce
seroit pareil à ces ruches d'abeilles, où chaque
mouche est occupée , l'une à distiller le suc
des fleurs , l'autre à pétrir le miel dans les
alvéoles , et une troisième à la propagation
de l'espèce , et où l'on ne connoît dé crime
irrémissible que l'oisiveté. Vous voyez que
je procède de bonne foi. Je ne vous cache
rien , je vous expose tous mes doutes. J'ai
de la peine à me défaire si promptement de
mes préjugés , s'ils sont tels. La coutume ,
cette maîtresse impérieuse des hommes , m*a
façonné à un certain genre de vie , auquel
je suis attaché : peut-être qu'il faudra me
familiariser davantage avec les idées nouvelles
que vous me présentez ; je vous avoue que
j'ai encore quelque répugnance à plier sous
le joug que vous m'imposez. Renoncer à ma
tranquillité , vaincre ma paresse , cela de-
mande de tçrribles efforts : m'occuper sans
46 ^ LETTRES
cesse des affaires d'autrui , me tracasserpour
le bien public , cela ni^effarouche. Aristide,
Thémistocle , Cicéron , Réguius , me pré-
sentent sans doute de grands exemples de
magnanimité , de grandeur d'ame , auxquels
le public a rendu justice ; mais que de peine
pour acheter un peu de gloire ! On rapporte
qu'Alexandre le grand après une de ses vic-
toires s'écria: O Athéniens, si vous saviez
ce qu'il en coûte pour être loué de vous !
Vous ne me passerez pas ces réflexions; vous
les trouverez trop molles , trop ettémânées.
,Vous voulez un gouvernement dont tous les
citoyens ne soient que nerf et qu'énergie ,
où tout soit force et action ; et je me doute
que vous ne tolérez le repos que pour les
imbécilles , les infirmes , les aveugles et les
vieillards. Comme je ne me ti'ouve pas de
leur nombre . je m'attends à subir condam-
nation. Je ne saurois vous cacher que la
matière que nous dissertons, est beaucoup
plus étendue que je ne me l'étois figuré.
pue de différentes branches y concourent,
que de combinaisons infinies pour former
Tin corps de tant de parties qui constituent
un gouvernement régulier î Nous avons peu
de livres sur ce sujet , ou ceux qui existent,
sont d'une pédanterie assommante. Vous avez
SUR l'amour de la patrie. 47
tout approfondi , et vous mettez vos con-
noissances à ma portée. Je vous ai l'obliga-
tion de m' avoir instruit , aux difficultés près
que je viens de vous expliquer. Continuez,
je vous prie , comme vous avez commencé.
Je vous regarde comme mon maître, je me
fais gloire d'être votre disciple. Le rapport
que les citoyens ont les uns avec les autres,
les liens divers qui unissent la société , ce
qu'exigent nos devoirs , toutes ces idées
bouilloiment et fermentent sans cesse dans
ma tête ; je ne pense presque plus à autre
chose. Quand je rencontre un agriculteur,
je le bénis des travaux qu'il endure pour
me nourrir; si j'aperçois un cordonnier,
je le remercie intérieurement de la peine
qu'il se donne de me chausser ; passe-t-il
un soldat? je fais des voeux pour ce vaillant
défenseur de ma patrie. Vous avez rendu
mon coeur sensible ; j'étends maintenant
les sentimens de ma reconnoissance sur tous
mes concitoyens , mais principalement sur
vous qui, m'ayant développé la nature de
mes obligations , m'avez procuré un plaisir
nouveau : vous avez parlé , et l'amour du
prochain a rempli mon ame d'une sensation
divine. C'est avec la plus haute estime que
je suis etc.
■4S LETTRES
LETTRE DE PHILOPATROS.
N
ON , mon cher ami , je ne vous fais point
la guerre , je vous honore et vous estime.
Vous séparant de la matière que nous traitons,
j'attaque uniquement des préjugés et des er-
reurs qui se propageroient de génération en
génération, si la vérité ne se donnoit la peine
de les démasquer pour en détromper le pu-
blic. Je vois avec une satisfaction extrême que
vous commencez à vous famiUariser avec
quelques-unes de mes opinions. Mon système
tend uniquement au bien général de la so-
ciété 5 et il ne vise qu'à resserrer les liens
des citoyens, pour les rendre plus durables:
j'exige ce que leur intérêt bien entendu de-
mande également d'eux, c'est qu'ils soient
attachés véritablement à leur patrie , qu'ils
concourent avec un même 2^èle à l'avantage
de la société; car plus ils y travaillent, et
mieux ils y réussissent.
Mais avant de continuer ce quej'aià vous
dire, il est nécessaire que j'écarte une nou-
velle difficulté que vous faites naître sur le
sujet dont nous traitons. Vous dites que vous
ignorez en quoi consiste le pacte social. Le
voici : il a été formé par le besoin mutuel
cj^u'ont les hommes de s'assister3 et puisque
aucune
%
SUR l'amour de la patrie. 49
aucune communauté ne peut fubsister sans
moeurs vertueuses , il falloit donc que cha-*
que citoyen sacrifiât une partie de son inté-
rêt à celui de son semblable : il en résulte
que si vous ne voulez pas qu'on vous trompe,
vous ne devez tromper personne ; vous ne
voulez pas qu'on vous vole, ne volez point
vous-même ; vous voulez qu'on vous assiste
dans vos besoins , soyez toujours prêt à servir
les autres; vous ne voulez pas qu'on soit inu-
tile , travaillez -, vous voulez que l'État vous
défende, conrribuez-y de votre argent, mieux
encore de votre personne; vous désirez lai
sûreté publique, ne la troublez donc pas
vous-même et si vous voulez que votre patrie
prospère, évertuez - vous , servez -la de tout
votre pouvoir. Vous ajoutez que personne ne
vous a instruit ni parlé de ce pacte social:
c'est la faute de vos parens ; ceux qui ont
présidé à votre éducation , n'auroient pas dû
négliger un article aussi important. Mais pour
peu que vous y eussiez réfléchi, vous l'auriez
deviné sans peine.
Vous poursuivez ainsi : je ne sais quelle
dette je dois acquitter envers la société et je
ne sais où trouver le capital dont elle exige
les intérêts. Ce capital c'est vous, votre édu-
cation, vos parens , vos biens; voilà le ca*»
OeuvMFrAL T.IIL D
5o LETTRES
pital dont vous êtes en possession. Les intérêts
que vous lui devez , c'est d'aimer votre patrie
comme votre mère, de lui consacrer vos ta-
lens 5 en vous rendant utile , vous vous ac-
quittez de tout ce qu'elle a droit d'exiger de
vous. J'ajoute à ceci, qu'il est égal sous quel
genre de gouvernement se trouve votre pa-
trie; les gouvernemens sont l'ouvrage des
hommes, il n'en est aucun de parfait. Vos
devoirs sont donc é^aux. Soit monarchie ou
république, cela revient au même.
Allons plus en avant. Je me souviens que
votre lettre fait mention de quelque idée de»
encyclopédistes dont on vous a parlé. Il y a
quelques années que nous étions inondés de
leurs ouvrages. Parmi un petit nombre de
bonnes choses Se un petit nombre de vérités
qu'on y trouve , le reste m'a paru un ramas
de paradoxes, et d'idées légèrement avancées^
qu'on auroit dû revoir & corriger avant de
les exposer au jugement du public. Dans un
sens il est vrai que la terre est l'habitation
des hommes , comme l'air celle des oiseauXj,
l'eau des poissons, et le feu des salamandres,
s'il y en a. Mais ce n'étoit pas la peine d'an*
noncer avec tant d'emphase une vérité aussi
triviale. Vous dites encore d'après les ency-
clopédistes 3 que le sage est citoyen de l'uni-^
SUR l'amour DE LA PATRIE. 5I
verâ. Je vous Faccorde , si l'auteur entend
par-là que les hommes sont tous frères et
qu'ils doivent tous s'aimer; mais je cesse
d'être de son avis, si son intention est de
former des vagabonds , des gens qui ne te-
nant à rien , courent le monde par ennui ,
deviennent fripons par nécessité , et finissent,
soit dans un lieu, soit dans un autre, par
être punis de la vie désordonnée qu'ils ont
menée. De femblables idées entrent & s'im^
priment facilement dans des têtes légères;
les fuites qu'elles produisent, sont toujours
oppofées au bien de la société, parce qu'el-
les mènent à dissoudre l'union sociale, en
déracinant insensiblement de l'esprit des ci-
toyens le zèle et l'attachement qu'ils doivent
à leur patrie. Ces encyclopédistes ont de
même jeté tout le ridicule qu'ils ont pu sur
l'amour de la patrie tant recommandé par
l'antiquité , Sc qui de tout temps a été le
principe des plus belles actions. Ils raison-
nent aussi pitoyablement fur ce sujet que
sur bien d'autres 5 ils vous disent doctorale-
ment, qu'il n'y a point d'être qui s'appelle
patrie, que c'est une idée creufe de quelque
législateur qui a créé ce mot pour gouver-
ner des citoyens. Se que par conséquent ce
qui n'existe pas réellement , ne fauroit mé-
D 3
5q lettres
riter notre amour. Cela s'appelle pitoyable-
ment argumenter ; ils ne distinguent pas ce
qu'on nomme félon le langage de l'école ens
per se , d'avec ens per aggregatiojiem. L'un
signifie un être feul & unique ^ tel homme ,
tel cheval, tel éléphant : l'autre joint plusieurs
corps ensemble, dont il forme une masse.
La ville de Paris , en sous -entendant ses ha-
bitans ; une armée, c'est une quantité de
soldats; un empire, c'est une nombreuse as-
sociation d'hommes. Ainsi le pays où nous
avons reçu la lumière , s'appelle notre patrie.
Cette patrie existe donc réellement, 8c ce
n'est point un être de raison: elle est com-
pofée d'une multitude de citoyens qui tous
vivent dans la même fociété , sous les mêmes
coutumes ; &: comme nos intérêts & les siens
sont étroitement unis , nous lui devons notre
attachement, notre amour &: nos service^,.
Que pourroient répondre ces cœurs tiedes
et lâches , que pourroient répondre tous les
encyclopédistes de l'univers , si la patrie per-
fonnifiée se présentoit subitement devant eux
et leur tenoit à peu près ce langage ? ,, Enfans
„ dénaturés autant qu'ingrats, auxquels j'ai
^, donné le jour, serez-vous toujours insen-
„ sibles aux bienfaits dont je vous comble?
ç, D'où tenez-vous vos aïeux ? c'est moi qui
SUR l'amour de la patrie. 53
les ai produits. D'où ont-ils tiré leur nour-
riture? de ma fécondité inépuisable: leur
éducation? ils me la doivent: leurs biens
Se leurs possessions ? c'est mon sol qui les
leur fournit. Vous-mêmes, vous êtes nés
dans mon sein. Enfin vous, vos parens ,
vos amis , tout ce que vous avez de plus
cher au monde , c'est moi qui vous don-
nai l'être. Mes tribunaux de justice vous
protègent contre l'iniquité , ils défendent
vos droits , ils garantissentvos possessions :
la police que j'ai établie , veille à votre
sûreté : vous parcourez les villes et les cam-
pagnes également à l'abri des surprises des
voleurs et du poignard des assassins; et
les troupes que j'entretiens, vous défen-
dent contre la violence, la rapacité et les
invasions de nos ennemis communs. Je ne
„ me borne pas à contenter vos besoins ur-
^, gens, mes soins vous procurent les aisan-
„ ces et toutes les commodités de la vie.
,5 Enfin si vous voulez vous instruire , vous
„ trouvez des maîtres en tout genre : désircz-
„ Vous de vous rendre utiles? les emplois
„ vous attendent : êtes-vous infirmes ou mal-
^, heureux? ma tendresse pour vous a ména-
,, gé des secours que vous trouvez tout pré-
„ parés ; Se pour tant de faveurs que je vous
D 3
54 LETTRES
„ prodigue journellement, je ne vous de-
,. mande d'autre reconnoissance si ce n'est
„ d'aimer cordialement vos concitoyens, & de
„ vous intéresser avec un attachement véri-
„ table à ce qui leur est avantageux: ils sont
„ mes membres ', ils sont moi-même ; vous
„ ne pouvez les aimer sans aimer votre pa-
„ trie. Mais vos cœurs endurcis 8c farouches
,, n'estiment pas le prix de mes bienfaits.
„ Une folie effrénée , qui s'est emparée de
„• vos sens, vous dirige. Vous désirez de vous
„ séparer de la société , de vous isoler , de
„ rompre tous les nœuds qui doivent vous
„ attacher à moi. Quand la patrie fait tout
„ pour vous 5 ne ferez - vous rien pour
„ elle? Rebelles à tous mes soins, fourds
„ à toutes mes représentations , rien ne
„ pourra-t-il ni fléchir ni amollir vos cœurs
„ de bronze ? Rentrez en vous - mêmes 5
„ que l'avantage de vos parens , que vos
„ véritables intérêts vous touchent ; que
„ le devoir & la reconnoissance s'y joignent;
„ et conduisez- vous désormais envers moi
„ félon que l'exige de vous la vertu, le
„ soin de votre honneur et de la gloire. ,,
Pour moi, je lui répondrois en m'élançant
vers elle : ,, Mon cœur , vivement touché de
tendresse et de reconnoissance, n'avoit pas
su 11 L* AMOUR DE LA PATRIE. 55
befoin de vous voir et de vous entendre pour
vous aimer. Oui, je confesse que je vous
dois tout; aussi vous suis-je aussi indissolu-
blement que tendrement attaché, mon amour
Se ma reconnoissance n'auront de fin qu'avec
ma vie , cette vie même est votre bien ;
quand vous me la redemanderez , je vous la
facrifierai avec plaisir. Mourir pour vous ,
c'est vivre éternellement dans la mémoire
des hommes; je ne puis vous servir fans me
combler de gloire. 5, Pardonnez, mon cher
ami , ce mouvement d'enthousiasme où mon
zèle m'emporte. Vous voyez m.on ame toute
nue. Et comment vous cacherois-je ce que
je sens si vivement? Pesez mes paroles ,
examinez tout ce que je vous ai dit, et je
crois que vous conviendrez avec moi qu'il
îi'est rien de plus sage ni de plus vertueux
que d'aimer véritablement sa patrie. Laissons
à part les imbécilles et les aveugles , dont
l'impuissance faute aux yeux. A l'égard des
vieillards 8c des personnes infirmes , quoi-
qu'elles ne puissent pas agir pour le bien de
la société, elles doivent pourtant conserver
pour leur patrie ce tendre attachement que
des fils ont pour leur père, partager ses per-
tes et ses succès , et faire au moins des voeux
pour sa prospérité. Si notre condition d'hom-
D 4
>
'56 LETTRES
Hies nous engage à faire du bien à tout le
monde , à plus forte raison notre condition
de citoyens nous oblige-t-elle à servir nos
compatriotes de tout notre pouvoir; ils nous
touchent de plus près que des peuples étran-
gers, dont nous n'avons que peu ou point
de connoissance. Nous vivons avec nos com-
patriotes y nos usages, nos lois sont les mêmes :
nous ne partageons pas seulement avec eux
l'air que nous respirons, mais également l'in-
fortune & la prospérité ; et si la patrie a le
droit d'exiger que nous nous immolions pour
elle 5 à plus forte raison peut-elle prétendre
que par nos services nous lui devenions uti-
les ; l'homme de lettres , en instruisant le pu-
blic; le philosophe, en lui enseignant la
vérité ; le financier , en administrant fidelle-
ment ses revenus ; le jurisconsulte, en sacri-
fiant la forme à l'équité ; le soldat , en dé-
fendant sa patrie avec zèle et avec courag-e ;
le politique , en combinant sagement et en
raisonnant juste ; l'ecclésiastique en prêchant
la pure morale; l'agriculteur, l'artisan, les
manufacturiers, les négocians , en perfec-
tionnant chacun la partie à laquelle ils se sont
voués. Tout citoyen pensant ainsi , travaille
alors pour le bien public. Ces différentes
branches réunies et conspirant au même but
SUR l'amour de la patrie. 57
r
font naître la félicité des Etats , le bonheur ,
la durée et la gloire des empires. Voilà, mon.
cher ami, ce que mon coeur a dicté à ma
plume. Je n'ai point écrit sur cette matière
en professeur, parce que je n'ai pas l'hon-
neur d'être un docteur en us ^ et que je m'en-
tretiens simplement et uniquement avec vous,
pour vous rendre compte de ce que j'entends
par les devoirs qu'un honnête et fideile citoyen
doit remplir envers sa patrie. Cette légère
efquisse est suffisante pour vous , qui péné-
trez et saisissez promptement les choses. Je
vous assure que je n'aurois jamais tant bar-
bouillé de papier, si ce n'étoit dans l'inten-
tion de vous complaire et de vous obéir. Je
suis avec le plus sincèr© attachement etc.
LETTRE UANAPISTEMON.
V.
OTRE dernière lettre, mon cher ami, me
réduit au silence: je suis forcé à me rendre.
J'abjure dès ce moment mon indolence et
ma paresse ; je renonce aux encyclopédistes
comme aux principes d'Epicure , et je dé-
voue tous les jours de ma vie à ma patrie;
je veux être désorniais citoyen , et suivre en
tout votre louable exemple. Je vous confesse
D 3
58 LETTRES ♦^
franchement mes fautes ; je me suis contenté
d'idées vagues, je n'ai ni assez réfléchi ni
assez mûrement approfondi cette matière.
Ma coupable ignorance m'a empêché jusqu'ici
de remplir mes devoirs. Vous faites briller
à mes yeux le flambeau de la vérité , et mes
erreurs disparoissent.Je veux réparer le temps
que j'ai perdu , en surpassant tout le monde
par mon ardeur pour le bien public. Je me
propose pour exemple les plus grands hom-
mes de l'antiquité, qui se sont signalés pour
le service de leur patrie , et je n'oublierai ja-
mais que c'est vous dont le bras vertueux
m'a ouvert la carrière où je m'élance sar vos
pas. Comment et par quel moyen pourrai-je
m'acquitter de tout ce que je vous dois ?
Comptez au moins que si quelque chose peut
surpasser l'amitié et l'estime que j'ai pour
vous, ce sont les sentimens de reconnois-
sance avec lesquels je serai jusqu'à la fin de
ma vie etc.
LETTRE DE PHILOPATROS.
V,
ous me comblez de joie, mon cher ami;
je suis enchanté de votre dernière lettre. Je
n'ai jamais douté qu'une ame honnête com-
m.e la vôtre ne fût un terrain propre à recevoir
SUR LAMOUR DE LA PATRIE. ^9
les sSmences de toutes les vertus; je suis sûr
que la patrie en recueillera les plus abondan-
tes moissons. La Nature avoit tout fait en
vous ; il ne falloit que d'évelopper vos sen-
timens ; si j'ai pu y contribuer , je m'en
glorifie ; car enrichir la patrie d'un bon ci-
toyen 5 c'est plus que d'étendre ses frontières»
Je suis etc.
DE LA
LITTÉRATURE
allemamde;
DES DÉFAUTS Q,u'ON PEUT LUI REPROCHER;
QUELLES EN SONT LES CAUSES; ET PAR
g^UELS MOYENS ON PEUT LES CORRIGER,
V,
ous VOUS étonnez, Monsieur, que je ne
joigne pas ma voix â la vôtre , pour applau-
dir aux progrès que fait, selon vous , jour-
nellement la littérature allemande, f'^i"^^
notre commune patrie autant que vous l'ai-
mez, et par cette raison je me garde bien
de la louer avant qu'elle ait mérité ces louan-
ges : ce seroit comm.e si on vouloit procla-
mer vainqueur un homme qui est au milieu
de sa course. J'attends qu'il ait gagné le but,
et alors mes applaudissemens seront aussi sin-
cères que vrais.
DE LA LITTÉRATURE ALLEMANDE. 6l
Vous savez que dans la république des let-
tres les opinions sont libres. Vous envisagez
les objets d'un point de vue , moi d'un autre ;
souffrez donc que je m'explique , et que je
vous expose ma façon de penser ainsi que
mes idées sur la littérature ancienne et mo-
derne 5 tant par rapport aux langues , aux
connoissances , qu'au goût.
Je commence par la Grèce , qui étoit le
berceau des beaux arts. Cette nation parloit
la langue la plus harmonieuse qui eût jamais
existé. Ses premiers théologiens , ses pre-
miers historiens étoient poètes; ce furent eux
qui donnèrent des tours heureux à^leur lan-
gue 5 qui créèrent quantité d'expressions pit-
toresques , et qui apprirent à leurs successeurs
à s'exprimer avec grâce, politesse, et dé-
cence.
Je passe d'Athènes à Rome ; j'y trouve une
république qui lutte long-temps contre ses
voisins , qui combat pour la gloire et
pour l'empire. Tout étoit dans ce gou-
vernement nerf et force , et ce ne fut
qu'après qu'elle l'eut emporté sur Carthage
sa rivale , qu'elle prit du goût pour les scien-
ces. Le grand Africain, l'ami deLélius et de
Polybe 5 fut le premier Romain qui protégea
les lettres. Ensviite vinrent les Gracques;
55 DE LA LITTÉRATURE
après eux Antoine et Crassus, deux orateurs
célèbres de leur temps. Enfin la langue, le
style 5 et l'éloquence romaine ne parvinrent
à leur perfection que du temps de Cicéron,
d'Hortensius, et des beaux génies qui hono-
rèrent le siècle d'Auguste.
Ce court recensement me peint la marche
des choses. Je suis convaincu qu'un auteur
ne sauroit bien écrire , si la langue qu'il parle
n'est ni formée, ni polie; et je vois qu'en
tout pays on commence par le nécessaire
pour y joindre ensuite ce qui nous procure
des agrémens. La république romaine se
forme; elle se bat pour acquérir des terres,
elle les cultive; et dès qu'après les guerres
puniques elle a pris une forme stable , le
goût des arts s'introduit, l'éloquence et la
langue latine se perfectionnent. Mais je ne
néglige pas d'observer que depuis le premier
Africain j'usqu'au consulat de Cicéron, il se
trouve une période de cent soixante années.
Je conclus de là qu'en toute chose les pro-
grès sont lents , et qu'il faut que le noyau
qu'on plante en terre, prenne racine, s'élève,
étende ses branches , et se fortifie avant de
produire des fleurs et des fruits. J'examine
ensuite l'Allemagne selon ces règles , pour
apprécier avec juftice la situation où nous
ALLEMANDE. 63
sommes ; je purge mon esprit de tout pré-
jugé; c'est la vérité seule qui doit m'éclairer.
Je trouve une langue à demi-barbare, qui se
divise en autant de dialectes différens que
l'Allemagne contient de provinces. Chaque
cercle se persuade que son patois est le
meilleur. Il n'existe point encore de recueil
muni de la sanction nationale, où l'on trouve
un choix de mots et de phrases qui constitue
lapureté du langage. Ce qu'on écrit enSouabe
n'est pas intelligible à Hambourg , et le style
d'Autriche paroît obscur en Saxe. Il est donc
physiquement impossible qu'un auteur doué
du plus beau génie , puisse supérieurement
bien manier cette langue brute. Si l'on exige
qu'un Phidias fasse une Vénus de Gnide ,
qu'on lui donne un bloc de marbre sans dé-
faut, des ciseaux fins , et de bons poinçons^
alors il pourra réussir : point d'instrument,
point d'artiste. On m'objectera peut-être que
les républiques grecques avoient jadis des
idiomes aussi différens que les nôtres ; on
ajoutera que de nos jours même on distin*
gue la patrie des Italiens par le style et la
prononciation, qui varient de contrée en
contrée. Je ne révoque pas ces vérités en
doute; mais que cela ne nous empêche pas
de suivre la continuation des faits dans l'an^
64 DE LA LITTÉRATURE
cienne Grèce, ainsi que dans l'Italie moderne*
Les poètes, les orateurs, les historiens cé-
lèbres, fixèrent leur langue par leurs écrits.
Le public , par une convention tacite, adopta
les tours , les phrases , les métaphores , que
les grands artistes avoient employées dans
leurs ouvrages : ces expressions devinrent
communes , elles rendirent ces langues élé-
gantes ; elles enrichirent en les ennoblissant.
Jetons à présent un coup d'œil sur notre
patrie: j'entends parler un jargon dépourvu
d'agrément que chacun manie selon son ca-
price , des termes employés sans choix; les
mots propres et les plus expressifs négligés ,
et le sens des choses noyé dans des mers
épisodiques. Je fais des recherches pour dé-^
terrer nos Homéres , nos Virgiles, nos Ana-
créons , nos Horaces , nos Démosthènes , nos
Thucydides , nos Tites-Lives ; je ne trouve
rien, mes peines sont perdues. Soyons donc
sincères , et confessons de bonne foi que
jusqu'ici les belles lettres n'ont pas prospéré
dans notre sol. L'Allemagne a eu des philo-
sophes , qui soutiennent la comparaison avec
les anciens , qui même les ont surpassés dans
plus d'un genre : je me réserve d'en faire
mention dans la suite. Quant aux belles let-
tres, convenons de notre indigence. Tout ce
que
ALLEMAND E. 65
que je puis vous accorder sans me rendre le
vil flatteur de mes compatriotes , c'est que
nous avons eu dans le petit genre des fables
un Gellert ^ qui a su se placer à côté de
Phèdre et d'Esope : les poésies de Canitz
Sont supportables , non à l'égard de la dic-
tion , mais plus en ce qu'il imite foiblement
Horace. Je n'omettrai pas les idylles de Ges-
ner , qui trouvent quelques partisans : toute-
fois permettez-moi de leur préférer les ou-
vrages de Catulle, deTibulle, et de Properce.
Si je repasse les historiens, je ne trouve que
l'histoire d'Allemagne du Professeur Mascow
que je puisse citer, comme la moins défec-
tueuse. Voulez -vous que je vous parle de
bonne foi du mérite de nos orateurs ? Je ne
puis vous produire que le célèbre Quant de
Koenigsberg, qui possédoit le rare et l'uni-
que talent de rendre sa langue harmonieuse ;
et je dois ajouter à notre honte, que son
mérite n'a été ni reconnu ni célébré. Com-
ment peut- on prétendre que les hommes
fassent des efforts pour se perfectionner dans
leur genre ^ si la réputation n'est pas leur ré-
compense? J'ajouterai à ces Messieurs qtieje
viens de nom.mer , un anonyme dont j'ai vu
les vers non rimes; leur cadence et leur har-
monie résultoit d'un mélange de dactyles et
Oem.dcFr.ll T.IIL E
66 DE LA LITTÉRATURE-
de spondées; ils étoient remplis de sens, et,
mon oreille a été flattée agréablement par
des sons sonores, dont je n'aurois pas cru
notre langue susceptible. J'ose présumer
que ce "genre de versification est peut-être
celui qui est le plus convenable à notre
idiome , et qu'il est de plus préférable à la
rime; il est vraisemblable qu'on feroit des
progrés , si on se donnoit la peine de le per-
fectionner.
Je ne vous parle pas du théâtre allemand.
Melpoméne n'a été courtifée que par des
amans bourrus, les uns guindés sur des échas-
ses , les autres rampans dans la boue , et qui
tous rebelles a ses lois , ne sachant ni intéres-
ser ni toucher , ont été rejetés de ses autels.
Lés amans de Thalie ont été plus fortunés;
ils nous ont fourni du moins une vraie co-
médie originale; c'est le' Postzug dont je
parle: ce sont nos moeurs, ce sont nos ri-
dicules que le poëte expose sur le théâtre :
la pièce est bien faite. Si .Molière avoit tra-
vaillé sur le même sujet , il n'auroit pas
mieux réussi. Je suis fâché de ne pouvoir pas
étaler un catalogue plus ample de nos bonne»
productions: je n'en accuse pas la nation;
elle ne manque ni d'esprit ni de génie ; mais
elle a été retardée par des causes qui Von\
allemande; 6/
empêchée de s'élever en même temps que
ses voisins. Remontons, s'ils vous plaît, à
la renaissance des lettres , et comparons la
situation où se trouvèrent l'Italie , la France,
et l'Allemagne lors de cette révolution qui se
lit dans l'esprit humain.
Vous savez que l'Italie en redevint le ber-
ceau , que la maison d'Est, les Médicis ,
et le Pape Léon X contribuèrent à leurs
progrès en les protégeant. Tandis que l'Italie
se polissoit , l'Allemagne , agitée par des
théologiens , se partageoit en deux factions,
dont chacune se signaloit par sa haine pour
l'autre , son enthousiasme, et son fanatisme.
Dans ce même temps François I entreprit
de partager avec l'Italie la gloire d'avoir
contribué à restaurer les lettres : il se con-
suma en vains efforts pour les transplanter
dans sa patrie ; ses peines furent infruc-
tueuses. La monarchie, épuisée par la rançon
de son Roi , qu'elle payoit à l'Espagne ^
étoit dans un état de langueur. Les guerres
de la Ligue , qui survinrent après la mort
de François I , empêchoient les citoyens de
s'appliquer aux beaux arts. Ce ne fut que
vers la fin du règne de Louis XIII , après
que les plaies des guerres civiles furent
guéries souî le ministère du Cardinal dô
^S DE L'A LITTÉRATURE
Richelieu , dans dés temps qui favoris oient
cette entreprise , qu'on reprit le projet de
François I. La cour encouragea les savans
■et les beaux esprits , tout se piqua d'ému-
lation ; et bientôt après , sous le règne de
Louis XIV 5 Paris ne le céda ni à Florence
ni à Rome. Que se passoit-il alors en Aile-
inagne ? Précisément lorsque Richelieu se
^"ouvroit de gloire en polissant sa nation -,
'<:'étoit lè fort de la guerre de trente ans.
L.'Allémagnê étoit ravagée et pillée par vingt
armées différentes ^ qui tantôt -victorieuses,
tantôt battues amenoient la désolation à leur
•s^uite. Les 'caftipagnes étoient dévastées , les
•chartip's sans culture , les villes presque dé-
"^^'tes. L'Allemagne n'eut guères le temps
"de respirer après la paix de Westphalie :
1;antôt elle s'ôpposoit aux forces de l'em-
pire ottoman , très-redoutable âloxs ; tantôt
«lie résistoit aux armées françoises , quiem*
piétoiént sur la Germanie pour étendre l'em-
pire des Gauîeâ. Croit-on , lorsque les Turcs
'assiégéoient Vi^ime , ou lorsque Mélac sao-
tàgebit le Palatinat , que les ïlammes con**
^uiîioient les- habitations et les villes , que
î'asilê dé 1-a rfïort même étoit violé par la
iiceï^ce effrénée clés soldats , qui tiroient de
ie\\T tôkibeau les cadavres des électeurs pour
ALLEMANDE.- - ^ 69.
s'en approprier les misérables dépouilles;
croit-on que dans des niomens où des mères
désolées se sauvoient des ruines de leur patrie,
en portant sur leurs bras , leurs enfans ex-
ténués d'inanition , que Ton composoit à
Vienne , à Manheim , des sonnetti , ou que
l'on y faisoit des épigrammes ? Les Mus^
demandent des asiles tranquilles , elles fuient
des lieux où règne le trouble , et où tout
est en subversion. Ce ne fut donc qu'après
la guerre de succession que nous commen-
çâmes à réparer ce que tant de calamitésv
successives nous avoient fait perdre. Ce n'est
donc ni à l'esprit ni au génie de la nation
qu'il faut attribuer le peu de progrés que
nous avons faits ; mais nous ne devons nous
en prendre qu'à une suite de conjonctures
fâcheuses , à un enchaînement de guerres
qui nous ont ruinés et appauvris en hommes
et en argent. ^
Ne perdez pas le hl des événemens ; sui-.
vez la marche de nos pères , et vous applau-
direz à la sagesse qui a dirigé leur conduite;
ils ont agi précisément comme il étoit conve-
nable à la situation où ils se trouvoient. Ils
ont commencé par s'appliquer à l'économie
rurale , à remettre en valeur les terres qui
faute de bras étoient demeurées sans culture j
E 3
^O DE LA IITTÉRATURi:
ils ont relevé les maisons détruites; ils ont
encouragé la propagation. On s'est partout
appliqué à défricher des terres abandonnées;
une population plus nombreuse a donné
naissance à l'industrie ; le luxe même s'est
introduit, ce fléau des petites provinces, et
cjlii augmente la circulation dans les grands
États. Enfin , voyagez maintenant en Alle-
magne, traversez- la d'un bout à l'autre;
vous trouverez partout sur votre chemin des
bourgades changées en villes florissantes ; là
c'est Munster , plus loin c'est Cassel , ici c'est
Dresde et Géra. Allez dans la Franconie ,
vous trouverez Wurzbourg 5 Nuremberg. Si
vous approchez du Rhin , vous passerez par
Fulde et Francfort sur le Mein , pour aller à
Manheim, de là à Mayence et à Bonn. Chacune
de ces cités présente au voyageur surpris des
édifices qu'il ne croyoit pas trouver dans le
fond de la forêt hercynienne. La mâle acti-
vité de nos compatriotes ne s'est donc pas
bornée à réparer les pertes causées par nos
calamités passées; elle a suaspirer plus haut^
elle a su perfectionner ce que nos ancêtres
n'avoient qu'ébauché. Depuis que ces chan-
gemens avantageux se sont opérés , nous
voyons l'aisance devenir plus générale ; le
tiers-état ne languit plus dans un honteux
ALLEMANDE. f X
avilissement; les pères fournissent à Tétude
de leurs enfans sans s'obérer. Voilà les pré-
mices établies de l'heureuse révolution que
nous attendons; les entraves qui lioient le
sénie de nos aïeax, sont brisées et détrui-
tes ; déjà on s'aperçoit que la semence
d'une noble émulation germe dans les esprits.
Nous avons honte qu'en certains genres nous
ne puissions pas nous égaler à nos voisins ;
nous désirons de regagner par des travaux
infatigables le temps que nos désastres nous
ont fait perdre ; et en général le goût natio-
nal est si décidé pour tout ce qui peut illus-
trer notre patrie , qu^il est presque évident^
avec de telles dispositions , que les Muses
nous introduiront à itotre tour dans le temple
de la gloire. Examinons donc ce qu'il reste à
faire pour arracher de nos champs toutes
les ronces de la barbarie qui s'y trouvent
encore , et pour accélérer ces progrès si dé-
sirables auxquels nos compatriotes aspirent.
Je vous l'ai déjà dit , il faut commencer par
perfectionner la langue; elle a besoin d'ctre
limée Se rabotée: elle a besoin dêtre maniée
par des mains habiles. La clarté est la ])re-
mière règle que doivent se prescrire ceux
qui parlent et qui écrivent, parce qu'il s'agit
de peindre sa pensée , ou d'exprimer ses
E 4
72 DE LA LITTERATURE
idées par des paroles. A quoi servent les
pensées les plus justes , les plus fortes , les
plus brillantes , si vous ne les rendez intel-
ligibles ? Beaucoup de nos auteurs se com-
plaisent dans un style diffus ; 'ils entassent
les parenthèses , et souvent vous ne trouvez
qu'au bout d'une page entière le verbe d'où
dépend le sens de toute la phrase ; rien
n'obscurcit plus la construction; ils sont
lâches , au lieu d'être abondans , et l'on
devineroit plutôt l'énigme du Sphynx que
leur pensée. Une autre cause qui nuit autant
aux progrès des lettres que les vices que je
reproche à notre langue et au style de nos
écrivains , c'est le défaut des bonnes études.
Notre nation a été accusée de pédanterie ,
parce que nous avons eu une foule de com-
mentateurs vétilleur s etpesans. Pour se laver
de ce reproche , on commence à négliger
l'étude des langues savantes; et afin de ne
point passer pour pédant, on va devenir
superficiel. Peu de nos savans peuvent lire
sans difficulté les auteurs classiques tant grecs
que latins. Si Ton veut se former l'oreille à
l'harmonie des vers d'Hornère , il faut pou-
voir le lire couramment sans le secours d'un
dictionnaire. J'en dis autant au sujet de Dé-
mosthéne, d'Aristote , de Thucydide , et de
ALLEMANDE. 73
Platon. Il en est de même pour se rendre
familière la connoissance des auteurs latins.
La jeunesse à présent ne s'applique presque
pas du tout au grec , et peu apprennent as-
sez le latin pour traduire médiocrement les
ouvrages des grands hommes qui ont honoré
le siècle d'Anauste. Ce sont cependant là les
sources abondantes où les Italiens, les Fran-
çois , et les Anglois , nos devanciers, ont
puisé leurs connoissances ; ils se sont formées
autant qu'ils ont pu sur ces grands modèles;
ils se sont approprié leur façon de penser :
et en admirant les grandes beautés dont les
o
ouvracîes des anciens fourmillent, ils n'ont
pas négligé d'en rechercher les défauts. Il
faut estimer avec discernement, et ne jamais
s'abandonner à une adulation aveugle. Ces
heureuxjours dont les Italiens , les François,
et les Anglois ont joui avant nous, com-
mencent à décliner sensiblement. Le public
est rassasié des chefs-d'oe^ivre qui ont paru;
les connoissances étant plus répandues, sont
moins estimées ; enfin ces nations se croient
en possession de la gloire que leurs auteurs
leur ont acquise , et elles s'endorment sur
leurs lauriers. Mais je ne sais comment cette
digression m'a égaré de mon sujet. Retour-
nons à nos foyers , et continuons encore à
E 5
74 DE LA LITTÉRATURE
^x^miner ce qu'il s'y trouve de défectueux
à regard de no5 études.
Je crois remarquer que le petit nombre des
bons et des habiles instituteurs ne répond
point pas aux besoins des écoles; nous en
avons beaucoup , et toutes doivent être pour-
vues. Si les maîtres sontpédans, leur esprit
vétilleur s*apesantit sur des bagatelles et né-
glige les choses principales. Longs, diffus,
ennuyeux, vides de choses dans leurs instruc-
tions , ils excèdent leurs écoliers , et leur
inspirent du dégoût pour les études. D'autres
recteurs s^acquittent de leur emploi en mer-
cenaires : que leurs écoliers profitent ou qu'ils
ne s'instruisent pas, cela leur est indifférent, ,
pourvu que leurs sages leur soient exacte-
ment payés. Et c'est encore pis , si ces maî-
tres manquent eux-mêmes de connoissances.
Ou'apprendront-ils aux autres, si eux-raêmes
ne savent rien ? A Dieu ne plaise qu'il n'y
ait pas quelque exception à cette régie, et
qu'on ne trouve pas en Allemagne quelques
recteurs habiles! Je ne m'y oppose en rien;
je me borne à désirer ardemment que leux
nombre soit plus considérable. Ouç ne di-
rai-] e pas de la méthode vicieuse que les
maîtres emploient pour enseigner à leurs
élèves la grammaire , la dialectique, la rhé-
ALLEMANDE. j5
torlqne , et d'autres connoissances? Com-
ment formeront-ils le goût de leurs écoliers,
s'ils ne savent pas eux-mêmes discerner le
bon du médiocre , et le médiocre du mau-
vais j s'ils confondent le style cliftus avec le
style abondant ; le trivial , le bas , avec Je
naïf; la prose négligée et défectueuse avec
le style simple, le galimatias avec le sublime?
s'ils ne corrigent pas avec exactitude les
thèmes de leurs écoliers ? s'ils ne relèvent
pas leurs fautes sans les décourager, et s'ils
ne leur inculquent pas soigneusement les
règles qu'ils doivent toujours avoir devant
les yeux en composant? J'en dis autant pour
l'exactitude des métaphores; car je me res-
souviens dans ma jeunesse d'avoir lu, dans
une épître dédicatoire d'un Professeur Hei-
neccius à une Reine, ces belles paroles:
,, Ihro Majestàt glànzen wie eîn Karfuiikel am
. , Finger der jetzigen T^eit , , . , , Vo tre Maj es té
^, brille comme une escarboucle au doigt du
.,, temps présent,,. Peut -on rien de plus
mauvais? Pourquoi une escarboucle? Est-ce
que le temps a un doigt? Quand on le re-
présente, on le peint avec des ailes, parce
qu'il s'envole sans cesse ; avec une clepsydre,
parce que les heures le diviseur; et on arme
son bras d'une faux, pour désigner qu'ilfauche
76 DE LA LITTÉRATURE
OU détruit tout ce qui existe. Quand des
professeurs s'expriment dans un style aussi
bas que ridicule, à quoi faut -il s'attendre
de la part de leurs écoliers ?
Passons maintenant des basses classes aux
universités ; examinons-les de même impar-»
tialement. Le défaut qui me saute le plus
aux yeux , c'est qu'il n'y a point de méthode
générale pour enseigner les sciences; chaque
professeur s'en fait une. Je suis de l'opinion
qu'il n'y a qu'une bonne méthode , et qu'il
faut s'en tenir à celle-là. Mais quelle est la
pratique de nos j ours ? Un professeur en droit,
par exemple, a quelques jurisconsultes favo-
ris , dont il explique les opinions ; il s'en
tient à leurs ouvrages sans faire mention de
ce que d'autres auteurs ont écrit sur le droit;
il relève la dignité de son art pour faire va-
loir ses connoissances; il croit passer pour
un oracle s'il est obscur dans ses leçons ; il
parle des lois de Memphis quand il est ques-
tion des coutumes d'Osnabruck, ou il in-
culque le;5 lois de Minos à un bachelier de
St. GalL Le philosophe a son système favori,
auquel il se tient à peu près de même. Ses
écoliers sortent de son collège la tête remplie
de préjugés; ils n'ont parcouru qu'une petite
partie des opinions humaines, ils nen connois-
ALLEMANDE. )^
sent pas toutes les erreurs ni tomes les ab-
surdités. Je suis encore indécis sur la méde-
cine, si elle est un art, ou si elle n'en est
pas un; mais je suis persuadé certainement
qu'aucun homme n'a la puissance de refaire
un ellomac, des poumons ^ ni des reins,
■quand ces parties essentielles à la vie humaine
sont viciées; et je conseille très -fort à mes
amis, s'ils sont malades, d'appeler à leur
secours un médecin qui ait rempli plus d'un
cimetière , plutôt qu'un jeune élève de Hoff-
mann ou de Boerhaave , qui n'a tué personne.
Je n'ai rien à reprendre en ceux qui ensei-
gnent la géométrie. Cette science est la seule
qui n'ait point produit de sectes; elle est
fondée sur l'analyse, sur la synthèse et sur
le calcul ; elle ne s'occupe que de vérités
palpables ; aussi a-t-elle la même méthode en
tout pays. Je me renferme également dans
un respectueux silence à l'égard de la théo-
logie. On dit que c'est une science divine ,
et qu'il n'est pas permis aux profanes de
toucher à Tencensoir. Il me sera, je crois,
permis d'user' de moins de circonspection à
l'égard de Messieurs les professeurs d'histoire,
et de présenter quelque petit doute à leur
examen. J'ose leur demander si l'étude de
la chronologie est ce qu'il y a de plus utile
78 jde la littérature
dans riiistoire; si c'estuneYaute irrémissible
de se tromper sur Tannée de la mort de Bé-
lu? ; sur le jour où le cheval de Darius se
mettant à hennir , éleva son maître sur le
n'ône de Perse ; sur l'heure où la bulle d'or
fut publiée , si ce fut à six heures du matin
ou à quatre heures de l'après-midi ? Pour
moi 5 je me contente de savoir le contenu
de la bulle d'or, et qu'elle a été promulguée
Tannée i356. Ce n'est pas que je veuille ex-
cuser des historiens qui commettent des ana-
chronismes : j'aurai cependant plutôt de l'in-
dulgence pour les petites fautes de cette
nature que pour des fautes considérables ,
comme celles de rapporter confusément les
faits , de ne pas développer avec clarté les
causes et les événemens , de négliger toute
méthode , de s'apesantir longuement sur
les petits objets , et de passer légèrement sur
ceux qui sont les essentiels. Je pense à peu
prés de même àTégard delà généalogie ; et
je crois qu'on ne doit point lapider un homme
de lettres pour ne pas savoir débrouiller la
généalogie de Sainte Hélène , mère de l'Em-
pereur Constantin , ou d'Hildegarde, femme
ou maîtresse de Charlema^ne. On ne doit
<5nseigner que ce qu'il est nécessaire de sa-
voir, il faut négliger le reste. Peut-être
ALLEMANDE. 79
trouverez - vous ma censure trop sévère.
Comme rien n'est parfy.it ici -bas , vous en
conclurez que notre langue, nos collèges et
nos univ€rsités ne le sont p;is non plu».
Vous ajouterez que la critique est aisée , mais
que l'art est difFicile ; qu'il faut donc indi-
quer quelles sont , pour mieux faire , les
règles qu'on doit suivre. Je suis tout disposé.
Monsieur, à vous satisfaire. Je crois que si
d^autres nations ont pu se perfectionner ,
nous avons les mêmes moyens quelles , et
qu'il ne s'agit que de les employer. Il y a
long-temps que dans mes heures de loisir
j'ai réfléchi sur ces matières, de sorte que
ie les ai assez présentes pour les coucher sur
le papier et les soumettre à vos lumières ;
d'autant plus que je n'ai aucune prétention
-à l'infaillibilité.
Commençons par la langue allemande,
laquelle je dis être diffuse , difficile à manier,
peu sonore , et qui manque de plus de cette
abondance de termes métaphoriques si né-
cessaires pour fournir des tours nouveaux,
et pour donner des grâces aux langues po-
lies. Afin de déterminer la route que nous
devons prendre pour arriver à ce but, exami-
nons le chemin que nos voisins ont pris
pour y parvenir. En Italie , du temps de
5o -DELALITTERATURE.
Charlemagiie , on parloit encore un jargon
barbare ; c'étoit un mélange de mots pris
des Huns et des Lombards , entremêlés de
phrases latines , mais qui auroient été inin-
telligibles aux oreilles de Cicéron ou de
Virgile. Ce dialecte , durant les siècles de
barbarie qui se succédèrent , demeura tel
qu'il étoit. Long-temps après parut le Dante^
ses vers charmèrent ses lecteurs , et les Ita-
liens commencèrent à croire que leur langue
pourroit succéder à celle des vainqueurs de
l'univers ; ensuite , peu avant et durant la
renaissance des lettres , fleurirent Pétrarque,
l'Arioste, Sannazar , et le Cardinal Bembe-
C'est principalement le génie de ces hommes
célèbres qui a fixé la langue italienne. L'on
vit se former en même temps l'académie de
la Crusca , qui veille à la conservation comme
à la pureté du style.
Je passe maintenant en France. Je trouve
qu'à la cour de François I on parloit un
jargon aussi discordant pour le moins cjue
notre allemand l'est encore ; et n'en déplaise
aux admirateurs de Marot, de Rabelais, de
Montagne , leurs écrits grossiers et dépourvus
de- grâces ne m'ont causé que de l'ennui et
du dégoût. Après eux , Vers la fin du règne
de Henri IV, parut Malherbe. C'est le pre-
mier
ALLEMANDE. Si
mier poëte que la France ait eu ; ou pour
mieux dire , en qualité de versificateur il
est moins défectueux que ses devanciers.
Pour marque qu'il n'avoit pas poussé son
art à la perfection , je n'ai qu'à vous rap-
peler ces vers que vous connoissez d'une de
ses ode3 :
55Prends ta foudre, Louis, etva, comme un
lion ,
jjDonner le dernier coup à la dernière tête
De la rébellion.'*
A-t-on jamais vu un lion armé d'un foudre ?
La fable met la foudre entre les mains du
miaître des dieux, ou elle en arme l'aigle
qui l'accompagne ; jamais lion n'a eu cet
attribut. Mais quittons Malherbe avec ses
métaphores impropres , et venons aux Cor-
neille , aux Racine , aux Despréaux , aux
Bossuet , aux Fléchier , aux Pascal , aux
Fénélon, aux Boursault , auxVaugelas, les
véritables pères de la langue françoise -, ce
sont eux qui ont formé le style , fixé l'usage
des mots , rendu les phrases harmonieuses,
et qui ont donné de la force et de l'énergie
au vieux jargon barbare et discordant de
leurs ancêtres. On dévora les ouvrages de
ces beaux génies. Ce qui plaît se retient.
Ceux qui avoient du talent pour les lettres,
Oeuv.deFr.IL T.IIL F
8a DE LA LITTÉRATURE
les imitèrent. Le style et le goût de ce*
grands hommes se communiqua depuis à
toute la nation. Mais souffrez que je vous
arrête un moment, pour vous faire remar-
quer qu'en Grèce , en Italie , comme en
France , les poètes ont été les premiers ,
qid rendant leur langue flexible et harmo-
nieuse , l'ont ainsi préparée à devenir plus
souple et plus maniable sous la plume des
auteurs qui après eux écrivirent en prose.
Si jenie transporte maintenant en Angle-
terre 5 j'y trouve un tableau semblable à
celui que je vous ai fait de l'Italie et de la
France. L'Angleterre avoitété subjuguée par
les Romains, par les Saxons , par les Danois,
et enfin par Guillaume le conqérant , Duc
de Normandie. De cette confusion des lan-
gues de leurs vainqueurs, en y joignant le
jargon qu'on parle encore dans la principauté
de Galles , se forma l'anglois. Je n'ai pas
besoin de vous avertir que dans ces temps
de barbarie cette langue étoit au moins ausssi
grossière que celles dont je viens de vous
parler. La renaissance des lettres opéra le
même effet sur toutes les nations ; l'Europe
étoit lasse de l'ignorance crasse dans laquelle
elle avoit croupi durant tant de -siècles , elle
voulut s'éclaixer, L'Angleterre 5 toujouîs ja-
allemande: 83
îonse de la France , aspiroit à produire elle--
même ses auteurs; et comme pour écrire il
faut avoir une langue , elle commença à per--
fectionner la sienne. Pour aller plus vite ,
elle s'appropria du latin , du françois , de
l'italien , tous les termes quelle jugea lui
être nécessaires ; elle eut des écrivains célè-
bres ; mais ils ne purent adoucir ces sons
aigus de leur langue qid choquent les oreilles
étrangères. Les autres idiomes perdent quand
on les traduit , Tanglois seul y gagne. Je me
souviens à ce propos de m'être trouvé un
jour avec des gens de lettres ; quelqu'un
leur demanda en quelle langue s'étoit énoncé
le serpent qui tenta notre première mère ?
En anglois , répondit un érudit, car le ser-
pent siffle. Prenez cette mauvaise plaisanterie
pour ce qu'elle vaut.
Après vous avoir exposé comment chez
d'autres nations les langues ont été cultivées
et perfectionnées , vous jugez sans doute
qu'en employant les mêmes moyens , nous
réussirons également comme eux. Il nous
faut donc de grands poètes et de grands
orateurs pour nous rendre ce service , et
nous ne devons pas l'attendre des philoso-
phes-, leur partage est de déraciner des erreurs,
^t de découvrir des vérités nouvelles. Les
F a
S4 I^E LA LITTÉRATURE
poètes et les orateurs doivent nous enchan-
ter par leur harmonie , nous attendrir et
nous persuader ; mais comme on ne fait
pas naître des génies à point nommé , voyons
si nous ne pourrons pas faire également
quelques progrés en employant des secours
intermédiaires. Pour resserrer notre style ,
retranchons toute parenthèse inutile ; pour
acquérir de Ténergie , traduisons les auteurs
anciens qui se sont exprimés avec le plus de
de force et de grâce. Prenons chez les Grecs
Thucydide , Xénophon ; n'oublions pas la
Poétique d'Aristote. Qu'on s'applique sur-
tout à bien rendre la force deDémosthéne.
Nous prendrons des Latins le manuel d'E-
pictète 5 les pensées de l'Empereur Marc-
Aurèle , les commentaires de César , Sal-
luste 5 Tacite , l'art poétique cl'Horace. Les
François pourront nous fournir les pensées
de la Rochefoucault , les Lettres persannes-,
î'Esprit des lois. Tous ces livres que je pro-
pose , la plupart écrits en style sententieux,
oblio-eront ceux qui les traduiront à fuir les
termes oiseux et les paroles inudles ; nos
écrivains emploieront toute leur saga^cité à
desserrer leurs idées , pour que leur traduction
ait la même force que l'on admire dans leurs
priginau^c. Toutefois en rendant leur stylo
ALLEMANDE. 83
plus énergique , ils seront attentifs à ne point
devenir obscurs ; et pour conserver cette
clarté 5 le premier des devoirs de tout écri-
vain , ils ne s'écarteront jamais des règles
de la grammaire , afin que les verbes qui
régissent les phrases , soient placés de sorte
qu'il n'en résulte aucun sens amphibologi-
que. Des traductions faites en ce genre ser-
viront de modèles 5 sur lesquels nos écrivains
pourront se mouler. Alors nous pourrons
nous flatter d'avoir suivi le précepte qu'Ho-
race donne aux auteurs dans sa Poétique:
Tôt verba , tôt pondéra. Il sera plus difficile
d'adoucir les sons durs dont la plupart des
mots de notre langue abondent. Les voyell-es
plaisent aux oreilles ; trop de consonnes
rapprochées les choquent , parce qu'elles
coûtent à prononcer , et n'ont rien de sonore :
nous avons de plus quantité de verbes auxi-
liaires et actifs dont les dernières syllabes
sont sourdes^et désagréables , comme ^«^e;?,
geben , nehmen : mettez un a au bout de
ces terminaisons et faites -en sagena^ gebena^
nehmena , et ces sons flatteront l'oreille. Mais
je sais aussi , que quand même l'Empereur^
ses huit Electeurs , dans une diète solen-
nelle de l'Empire , donneroit une loi pour
qu'on prononçât ainsi , les sectateurs zélés
F 3
S6 bE LA LITTÉRATURE
du tudesque se moqueroient d'eux et crie-
roient partout en beau latin : Caesar non est
super grammadcos , et le peuple , qui décide
des langues en tout pays , continueroit à
prononcer 5<2^e/z exgeben comme de coutume.
Les François ont adouci par la prononcia-
tion bien des mots qui choquent les oreilles,
et qui avoient fait dire à l'Empereur Julien
que les Gaulois croassoient comme les cor-
neilles. Ces mots , tels qu'on les prononçoit
alors, sont, cro-jo-gent y voi-ycà-gent^ on
les prononce à présent croyant ^ voyent; s'ils
ne flattent pas , ils sont toutefois moins désa-
gréables. Je crois que pour certains mots
nous en pourrions user de même. Il est
encore un vice que je ne dois pas omettre,
celui des comparaisons basses et triviales ,
puisées dans le jargon du peuple. Voici,
par exemple , comme s'exprimoit un poète
qui dédia ses ouvrages à je ne sais quel pro-
tecteur , ^^Schiess ^ grosser Goinner , schiess
,, deine Sîrahîen ^ Arm dick ^ auf deinen Knecht
„ hernleder. ^y ,, Répands, grand protecteur,
„ répands tes rayons gros comme le bras sur
„ ton serviteur. ,, Que dites-vous de ces
rayons gros comme le bras ? N'auroit-onpas
dû dire à ce poëte : mon ami , apprends à
penser avant de te mêler d'écrire? N'imi-
ALLEMANDE Sf
tons donc pas les pauvres qui veulent passer
pour riches ; convenons de bonne foi de
notre indigence ; que cela nous encourage
plutôt à gagner par nos travaux les trésors
de la littérature , dont la possession mettra
le comble à la gloire nationale.
Après vous avoir exposé de quelle manière
on pourroit former notre langue , je vous
prie de me prêter la même attention à l'égard
des mesures que l'on pourroit prendre pour
étendre la sphère de nos connoissances ^
rendre les études plus faciles, plus utiles^
et former en même temps le goût de la
jeunesse. Je propose , en premier lieu, qu'on
fasse un choix plus réfléchi des maîtres qui
doivent régir les classes , et qu'on leur pres-
crive la méthode sage et judicieuse qu'ils
doivent suivre en enseignant , tant pour la
grammaire et pour la dialectique qu'égale-
ment pour la rhétorique ; qu'on fasse de
petites distinctions pour les enfans qui s'ap-
pliquent , et qu'il y ait de légères flétrissures
pour ceux qui se négligent. Je crois que le
meilleur traité de logique , et en même temps
le plus clair , est celui de WolIF. Il faudroit
donc obliger tous les recteurs à l'enseigner y
d'autant plus que celui de Batteux n'est pas
traduit et qu'il ne l'emporte pas sur l'autre.
F 4
SS DE LA LITTÉRATURE
Pour la rhétorique , qu'on s'en tienne à
Quintilien. Quiconque , en l'étudiant, ne
parvient pas à l'éloquence , n'y parviendra
jamais. Le style de cet ouvrage est- clair , il
contient tous les préceptes et toutes les règles
de l'art ; mais il faut avec cela que les maîtres
examinent avec soin les thèmes de leurs
écoliers , en leur expliquant les raisons pour
lesquelles on corrige leurs fautes , et en
louant les endroits où ils ont réussi.
Si les maîtres suivent la méthode que je
propose, ils développeront le germe des ta-
lens où la nature en a semé ; ils perfection-
neront le jugement de leurs écoliers , en les
accoutumant à ne point décider sans connois-
sance de cause , ainsi cju'à tirer des consé-
quences justes de leurs principes. La rhéto-
rique rendra leur esprit méthodique; ils
apprendront l'art d'arranger leurs idées ,
de les joindre, et de les lier les unes aux
autres par des transitions naturelles, imper-
ceptibles, et heureuses; ils sauront propor-
tionner le style au sujet , employer à propos
les figures, tant pour éviter la monotonie du
style , que pour répandre des fleurs sur les
endroits qui en sont susceptibles ; et ils ne
Confondront pas deux métaphores en une ,
ce qui ne peut présenter qu'un sens louche
ALLEMAND E." Sg
au lecteur. La rhétorique leur enseignera
encore à faire un choix des argumens qu'ils
veulent employer , selon le caractère de
l'auditoire auquel ils ont à s'adresser; ils ap-
prendront à s'insinuer dans les esprits, à
plaire, à émouvoir, à exciter l'indignation
ou la pitié, à persuader, à entraîner tous
les suffrages. Quel art divin que celui , où
par le moyen de la seule parole , sans force
ni violence 5 on parvient à subjuguer les
esprits , à régner sur les cœurs , et à savoir
exciter dans une nombreuse assemblée les
passions que l'on veut lui inspirer ! Si les
bons auteurs étoient traduits en notre lan-
gue, j'en recommanderois la lecture comme
celle d'une chose importante et nécessaire.
Par exemple , pour les logiciens, rien ne les
formeroit m.ieux que le Commentaire de
Bayle sur les Comètes, et sur le Contrains -les
d entrer. Bayle est , selon mes foibîes lumiè-
res, le premier des dialecticiens de l'Europe;
il raisonne non-seulement avec force et pré-
cision : mais il excelle surtout à voir d'un
coup d'oeil tout ce de quoi une proposition
€st susceptible ; son côté fort , son côté
foible ; comment il faut la soutenir , et
comment on pourra réfuter ceux qui l'atta-
queront. Dans son grand Dictionnaire il
F 5
go DE LA LITTÉ RATURE
attaque Ovide sur le débrouiilement da
chaos ; il y a des articles excellens sur les
manichéens, sur Epicure, sur Zoroastre etc.
Tous méritent d'être lus et étudiés , et ce
sera un avantage inestimable pour les jeunes
gens 5 qui pourront s'approprier la force du
raisonnement et la vive pénétration d'es-
prit de ce grand homme. Vous devinez
d'avance les auteurs que je recommanderai à
ceux qui étudient l'éloquence. Pour qu'ils
apprennent à sacrifier aux grâces , je vou-
drois qu'ils lussent les grands poètes, Homère,
Virgile, quelques odes choisies d'Horace,
quelques vers d'Anacréon. Afin qu'ils pris-
sentie grand goût de l'éloquence, je met-
trois Démosthène iet Cicéron entre leurs
mains ; on leur feroit remarquer en quoi
difîére le mérite de ces deux grands orateurs.
Au premier on ne sauroit rien ajouter , au
second il n'y a rien à retrancher. Ces lectu-
res pourroient être suivies des belles oraisons
funèbres de Bossuetet de Flechier ,' du Dé-
mosthène et du Cicéron françois, et du petit
Carême de Massillon rempli de traits de la
plus sublime éloquence. Afin de leur appren-
dre dans quel goût il faut écrire l'histoire ,
je voudrois qu'ils lussent Tite-Live , Salluste,
Tacite ; on leur feroit remarquer en même
ALLEMANDE." 9I
temps la noblesse du style , la beauté de la
narration , en condamnant toutefois la cré-
dulité avec laquelle Tite»Live donne à la fin
de chaque année une liste de miracles les
uns plus ridicules que les autres. Ces jeunes
gens pourroient ensuite parcourir l'Histoire
universelle de Bossuet, et les Révolutions
romaines par l'Abbé de Vertot; on pourroit
y ajouter l'avant-propos de l'histoire de Char-
les Quint par Robertson. Ce seroit le moyen
de leur former le goût et de leur apprendre
comment il faut écrire; m-ais si le recteur
n'a pas lui-même ces connoissances , il se
contentera de dire: ici Démosthène emploie
le grand argument oratoire ; là , et dans la
plus grande partie du discours, il se sert de
l'enthymème; voilà une apostrophe, voici
une prosopopée ; en tel endroit une méta-
phore ,. dans l'autre une hyperbole. Cela est
bon 5 mais si le maître ne relève pas mieux
les beautés de l'auteur , et qu'il n'en fasse
pas remarquer les défauts, (parce qu'il en
échappe même aux plu^ grands orateurs),
il n'aura pas rempli sa tâche. J'insiste si fort
sur toutes ces choses , à cause que je voudrois
que les jeunes gens sortissent des écoles avec
des idées nettes , et que sans se contenter de
remplir leur mémoire, on s'attachât surtout
$2 DE LA LITTERATURE
à leur former le jugement, afin qu'ils appris-
sent à discerner le bon du mauvais , et que
ne se bornant pas à dire , cela me plaît, ils
pussent à l'avenir donner des raisons solides
de ce qu'ils approuvent ou de ce qu'ils re-«
jettent.
Pour vous convaincre du peu de goût qui
jusqu'à nos jours règne en Allemagne , vous
n'avez qu'à vous rendre aux spectacles pu-
blics. Vous y verrez représenter les abomina-
bles pièces de Shakespear traduites en notre
langue , et tout l'auditoire se pâmer d'aise
en entendant ces farces ridicules et dignes
des sauvages du Canada. Je les appelle tel-^
les , parce qu'elles pèchent contre toutes les
règles du théâtre. Ces règles ne sont point
arbitraires , vous les trouvez dans la Poéti-
que d'Aristote , où l'unité de lieu , l'unité
de temps , et l'unité d'intérêt sont prescrites
comme les seuls moyens de rendre les tragé-
dies intéressantes ; au lieu que dans ces pièces
ancîloises la scène dure l'espace de quelques
années. Où est la vraisemblance? Des cro-
cheteurs et des fossoyeurs paroissent et tien-
nent des propos dignes d'eux; ensuite
viennent des princes et des reines. Comment
ce mélange bizarre de bassesse et de grandeur,
de bouffonnerie et de tragique ^ peut - il tou-
ALLEMANDE. gS
cher et plaire ? On peut pardonner à Sha-
kespear ces écarts bizarres ; car la naissance
des arts n'est jamais le point de leur matu-
rité. Mais voilà encore un Goetz de Berlichin-
gen qui paroît sur la scène, imitation détes-
table de ces mauvaises pièces angloises , et
le parterre applaudit et demande avec en-
thousiasme la répétition de ces dégoûtantes
platitudes. Je sais qu'il ne faut point dispu-
ter des goûts ; cependant permettez- moi de
vous dire que ceux qui trouvent autant de
plaisir aux danseurs de corde, aux marionnet-
tes , qu'aux tragédies de Racine , ne veulent
que tuer le temps; ils préfèrent ce qui parle
à leurs yeux à ce qui parle à leur esprit, et
ce qui n'est que spectacle à ce qui touche le
coeur. Mais revenons à notre sujet.
Après vous avoir parlé des basses classes ,
il faut que j'agisse avec la même franchise à
l'égard des universités, et que je vous pro-
pose les corrections qui paroîtront les plus
ava ,4tageuses et les plus utiles à ceux qui
voudront se donner la peine d'y bien réflé-
chir. Il ne faut pas croire que la méthode
qu'emploient les professeurs pour enseigner
les sciences, soit indifférente; s'ils manquent
de clarté et de netteté , leurs peines sont
perdues 5 ils ont leur cours tout préparé d'à-
94 DE LA LITTERATURE
vance , et ils s'en tiennent là. Que ce cours
de leur science soit bien ou mal fait, per-
sonne ne s'en embarrasse; aussi voit -on le
peu d'avantage qu'on retire de ces études j
bien peu d'écoliers en sortent avec les con-
îioissances qu'ils en devroient rapporter. Mon
idée seroit donc de prescrire à chaque pro-
fesseur la règle qu'il doit suivre en ensei-
gnant. En voici l'ébauche.Mettons le géomètre
et le théologien de côté, parce qu'il n'y a
rien à ajouter à l'évidence du premier, et
qu'il ne faut point choquer les opinions po-
pulaires du dernier. Je trouve d'abord le
philosophe. J'exigerois qu'il commençât son
cours par ime définition exacte de la philo-
sophie y qu'ensuite remontant aux temps les
plus reculés il rapportât toutes les différentes
opinions que les hommes ont eues selon
l'ordre des temps où ont fleuri ceux qui les
ont enseignées. Il ne sufhroit pas , par exem-
ple, de leur dire que les stoïciens admettoient
dans leur système que les âmes humaines
sont des parcelles de la Divinité. Quelque
belle et sublime que soit cette idée , le pro-
fesseur fera remarquer qu'elle implique con-
tradiction , parce que si l'homme étoit une
parcelle de la Divinité , il auroit des con-
noissances infinies qu'il n'a point j parce que
ALLEMANDS g5
«i Dieu étoit dans les hommes , il arriveroit
à présent que le Dieu anglois se battioit
contre le Dieu françois^t espagnol ; que ces
diverses parties de la Divinité tâcheroient de
se détruire réciproquement, et qu'enfin tou-
tes les scélératesses , tous les crimes que les
hommes commettent , seroient des oeuvres
divines. Quelle absurdité d'admettre de
pareilles horreurs î Donc elles ne sont pas
vraies. S'il touche au système d'Epicûre , il
s'arrêtera surtout sur l'impassibilité que ce
philosophe attribue à ses dieux, ce qui est
contraire à la nature divine : il n'oubliera
pas d'insister sur l'absurdité de la déclinaison,
des atomes , et sur tout ce qui répugne à
l'exactitude et à la liaison du raisonnement.
Il fera sans doute mention de la secte acata-
leptique et de la nécessité où les hommes
se trouvent souvent de suspendre leur juge-
ment sur tant de matières métaphysiques, où,
l'analogie et l'expérience ne sauroient leur
prêter de hl pour se conduire dans ce laby^
rinthe. Ensuite il en viendra à Galilée ;
il exposera nettement son système ; il ne
manquera pas d'appuyer sur l'absurdité du
clergé romain , qui ne vouloit pas que la
terre tournât, qui se révoltait contre les an-
tipodes , et qui tout infaillible qu'il çroyoit
gô ^ D E ' L A LITTÉRATURE
être 5 perdit cette fois au ir^oins son procès
devant le tribunal de la raison. Viendra
ensuite Copernic, Tycho-Brahé , le système
des tourbillons. Le professeur démontrera à
ses auditeurs l'impossibilité du plein, qui
s'opposeroit à tout mouvement , il prouvera,
évidemment , malgré Descartes , que les ani-i
maux ne sont pas des machines. Ceci sera
suivi de l'abrégé du système de Newton ,
du vide qu'il faut admettre , sans qu'on puisse
dire si c'est une négation d'existence , ou
si ce vide est un être à la nature duquel
nous ne pouvons attacher aucune idée pré-
cise. Cela n'empêcherapas que le professeur
n'instruise son auditoire du parfait rapport
de ce système calculé par Newton , avec les
phénomènes de la nature ; et c'est ce qui
obligea les modernes d'admettre la pesan-
teur, la gravitation 5 la force centripète et M
la force cantrifuge , propriétés occultes de
la nature inconnues juscju'à nos jours. Ce
sera alors le tour de Leibnitz , du système
des monades et de celui de l'harmonie
préétablie. Le professeur fera remarquer sans
doute que sans unité point de nombre.
Donc il faut admettre des corps insécables
dont la matière soit composée. Il fera observer
de plus à son auditoire 5 qu'idéalement la
matière
allemande; qf
matière peut se diviser à l'infini ; mais que
dans la pratique les premiers corps , pour
être trop déliés , échappent à nos sens et
qu'il faut de toute nécessité de premières
parties indestructibles , qui servent de prin-
cipes aux élémens ; car rien ne se fait de
rien , et rien ne s'anéantit. Ce professeur
représentera le système de l'harmonie prééta-
blie comme le roman d'un homme de beau-
coup de génie ; et il ajoutera sans doute que
la nature prend la voie la plus courte pour
arriver à ses fins : il remarquera qu'il ne
faut pas multiplier les êtres sans nécessité.
Viendra ensuite Spinosa , qu'il réfutera sans
peine , en employant les mêmes argumens
dont il s'est servi contre les stoïciens -, et
s'il prend ce système du côté où il paroît
nier l'existence du premier être , rien ne
lui sera plus facile que de le réduire en pou-
dre , surtout s'il fait voir la destination de
chaque chose , le but pour lequel elle est
faite. Tout, même jusqu'à la végétation d'un
brin d'herbe , prouve la Divinité : et si
l'homme jouit d'un degré d'intelligence qu'il
ne s'est point donné , il faut y à plus forte
raison , que l'être dont il tient tout , ait un
esprit infiniment plus profond et plus im-
mense. Notre professeur ne mettra pas Maie-:
Oeuv.dçFr.lLT.UL G
9^ BE LA LITTÉRATURE
branche tout-à-fait de côté. En développant
les principes de ce savant père de l'oratoire,
il montrera que les conséquences qui en
découlent naturellement , ramènent à la doc-
trine des stoïciens , à l'ame universelle dont
tous les êtres animés font partie. Si nous
voyons tout en Dieu, si nos sensations , nos
pensées , nos désirs , notre volonté émanent
directement de ses opérations intellectuelles
sur nos organes , nous ne devenons que des
machines mues par des mains divines. Dieu
reste seul, et Thomme disparoît. Je me flattte
que Monsieur le professeur , s'il a le sens
commun, n'oubliera pas le, sage Loclce, le
seul des métaphysiciens qui ait sacrifié l'ima-
gination au bon sens , qui suive l'expérience
autant qu'elle peut le conduire , et qui s'ar-
rête prudemment quand ce guide vient à lui
manquer. Est-il question de Morale ? Mon-
sieur le professeur dira quelques mots de
Socrate j il rendra justice à M^rc-Auréle , et
il s'étendra plus amplement sur les Offices
de Cicéron , le meilleur ouvrage de morale
qu'on ait écrit et qu'on puisse écrire.
Je ne dirai que deux .mots aux médecins.
Ils doivent surtout accoutumer leurs élèves
à bien examiner les symptômes des mala-
dies , pour en bien connoître le genre. Ces
V
allemande; 99
symptômes sont, un pouls rapide et foible,
un pouls fort et violent , un pouls intermit-
tent, la sécheresse de la langue, les yeux,
la nature de la transpiration , les sécrétions,
tant urines que matières fécales j ils en
peuvent tirer des inductions pour apprécier
moins vaguement le genre de marasme qui
cause la nïaladie ; et c'est sur ces connois-
sances qu'ils doivent faire choix des remèdes
convenables. Le professeur fera de plus
soigneusement observer à ses écoliers la pro-
digieuse différence des tempéramens, ce
l'attention qu'ils exigent. Il promènera la
même maladie de tempérament en tempé-
rament ; il insistera principalement sur la
nécessité d'observer combien dans la même
m.aladie la médecine doit être proportionnée
à la nature de la constitution du patient. Je
n'ose pas néanmoins présumer qu'avec toutes
ces instructions ces jeunes Esculapes fassent
des miracles. Le gain que le public y fera ,
c'est qu'il y aura moins de citoyens de tués par
l'ignorance ou par la paresse des médecins.
Pour abréger, je passe sur la botanique,
la chimie , et les expériences physiques, afin
d'entreprendre Monsieur le professeur en
droit 5 qui m'a la mine bien rébarbative. Je
lui dirai: Monsieur, nous ne sommes plus
G q
JOO I) E LA LITTERATURE
dans le siècle des mots , nous sommes dans
celui des choses. De grâce, pour l'avantage
du public 5 daignez mettre un peu moins de
pédanterie et plus de bon sens dans les pro-
fondes leçons que vous croyez faire. Vous
perdrez votre tempâ , Monsieur , à enseigner
un droit public , qui n'est pas même un droit
particulier; que les puissans ne respectent
pas 5 et dont les foibies ne tirent aucune
assistance. Vous instruisez vos écoliers des
lois de Minos , de Solon , de Lycurgue ,
des douze tables de Rome , du code de l'Em-
pereur Justinien ; et pas le mot , ou peu de
chose des lois et des coutumes reçues dans
nos provinces. Pour vous tranquilliser, nou$
vous permettons de croire que votre cervelle
«est formée de la quintessence de celles de
Cujas et de Barthole fondues ensemble ; mais
daignez considérer que rien n'est plus pré-
cieux que le temps , et que celui qui le
perd en phrases inutiles, est un prodigue au-
<iue\ vous adjugeriez le séquestre si on l'ac-
cusoit devant votre tribunal. Permettez donc.
Monsieur , tout érudit que vous êtes , qu'un
ignorant de ma trempe (si vous encouragez
ma timidité ) vous propose une espèce de
cours de droit que vous pourriez faire.
Vous commencerez par prouver la nécessité
^ ALLEMANDE. lOt'
des lois , parce qu'aucune société ne peut se
soutenir sans elles. Vous montrerez qu'il y en
a de civiles , de criminelles , et d'autres qui
ne sont que de convention. Les premières
servent pour assurer les possessions, soit pour
les dots, les douaires, l»s contrats de vente
et d'achat ; elles indiquent les principes qui
servent de règle pour décider des limites ,
ainsi que pour éclaircir des droits qui sont
en litige. Les lois criminelles sont plutôt pour
atterrer le crime que pour le punir; les pei-
nes doivent être proportionnées aux délits,
et les châtimens les plus doux doivent en
tout temps être préférés aux plus rigoureux.
Les lois de convention sont celles que les
gouvernemens établissent pour favoriser le
commerce ou l'industrie. Les deux premières
sortes de lois sont d'un genre stable ; les der-
nières sont sujettes à des changemens , par
des causes internes ou externes qui peuvent
obliger d'abolir les unes et d'en créer de
nouvelles. Ce préambule exposé avec toute
la netteté nécessaire , Monsieur le professeur,
sans consulter Groftus ni Puffendorff , aura
la bonté d'analyser les lois de la contrée où
il réside 5 il se gardera surtout de donner du
goût à ses élèves pour l'esprit contentieux;
au lieu d'en faire des embrouilleurs , il en
G 3
a 02 DELALITTERx^TURE
fera des débrouilleurs ; et il emploiera tous
ses soins à mettre de la justesse , de la clarté
et de la précision dans ses leçons. Pour for-
mer à cette méthode ses disciples dés leurs
jeunesse , il ne négligera pas surtout de leur
inspirer du mépris pour l'esprit contentieux
qui sophistique tout, et qui semble un ré-
pertoire inépuisable de subtilités et de
chicanes.
*J-e m'adresse à présent à Monsieur le pro-
fesseur d'histoire; je lui propose pour mo-
dèle le savant et célèbre Thomasius. Notre
*
professeur gagnera de la réputation s'il ap-
proche de ce grand homme ; de la gloire, s'il
l'égale. Il commencera son cours selon l'or-
dre des temps , par les histoires anciennes ;
il finira par les histoires modernes. îl n'omet-
tra aucun peuple dans cette suite des siècles;
il n'oubliera ni les Chinois, ni les Russes ,
ni la Pologne , ni le nord , comme il est ar-
rivé à Monsieur Bossuet dans son ouvrage,
d'ailleurs très-estimable. Notre professeur
s'appliquera surtout à l'histoire d'Allemagne,
comme la plus intéressSnte pour les Alle-
mands; il se gardera cependant de s'enfon-
cer trop avant dans l'obscurité des origines
sur lesquelles les documens nous manquent,
et qui au demeurant sont des connoissances
ALLEMANDE. lo3
assez inutiles. Sans s'apesantlr il parcourra
le neuvième, le dixième, le onzième, le
douzième siècle ; il s'étendra davantage sur
le treizième siècle, où l'histoire commence
à devenir plus intéressante. En avançant il
entrera dans de plus grands détails , parce
que ces faits sont liés davantage à l'histoire
de nos jours; il s'arrêtera plus particulière-
ment sur les événemens qui ont eu des suites
que sur ceux qui sont morts sans postérité ,
si j'ose m'exprimer ainsi. Le professeur re-
marquera l'origine des droits , des usages ,
des lois ; il fera connoître à quelles occasions
elles se sont établies dans l'Empire. Il faut
qu'il marque l'époque où les villes impéria-
les devinrent libres , et quels furent leurs
privilèges , comment se forma la Elanse ou
la ligue des villes anséatiques ; comment les
ëvêques et les abbés devinrent souverains; il
expliquera de son mieux comment les élec-
teurs acquirent le droit d'élire les empereurs.
Les difiérentes formes de l'administration de
la justice dans cette suite de siècles, ne doi-
vent pas être omises. Mais c'est surtout depuis
Charles Quint que Monsieur le professeur
fera le plus d'usage de son discernement et
de son habileté : depuis cette époque tout
devient intéressant et mémorable. Il s'appli-
G 4
J04 DE LA LITTÉRATURE
quera à débrouiller de son mieux les cause»
des grands événemens -, indifférent pour les
personnes , il louera les belles actions de
ceux qui se sont illustrés, et il blâmera les
fautes de ceux qui en ont commis. Voici
enfin les troubles de la religion qui commen-
cent; le professeur traitera cette partie en
philosophe. Viennent ensuite les guerres
auxquelles ces troubles donnèrent lieu ; ces
grands intérêts seront traités avec la dignité
quileur convient. La Suède prendparti contre
l'Empereur; le professeur dira ce qui donna
lieu à Gustave Adolphe de se transporter en
Allemagne , et quelles raisons eut la France
de se déclarer pour la Suéde, et pour la
cause protestante ; mais le professeur ne ré-
pétera pas les vieux mensonges que de trop
crédules historiens ont répandus. Il ne dira
point que Gustave Adolphe a été tué par
un prince ailemand qui servoit dans son ar-
, mée, parce que cela n'est ni vrai, ni prouvé,
ni vraisemblable. La paix de Westphalie exi-
gera un détail plus circonstancié, parce qu'elle
est devenue la base des libertés germaniques ,
une loi qui restreint l'ambition impériale
dans ses justes bornes , sur laquelle notre
constitution présente est fondé£. Le profes-
seur rapportera ensuite ce qui s'est passé sous
A LL E M A N D r= îo5
les règnes des Empereurs Léopold, Joseph
et Charles VI. Ce vaste champ lui fournit de
quoi exercer son érudition et son génie , sur-
tout s'il ne néglige rien d'essentiel; et il
n'oubliera pas , après avoir exposé tous les
faits mémorables de chaque siècle , de ren-
dre compte des opinions reçues , et des hom-
mes qui se sont le plus distingués par leurs
talens ,• par leurs découvertes , ou par leurs
ouvrages; et il aura soin de ne pas omettre
les étranges contemporains des Allemands
dont il parle. Je crois qu'après avoir ainsi
parcouru l'histoire , peuple après peuple, on
rendroit service aux étudians si l'on rassem-
bloit toutes ces matières et qu'on les leur
représentât dans un tableau général. C'est
surtout dans un tel ouvrage que l'ordre
chronologique seroit nécessaire, pour ne pas
confondre les temps , et pour apprendre à
placer chaque fait important selon l'ordre
qu'il doit occuper ; les contemporains à côté
des contemporains ; et pour que la mémoire
fût moins chargée de dates , il seroit bon de
fixer les époques où les révolutions les plus
importantes sont arrivées : ce sont autant de
points d'appui pour la mémoire , qui se re-
tiennent facilement , et qui empêchent que
cet immense chaos d'histoires ne brouille la
G 5
30.6 DE LA LITTÉRATURE
tête des jeunes gens. Un cours d'histoire, tel
que je le propose^ doit être bien digéré ,
profondément pensé, et purgé de toute mi-
nutie. Ce n'est ni le Theatrum Europaewriy
ni l'histoire des Germains de Monsieur de
Bunau , que le professeur doit consulter ;
j'aimerois mieux l'adresser aux'cahiers deTho-
masiîîs , s'il s'en trouve encore. Quel spec-
tacle phis intéressant, plus instructif et plus
nécessaire pour un jeune homme qui doit
entrer dans le monde , que de passer cette
suite de viQissitudes qui ont changé si souvent
la face de l'univers." Où apprendra-t-il mieux
à cpnnoître le néant des choses humaines,
qu'en se promenant sur les ruines des royau-
mes et des plus vastes empires ? Mais dans
cet amas de crimes qu'on lui fait passer de-
vant les yeux, quel plaisir pour lui de trou-
ver de loin à loin de ces âmes vertueuses et
divines qui semblent demander grâce pour
la perversité de l'espèce? Ce sont-là les
modèles qu'il doit suivre. Il a vu une foule
d'hommes heureux environnés d'adulateurs;
la mort frappe l'idole , les flatteurs s'enfuient,
la vérité paroît, et les cris de l'exécration
publique étouffent la voix des panégyristes.
Je me flatte que le professeur aura assez de
sens pour marquer à ses disciples les bornes
ALLEMAND E. 107
qui distinguent une noble émulation d'avec
celles d'une ambition démesurée , et qu'il
les fera réfléchir sur tant de passions funes-
tes qui ont entraîné les malheurs des plus
vastes Etats ; il leur prouvera par cent ex-
emples que les bonnes moeurs ont été les
vraies gardiennes des empires, ainsi cjueleur
corruption, l'introduction du luxe, et l'amour
déinesuré des richesses, ont été de tout temps
les précurseurs de leur chute. Si Monsieur le
professeur suit le plan que je propose, il ne
se bornera pas à entasser des faits dans la
mémoire de ses écoliers; mais il travaillera à
former leur jugement, à rectifier leur façon
de penser, et surtout à leur inspirer de
l'amour pour la vertu; ce qui, selon moi,
est préférable à toutes les connoissances in-
digestes dont on farcit la tête des jeunes
O, J
gens.
Il résulte en général de tout ce que je viens
de vous exposer, que l'on devroit s'appliquer
avez zèle et avec empressement à traduire
dans notre langue tous les auteurs classiques
des langues anciennes et modernes ; ce qui
nous procureroit le double avantage de for-
mer notre idiome et de rendre les connois-
sances plus universelles. En naturalisant tous
les bons auteurs , ils nous apporteroient des
3o8 iDE XA LITTÉRATURE
idées neuves, et nous enrichiroient de leur
diction , de leurs grâces , et de leurs agré-
mens : et combien de connoissances le pu-
blic n'y gagneroit - il pas? De vingt - six
millions d'habitans qu'on donne à l'Alle-
magne, je ne crois pas que cent mille sachent
bien le latin, surtout si vous décomptez cet
amas de prêtres ou de moines qui savent à
peine autant de latin qu'il en faut pour en-
tendre tant bien que mal la syntaxe. Or voilà
donc vingt-cinq millions neuf cent mille âmes
exclues de toutes connoissances, parce qu'el-
les ne sauroient les acquérir dans la langue
vulgaire. Quel changement plus avantageux
pourroit donc nous arriver que celui de ren-
dre ces lumières plus communes en les ré-
pandant partout ? Le gentilhomme qui passe
sa vie à la campagne , feroit un choix de lec-
tures qui lui seroient convenables , il s'ins-
truiroit en s'amusant ; le gros bourgeois en
deviendroit moins rustre ; les gens désoeu-
vrés y trouveroient une ressource contre
rennui'; le ^oût des belles lettres deviendroit
général, etilrépandroit sur la société l'amé-
nité, la douceur , les grâces, et des ressour-
ces inépuisables pour la conversation. De ce
frottement des esprits résulteroit ce tact fin ,
le bon goût qui par un discernement prompt
ALLEMANDE. I09
saisit le beau, rejette le médiocre et dé-
daigne le mauvais. Le public , devenu ainsi
ju^e éclairé 5 obligeroit les auteurs nouveaux
à travailler leurs ouvrages avec plus d'assi-
duité et de soin, et à ne les donner au
jour qu'après les avoir bieil limés et repolis.
La marche que j'indique n'est point née
dans mon imas^ination ; c'est celle de tous
les peuples qui se sont policés; il n'y en a
pas d'autre. Plus ]e goût des lettres gagnera,
plus il y aura de distinction et de fortune à
attendre pour ceux qui les cultivent supé-
rieurement; plus l'exemple de ceux-là en
animera d'*autres. L'Allemagne produit des
hommes à recherches laborieuses , des phi-
losophes, des génies 5 et tout ce que l'on
peut désirer ; il ne faut qu'un Prométhée qui
dérobe le feu céleste pour les animer.
Le sol qui a produit le fameux Des Vignes,
Chancelier du malheureux Empereur Frédé-
ric II, celui où sont nés ceux qui écrivirent
les Lettres des hommes obscurs , ( bien supé-
rieurs à leur siècle,) qui sont les modèles
de Rabelais ; le sol qui a produit le fameux
Erasme dont l'Eloge de la folie pétille d'es-
prit , et qui vaudroit encore mieux, si l'on
en retranchoit quelques platitudes monacales
qui ge ressentent du mauvais goût du temps;
1 lO DE LA LITTERATURE
le pays qui a vu naître un Méianclithon aussi
sage qu'érudit; le sol, dis-je , qui a produit
ces grands hommes n'est point épuisé, et on
en feroit éclore bien d'autres. Que de grands
hommes n'ajouterois - je pas à ceux-ci? Je
compte hardiment au nombre des nôtres Co-
pernic, qui par ses calculs rectifia le système
planétaire , et prouva ce que Ptolomée a osé
avancer quelques milliers- d'années avant lui;
tandis qu'un moine d'un autre côté de l'Al-
lemagne découvrit par ses opérations chimi-
ques les étonnans effets de l'explosion de la
poudre; qu'un autre inventa l'imprimerie ,
art heureux qui perpétue les bons livres,
et met le public en état d'acquérir des
connoissances à peu de frais ; un Otto
Guérike , esprit inventif, auquel nous de-
vons la pompe pneumatique. Je n'oublierai
certainement pas le célèbre Leibnitz , qui
a rempli l'Europe de son nom -, si son
imagination l'a entraîné dans quelques vi-
sions systématiques , il faut toutefois avouer
que ses écarts sont ceux d'un grand génie.
Je pourrois grossir cette liste des noms de
Thomasius , de Bilhnger , de Hailer, et de
bien d'autres; mais le tem^ps présent m'im-
pose silence. L'élocre des uns humilieroit
l'amour propre des autres»
ALLEMANDE. lll
Je prévois qu'on m'objectera peut-être
que pendant les guerres d'Italie on a vu
fleurir Pic de la Mirandole. J'en conviens ;
mais il n'étoit que savant. On ajoutera, que
pendant que Cromwel bouleversoit sa patrie
et faisoit décapiter son Roi sur un échafaud ,
Toland publioit son Léviathan ; et peu après
lui Miltonmit eij lumière son Paradis perdu;
que même du temps de la Reine Elisabeth
le Chancelier Bacon avoit déjà éclairé l'Eu-
rope et s'étoit rendu l'oracle de la philoso-
phie 5 en indiquant les découvertes à faire,
et en montrant le chemin qu'il falloit suivre
pour y parvenir j que pendant les guerres de
Louis XÎV les bons auteurs en tout genre
illustrèrent la France : pourquoi donc , dira-
t-on , nos guerres d'Allemagne auroient-elles
été plus funestes aux lettres que celles de
nos voisins ? lime sera aisé devons répondre.
En Italie les lettres n'ont véritablement fleuri
que sous la protection de Laurent de Médicis,
du Pape Léon X , et de la maison d'Est. Il
y eut dans ces temps quelques guerres pas-
sagères 5 mais non destructives -, et l'Italie,
jalouse de la gloire que devoit lui procurée
la renaissance des beaux arts , les encoura-
geoit autant que ses forces le permettoient.
En Angleterre la politique soutenue du fana-
tia DE LA LITTERATURE
tisme de Cromvel n'en vouloir qu'au trône ;
cruel envers son Roi, il gouverna sagement
sa nation ; aussi le commerce de cette île ne
fut -il jamais plus florissant que sous son
protectorat. Ainsi le Béhémoth ne peut se
regarder que comme un libelle départi. Le
Paradis de Milton vaut mieux sans doute :
ce poëte étoit un homme d'une imagination
forte 5 qui avoit pris le sujet de son poëme
dans une de ces farces religieuses qu'on jouoit
encore de son temps en Italie , et il faut
remarquer sur tout qu'alors l'Angleterre étoit
paisible et opulente. Le Chancelier Bacon,
qui s'illustra sous la Reine Elisabeth , vivoit
dans une cour polie; il avoit les yeux péné-
trans de l'aigle de Jupiter pour scruter les
sciences , et la sagesse de Minerve pour les
digérer. Le génie de Bacon est comme ces
phénomènes qu'on voit paroître de loin à
loin , et qui font autant d'honneur à lelir J
siéle qu'à l'esprit humain. En France le mi-
nistère du Cardinal de Richelieu avoit pré-
paré le beau siècle de Louis XIV. Les
lumières commençoient à se répandre; la
guerre de la Fronde n'étoit qu'un jeu d'en- j
faut. Louis XIV , avide de toute sorte de ]
gloire , voulut que sa nation fût la première
pour la littérature et le bon goût, comme
ALLEMANDE. Il3
en puissance, en conquêtes, en politique
et en commerce. Il porta ses armes victo-»
rieuses dans les pays ennemis. La France sei
glorifioit des succès de son monarque, sans
se ressentir des ravages de la guerre. Il étoit
donc naturel que les Muses , qui se com-
plaisent dans le repos et dans l'abondance,^
se fixassent dans son royaume. Mais ce que
vous devez remarquer surtout , Monsieur,
c'est qu'en Italie , en Angleterre , en France;^
les premiers hommes de lettres et leurs suc-
cesseurs écrivirent dans leur propre langue J
Le public dévoroit ces ouvrages , et les con-^
noissances se répandoient généraiement sur
toute la nation. Chez nous , c'étoit toute
autre chose. Nos querelles de religion noua
fournirent quelques ergoteurs , qui discutant
obscurément des matières inintelligibles ^
soutenoient , combattoient les mêmes argu-
mens , et mêloientles injures aux sophismes*'
Nos premiers savans furent , comme partout^
des hommes qui entassoient faits sur faits
dans leur mémoire , des pédans sans juge-
ment, des Lipsius, des Freinshémius , des
Gronovius , des Graevius , pesans restaura-
teurs de quelques phrases obscures qui
se trouvoient dans les anciens manuscrits.
Cela pouvoit être utile jusqu'à un certain
Oeuv.deFr.Jl T.IIL H
IT4 3DE LA LITTÏRATURE
point, mais il ne falloit pas attacher toute
son application à des vétilles minutieuses ,*
par conséquent peu importantes. Ce qu'il
y eut de plus fâcheux, c'est que la vanité
pédantesque de ces Messieurs aspiroit aux
applaudissemens de toute l'Europe : en partie
pour faire parade de leur belle latinité , en
partie pour être admirés des pédans étran-
gers , ils n'écrivoient cju'en latin; de sorte
que leurs ouvrages étoient perdus pour
presque toute l'Allemagne. De là il résulta
deux inconvéniens : l'un que la langue alle-
mande n'étant point cultivée , demeura
chargée de son ancienne rouille; et l'autre, 1
que la masse de la nation , qui ne savoit
pas le latin , ne pouvant s'instruire , faute
d'entendre une langue morte , continua de
croupir dans la plus crasse ignorance. Voilà
des vérités auxquelles personne ne pourra
jépondre. Que Messieurs les savans se
souviennent quelquefois que les sciences
sont les alimens de l'ame; la mémoire les
reçoit comme l'estomac , mais elles causent
des indigestions , si le jugement ne les di-
gère. Si nos connaissances sont des trésors,,
il faut 5 non pas les enfi:)uir , mais les faire
profiter en les répandant généralement dans
une langue entendue par tous nos concitoyen».
ALLEMANDE. Il5
Ce n'est que depuis peu quelesgensde
lettres ont pris la hardiesse d'écrire dans
WL leur langue maternelle , et qu'ils ne rou-
gissent plus d'être Allemands. Vous savez
qu'il n'y a pas long-temps qu'a paru le pre-
mier dictionnaire de la langue allemande
qu'on ait connu; je rougis de ce qu'un
ouvrage aussi utile ne m'a pas devancé.d'un
siècle ; cependant on commence à s'aper-
cevoir qu'il se prépare un changement dans
les esprits ; la gloire nationale se fait enten-
dre 5 on ambitionne de se mettre de niveau
avec ses voisins , et l'on veut se frayer des
routes au Parnasse , ainsi qu'au temple de
mémoire ; ceux qui ont le tact fin le remar-
quent déjà. Qu'on traduise donc dans notre
langue les ouvrages classiques anciens et mo-
dernes. Si nous voulons que l'argent circule
chez nous , répandons-le dans le public , en
rendant communes les sciences qui étoient
si rares autrefois.
Enhn , pour ne rien omettre de ce qui
a retardé nos progrès, j'ajouterai le peu
d'usage que l'on a fait de l'allemand dans
la plupart des cours d'Allemagne. Sous le
règne de l'Empereur Joseph on ne parloit à
Vienne qu'italien; l'espagnol prévalut sous
Charles VI 5 et durant l'empire de François I,
1 1 5 DE L A L I T T É R A T U R E
né Lorrain , le françois se parloit à sa cour
plus familièrement que l'allemand : il en
étoit de même dans les cours électorales.
Quelle pouvoit en être la raison ? Je votis
le répète 5 Monsieur, c'est que l'espagnol,
l'italien et le françois étoient des langues
fixées , et la nôtre ne l' étoit pas. Mais con-
solons-nous ; la même chose est arrivée en
France. Sous François I, Charles IX, Henri III,
dans les bonnes compagnies on parloit plus
l'espagnol et l'italien que le françois ; et la
langue nationale ne fut en vogue qu'après
qu'elle devint polie , claire , élégante , et
qu'une infinité de livres classiques l'eurent
embellie de leurs expressions pittoresques ,
et en eurent aussi fixé la marche grammati-
cale. Sous le règne de Louis XIV le françois
se répandit dans toute l'Europe , et cela en
partie pour l'amour des bons auteurs qui
florissoient alors , même pour les bonnes
traducions des anciens qu'on y trouvoit.
Et maintenant cette langue est devenue un
passe-partout qui vous introduit dans toutes
les maisons et dans toutes les villes.
Voyagez de Lisbonne à Pétersbourg , et
de Stockholm à Naples en parlant le fran-
çois , vous vous faites entendre par-tout.
Par ce seul idiome vous vous épargnez
ALLEMAND Ev ÏI7
quantité de langues qu'il vous faudroit savoir,
qui surchargeroient votre mémoire de mots,
à la place desquels vous pouvez la remplir
de choses , ce qui est bien préférable.
Voilà , Monsieiu' , les différentes entraves
qui nous ont empêcJiés d'aller aussi vite
que nos voisins ; toutefois ceux qui viennent
les derniers , surpassent cjuelquefois leurs
prédécesseurs : cela pourra nous arriver plus
promptement qu'on ne le croit, si les sou-
verains prennent du goût pour les lettres;
s'ils en^uragent ceux qui s'y appliquent ,
en louant et récompensant ceux qui ont 1©
mieux réussi : que nous ayons des Médicis,
et nous verrons éclore des génies. Des Au-
gustes feront des Virgiles. Nous aurons nos
auteurs classiques ; chacun , pour en pro-
fiter , voudra les lire ; nos voisins appren-
dront l'allemand . les cours le parleront avec
délice; et il pourra arriver que notre langue
polie et perfectionnée s'étende en faveur
de nos bons écrivains d'un bout de l'Europe
à l'autre. Ces beaux jours de notre littéra-
ture ne sont pas encore venus ; mais ils
s'approchent. Je vous les annonce , ils vont
paroître : je ne les verrai pas , mon âge
m'en interdit l'espérance. Je suis comme
Moyse ; je vojs de loin la terre promise,
II 3
Il8 DE LA LITTÉRATURE ALLEMANDE.
mais je n'y entrerai pas. Passez-moi cette
comparaison. Je laisse Moyse pour ce qu'il
est 5 et ne veux point du tout me mettre
en parallèle avec lui ; et pour les beaux
jours de la littérature , que nous attendons,
ils valent mieux que les rochers pelés et
arides de la stérile Idumée.
#•' ••
ÉLOGES.
ikannBHMm
ÉLOGE
DE JORDAN.
c
H ARLES Etienne Jordan naquit
à Berlin le q7 Août 1700, d'une bonne fa-
mille bourgeoise , originaire du Dauphiné.
Son père , qui avoit quitté sa patrie pour
la religion , conservoit ce zèle ardent y qui
occupé entièrement à satisfaire le Ciel, ne juge
pas toujours avec impartialité et justesse des
affaires de ce monde. Il avoit destiné les
trois aînés de ses fils au négoce , et il voua
le cadet à l'église , sans consulter son incli-
nation ni ses talens.
Le jeune Jordan avoit une passion pour
les lettres et pour l'étude : il dévoroit avec
H 5
ÏQ2 ÉLOGE
avidité tous les livres qui lui tomb oient
entre les mains ; suivant ce penchant ir-
résistible avec lequel la nature marque les
génies , chacun à un coin particulier. Son
père y fut trompé ^ et crut^que qui dit un
homme de lettres , dit un ministre ou un
théologien* Il envoya son fils étudier à Mag-
debourg y sous la direction de son oncle ,
qui étoit prêtre en cette ville. L'année 1719
il se rendit à Genève , où il fréquenta les
plus habiles professeurs en philosophie ,,'
fen éloquence et en théologie. Après qu'il
se fut approprié les trésors de Genève, s'il
m'est permis de m'exprimer ainsi , il vola
à Lausanne , pour y puiser de nouvelles
connoissances dans de nouvelles sources.
De retour à Berlin en 1721 il fut connu
de Monsieur la Croze , qui l'instruisit par
amitié tant dans les langues que dans les
lettres. Il continua ensuite ses études en
théologie , par déférence aux volontés de
son père j et après avoir passé par les de-
grès qui précèdent le ministère, il fut re-
vêtu de ce caractère en i7q5. On lui confia*
la conduite de la petite église de Potzlow,
village situé dans une des Marches.
La jeunesse de Monsieur Jordan , la viva-
cité saillante de son esprit , et sa passion
DE J O R D A Kw 1q5
pour un genre d'étude tout différent de la
théologie y lui firent sentir la grandeur du
sacrifice qu'il faisoit à son père. Pour l'en,
consoler , on le passa du village où il étoit,
à Prenzlow en 1727. Prenzlow étoit une
sphère bien étroite pour Mr. Jordan. C'étoit
un genêt d'Espagne devant le soc d'une
charrue. Son application et l'étendue de sa
mémoire l'avoient mis en peu de temps au
bout de sa bibliothèque. \]n homme de son
âge ne pouvoit ni ne devoit se restreindre
à ne converser qu'avec des morts ; il devoit
goûter la société des vivans. C4'est ce qui
l'engagea à épouser une personne dans la-
quelle il rencontroit les talens si rares de la
beauté , de l'esprit et de la sagesse. C'étoit
Susanne Perrault , avec laquelle il eut deux
filles pendant les cinq années de leur mariage.
Ce même esprit qui donne le goût des
sciences , porte ceux qui l'ont à remplir
exactement leur devoir. Plus le jugement
est sûr, les idées claires, le raisonnement
conséquent ; plus l'homme est porté à s'ac-
quitter sans reproche de l'emploi , quel qu'il
soit 5 qu'il doit remplir. Monsieur Jordan
agit ainsi. Y avoit-il quelque mésintilligence
dans le troupeau dont il étoit pasteur ?
C'étoit lui qui portoit les paroles de paix et
124 ELOGE
qui travailloit avec une activité infatigable à
réconcilier les esprits. Y avoit-il des person-
nes affligées ? C'étoit Monsieur Jordan qui
les consoloit, qui abandonnoit son étude,
sa femme et tout ce qu'il avoit de plus cher,
pour rendre le repos et la tranquillité d'ame
à ceux qu'une affliction immodérée et le peu
de forces qu'ils avoient sur eux-mêmes en
avoient privés. Y avoit-il quelques malades
ou quelques mourans , fussent^ils même de
cette classe d'hommes méprisée par l'avilis-
sement des emplois dans lesquels elle vit?
C'étoit encore Monsieurjordan dont le coeur
compatissant et tendre assistoit dans leurs
dernières heures ces personnes , qui sans
lui auroient souffert sans secours et seroient
mortes sans consolation.
Un caractère si serviable , cette bonté de
coeur qui^ne se démentoit jamais , ce fonds
de charité inépuisable , en un mot toutes
les bonnes qualités de Monsieur Jordan le
firent aimer et respecter de tous ces François
que la révocation de l'édit de Nantes avoit
établis à Prenzlow. S'il prit part à leur af-
fliction et à leur malheur, ils furent égale-
ment sensibles ,à la mort de sa femme , qu il
perdit au mois de Mars de l'année 1732^
La vivacité de son tempérament, et la force
D E J O R D A N. 125
lavec laquelle les passions régnent dans l'ame
de la jeunesse , ne permirent point à Mon-
-sieur Jordan de souiTrir cette perte avec une
constance stoïque : vrai portrait de la fra-
gilité humaine , qui nous permet de triom-
pher par nos raisons de la foiblesse des autres,
mais qui nous 'laisse tom.ber les armes des
mains qaand il s'agit de nous-mêmes. Le
chagrin et la douleur le rougeoient. Sa santé
en fut altérée si considérablem.ent , qu'il eut
des attaques réitérées de crachement de sang,
qui manquèrent de le rejoindre dans le tom-
beau aux cendres de son épouse. Sa maladie
dégénéra en mélancolie , et il prit ce prétexte
pour quitter les emplois du ministère et pour
venir goûter à Berlin les douceurs de l'étude
et du repos.
Dans les chagrins qui proviennent de
la tendresse , l'affliction est d'autant plus
opiniâtre , qu'elle se croit autorisée par un
motif de vertu. Tout ce qui rappelle les
pertes que l'on a faites, r'ouvre ces plaies,
en y enfonçant le poignard de la mélancolie,
guidé des mains de la constance et de la
fidélité : les distractions et le temps ont seuls
le droit de guérir.
Ces considérations , jointes aux instances
t<26 ÉLOGE
de ses parens , déterminèrent Monsieur Jor--
dan à faire le voyage de France, d'Angle-
terre et de Hollande. Il ne s'y attacha point
à se donner le spectacle de la scène mobile
du monde. Son esprit, porté à la philoso-
phie et à l'étude, lui fît tourner ce voyage
entièrement du côté de la littérature. Il ne
se borna point à voir des palais, à contem-
pler des édifices , à se rendre spectateur de
diverses cérémonies d'une pratique différente
de celle de son pays : unique fruit que la
légèreté et le peu de discernement de la plus
grande partie de la jeunesse recueille de ses
voyages. Car en effet, quel usage peut- on
tirer de l'inspection locale de ces ouvrages
qui sont le produit de l'opulence et souvent
de la prodigalité ? Il ne se fixa qu'à connoître
ces grands hommes dont l'esprit étendu ,
l'élévation du génie et l'érudition font l'hon-
neur de leur patrie et de leur siècle. Je ne
vous tracerai point les noms des Grawesend^
des Musschenbroek , des Voltaire , des Fon-
tenelle , des Dubos, des Clarcke, des Pope,.'
des Le Moivre et de tant d'autres que j'omets
•m
pour l'amour de la brièveté. Ce furent ces
hommes célèbres que Monsieur Jordan vou-
loir voir , et qu'il étoit digne de connoître»
C'étoit ainsi que les Romains voyageoiens
D E J O R D A K. ÎQ7
autrefois en Grèce et surtout à Athènes , pour
se former l'esprit et le goût ^ dans ce pay»
qui étoit alors le berceau des arts et l'asile de?
talens. Il satisfaisoit sa curiosité; c' étoit peijf.
pour lui , il voulut encore contenter ses sen-
timens ; il composa la relation de son voyage,
dans laquelle il rend justice à la beauté du
génie et aux talens de ces hommes rares ^
pour lesquels il conserva une haute estime
pendant toute sa vie. Qu'il est difficile à
l'amour -propre de rendre au mérite un hom-
mage pur et exempt de toute envie ^ Les
bonnes qualités de nos semblables , et siu'-
tout de ceux qui courent avec nous la même
carrière 5 semblent ravaler les nôtres: et
qu'il est rare d'unir la modestie et l'impar-
tialité avec beaucoup d'esprit et de connois-
sances î C'étoit une vertu particulière en
Monsieur Jordan , à laquelle il a été cons-
tamment attaché toute sa vie , et sans la-
quelle il n'eût point laissé ce grand nombre
d'amis qui donnèrent à sa perte de véritable»
regrets. ,
De retour à Berlin il rentra dans son ca-
binet , où l'excitoit à l'étude cette noble,
émulation qui porte les esprits bien faits à
se perfectionner. Il lisoit tout , ai ne pev-
doit rien de ce qu'il avoitlu.
iqS éloge
Sa mémoire étoit si vaste, qu'elle étoit
comme un répertoire de tous les livres, de
toutes les variantes , de toutes les éditions,
et des anecdotes les plus curieuses en ce
genre.
o
L'esprit , le mérite , et surtout le bon ca-
ractère de Monsieur Jordan ne lui permirent
point de rester enseveli plus long-temps dans
son cabinet. Monseigneur le Prince royal ,
à présent le Roi , l'appela à son service au
mois de Septembre 1736. Depuis ce temps
il passa sa vie à Rheinsberg, partagé entre
l'étude et la société; estimé et aimé univer-
sellement 5 et unissant cette politesse que
donne l'usage du beau monde, à la profon-
deur de ses connoissances. Il déridoit les
sciences , et les produisoit à la cour sous
les livrées des agrémens et de la galanterie.
Après la mort de Frédéric - Guillaume , le Roi
le plaça dans une situation où il pût tourner
au prolit de la patrie les talens de son esprit
et les vertus de son coeur. Il fut revêtu du
caractère de conseiller privé. Il employa toute
la sagacité de son esprit à l'utilité de l'Etat.
C'est à lui que Berlin est redevable des nou-
veaux réglemens de police qui y ont intro-
duit le bel ordre que nous y voyons régner.
Toutes les fues furent débarrassées de cette
espèce
DE J O II D A IS". IQ9
espèce lâche et abjecte de fainéans^ dont
l'apparence abuse de la charité des citoyens.
Une maison de travail s'éleva par ses soins ,
dans laquelle mille personnes , qui vivoient
à la charge des particuliers , se nourrissent à
présent de leur industrie , et emploient leurs
facultés au bien public. La ville fut partagée
en quartiers 5 dans chacun desquels des per-
sonnes furent préposées pour veiller aux
règles de la police. Les académies furent
pourvues, avec discernement et connoissance,
de professeurs habiles et savans. Toutes ces
nouvelles institutions , et le soin de faire
fleurir les académies, sont dus à l'activité de
Monsieur Jordan. En 1744, au renouvelle-
ment de cette académie royale des sciences
et des belles lettres , il en fut élu Vice-Pré-
sident.
Qu'on ne dise point que la culture des
sciences et des arts rend les hommes inhabi-
les aux affaires. Le bon esprit fait les mêmes
progrès dans toutes les matières qu'il em-
brasse. Les sciences , bien loin d'avilir, don-
nent dans tous les emplois un nouveau lustre
à ceux qui les cultivent. Les grands hommes
de l'antiquité se formèrent sous la tutelle des
lettres , si je puis me servir de ce terme, avant
que d'occuper les dignités de l'État: et ce
Oeuv.de Fr, IL T. III. I
a 36 ÉLOGE
qui sert à éclairer l'esprit, à perfectionnât
le jugement et à étendre la sphère des con-
iioissances , forme certainement des sujets
propres à toute espèce de destination. Ce
sont des plantes cultivées avec soin , dont
les fleurs et les fruits sont d'une beauté plus
raffinée et d'un goût plus exquis que ceux de
ces arbres, qui dans les bois sauvages, aban-
donnés à eux-mêmes , croissent au hasard ,
et dont les branches bizarrement entortillées
n'offrent pas même à la vue un spectacle
agréable.
Lorsqu'après la mort de l'Empereur Char-
les VI le Roi entra en Silésie à la tête de ses
armées , pour revendiquer l'héritage de ses
ancêtres , que la prospérité de la maison.
d'Autriche lui avoit retenu longues années ,
avec peu d'attention à ses droits ; Monsieur
Jordan suivit Sa Majesté dans la campagne
de 1741, alliant la douceur du commerce
des Muses au tumulte des armes, et à la dis-
sipation d'une armée dont les mouvemens
et les opérations étoient continuelles. Ces
campagnes et son séjour fréquent à la cour
lui laissèrent cependant le temps de travail-
ler aux diflérens ouvrages qui nous restent
de lui : savoir une dissertation latine sur la
Vie et le$ Écrits de Jordanus Brunus: uïjl
DE J O R D A K. l3l
recueil de littérature , de philosophie et
d'h<stoire ; l'histoire de la Vie et des Ouvra-
ges de Monsieur La Croze ; sans compter
quelques manuscrits qu'une modestie ou-
trée l'empêcha de faire imprimer. Il disoit
qu'il falloit porter la lumière dans ces en-
droits ténébreux que la Nature envieuse
paroît vouloir cacher aux hommes ; qu'il
faut instruire l'imivers par des faits nou-
veaux et dignes de son attention ; ou qu'il
faut savoir rendre féconde la stérilité des
matières , et revêtir des traits et des car-
nations de la Vénus de Médicis un squelette
décharné , pour publier ses ouvrages et
pour faire rouler la presse. Sa critique scru-
puleuse n'avoit pour objet que ses ouvra-
ges ; il paroissoit même regretter d'avoir
laissé échapper dans sa jeunesse les pre-
mières productions de sa plume. Subju-
guant son amour propre, il corrigeoit sans
cesse ses nouveaux écrits; ne croyant ja-
mais , par son travail et par son assiduité»
pouvoir doimer assez de preuves du res-
pect et de la déférence qu'un auteur doit
au public.
Il ne manquoit aux avantages dont Mon-
sieur Jordan jouissoit qu'une vie moins limi-
tée que la sienne. Les sciences , la patrie et
I a
^3a t L o G t
son Maître le perdirent par une maladie lon-
gue et douloureuse 5 qui l'emporta le 24.
Mai 1745, âgé de 44 ans et quelques mois;
sans que sa patience l'abandonnât dans des
maux dont le poids s'apesantit par la durée,'
et qui deviennent souvent insupportables
pour les âmes les plus fermes, et pour ceux:
même dont la constance paroît inébranlable
dans les périls les plus évidens.
Monsieur Jordan étoit né avec un esprit
vif 5 pénétrant et en même temps capable
de beaucoup d'application. Sa mémoire étoit
vaste 5 et contenoit, comme dans un dépôt,'
le choix de ce que les bons écrivains dans
tous les siècles ont produit de plus exquis-
Son jugement étoit sûr ; et si son imagination
étoit brillante, elle étoit toujours arrêtée par
le frein de la raison. Sans écart dans ses sail-
lies , sans sécheresse dans sa morale , retenu
dans ses opinions , ouvert dans ses discours,^
préférant la secte académique aux autres
opinions des philosophes, ardent à s'ins-
truir-^ modeste à décider , aimant le mérite
et le faisant connoître , plein d'urbanité et
de bienfaisance , chérissant la vérité , et ne
la déguisant jamais, humain, généreux,
serviable , bon citoyen, hdelle à ses amis,
à son Maître et à sa patrie ; sa mort fut un
D E J Ô R D A î^. l33
deuil pour les honnêtes gens ; la malignité
de l'envie se tut devant lui; le Roi et tous
ceux qui le connurent, l'honorèrent de leurs
regrets sincères.
Telle est la récompense du vrai mérite ,
d'être estimé pendant la vie, et de servir
d'exemple après la mort.
ELOGE
DE GOLTZE
G,
EORGE Conrad , Baron de Goltze ,
Major Général desj armées du Roi, Com-
mandant des gendarmes, Commissaire géné-
•ral de guerre, Drossart de Cotbus, de Peitz
et d'Aschersleben , Chevalier de l'ordre de
St Jean, Seigneur de Kutlau, Neucranz, Mé-
lentin , Henrisdorff, Pépau, Blumwerder ,
Larisch et LangenhofF , naquit à Parsavv en
Poméranie, l'an 1704, de Henning Bernard,
Baron de Goltze , Capitaine de cavalerie au
service de Pologne , et de Marie Catherine
de Heidebrecht. Il fit ses humanités aux jé-
suites de Thorn, d'où il passa à l'université
de Halle , où il acheva de se perfectionner
dans l'étude , et d'acquérir les connoissances
qui conviennent à un jeune homme de condi-
tion que ses parens destinent aux affaires.
ilOGE DE GOITZE. l35
II fut attiré 5 l'année i7q5 au service du
Roi de Pologne , par son oncle le Comte de
Manteuffel, qui étoit Ministre d'Etat. Mon-
sieur de Goltze fut envoyé en France l'année
1727 avec le Comte de Hoym , en qualité
de Conseiller d'ambassade. Deux ans après
il fut rappelé en Saxe , où il devint Con-
seiller de légation actuel , et reçut eu même
temps la clef de Chambellan.
Les cabales d'une cour remplie d'intrigues
renversèrent son protecteur , et ébranlèrent
sa fortune naissante. Monsieur de Goltze fut
bientôt dégoûté de la carrière épineuse dans
laquelle il s'étoit engagé : il ne voyoit devant
lui que des chutes célèbres et des passages
rapides du comble de la faveur à la disgrâce
et à l'oubli: il renonça à la politique; et
quittant le service de Saxe , il choisit une
profession où il suffit d'être honnête homme
pour faire son chemin.
La réputation des troupes prussiennes et
l'amour de la patrie l'engagèrent à préférer
ce service à tout autre. Ce fut l'année i73o
qu'il reçut une compagnie de dragons dans
le régiment de Bareuth. Ce n'étoit pas alors
une chose facile de passer d'un autre service
dans celui de Prusse; et il falloit avoir un
mérite reconnu pour être reçu. Monsieur de
I 4.
l36 ÉLOGE
Goltze justifia bien la bonne opinion qu'oil
avoit de lui. Doué d'un génie heureux et de
toutes sortes de talens , il ne dépendoit que
de lui d'être tout ce qu'il vouloit et d'excel-
ler en chaque genre. A peine fut41 officier ^:
qu'il surpassa tous ceux de son i^égiment en
exactitude et en vigilance ; et il parvint par
son application à une connoissance si parfaite
de son métier , qu'on jugea d'abord par ces
Comniencemens de ce qu'il seroit un jour,"
Ulysse reconnut ainsi Achille en lui pré-
sentant des armes.
Le génie de Monsieur de Goltze n'avoit pas
échappé au feu Roi , qui se connoissoit bien
en hommes. Il l'envoya à Varsovie en l'année
1733, lorsque la m.ort d'Auguste, Roi de
Polo8;ne , ouvroit un vaste champ aux intri-
gues, aux partis et aux dissentions de, cette
république, qui étoit agitée par les mouve-
mens que se donnoient les puissances de
l'Europe pour l'élection d'un nouveau Roi.
Monsieur de Goltze connoissoit non-seule-
ment les intérêts de toutes les grandes famil-
les de ce royaume 5 il avoit de plus une
perception vive , et cet heureux talent de
démêler d'abord la vérité de la vraisemblance.
Ses relations pronostiquèrent exactement les
desseins de- la Polo^irne : il lut l'avenir dans
D E G O L T Z E. l3y
les causes présentes, et s'acquitta de sa com-
mission avec tant de dextérité , que l'estime
que le feu Roi avoit pour lui ^ en augmenta
encore.
Le Roi ne pouvoit lui en donner des mar-
ques plus agréables qu'en lui faisant naître
des occasions où il pût se distinguer. Il le
choisit pour faire la campagne du Rhin en
J7345 avec les dix mille Prussiens qui servi-
rent dans les armées de l'Empereur. Cette
campagne , fiérile en grands événemens ,
trompa l'attente de ce jeune courage, qui
■brûloit de se distinguer. Les bons esprits
savent tirer parti de tout : Monsieur de Goltze
étudia l'arrangement des subsistances 5 et
dans peu il fut supérieur à ses maîtres.
La campagne suivante le Roi le plaça com-
me Lieutenant Colonel dans le régiment de
Cosel ; mais la paix, qui survint immédia-
tement après , ramena Monsieur de Goltze
de la pratique delà guerre à la simple théorie.
Il retourna en Prusse avec son régiment; il
y reprit son ancienne étude , c'est à dire
celle des belles lettres: étude si utile à ceux
qui se vouent aux armes, que la plupart des
grands capitaines y ont consacré leurs heures
de loisir.
I 5
'ï3S ELOGE
En 1,740 , après la mort de Frédéric-Guil-f
laume , le Roi appelle Monsieur de Goltze,
pour l'attacher à sa personne. La guerre de
Silésie qui survint alors, fournit au militaire
les plus belles occasions de se distinguer.
Monsieur de Goltze dressa la capitulation de
Breslauj il fut dépêché au Prii^ce Léopold
d'Anhalt, avec ordre de donner Fassaut à la
ville de Glogau. Il fut même des premiers
qui escaladèrent les remparts , et après en
avoir donné la nouvelle au Roi , il eut com-
mission de hâter la marche de quatorze esca-
drons qui dévoient joindre l'armée et qui
n'arrivèrent qu'à la fin de la bataille de
Molwitz: Monsieur de Goltze s'en servit à
poursuivre les ennemis dans leur fuite.
Ces services lui valurent la seigneurie de
Kutlau, dont le fief étoit venu à vaquer.
Mais Monsieur de Goltze , sensible aux bontés
du Roi, préféroit l'avantage de lui être utile,
a celui d'être récompensé. Laborieux comme
il étoit, il ne pouvoit pas manquer d'occa-
sions pour satisfaire une aussi noble passion.
C'est surtout à la guerre que l'on recon-
noît le prix de l'activité et de la vigilance.
C'est là que la faveur se tait devant le mé-
rite, que les talens éclipsent la présomption,
et que le bien des affaires exige un choix sûr
D E G O L T Z E. ï39
et judicieux des personnes qui sont les plus
employées. Car combien de ressorts ne faut-
il pas faire jouer à la fois , pour faire subsis-
ter et pour mettre en action ces armées
nombreuses que l'on assemble de nos jours?
Ce sont des émigrations de peuples , qui
voyagent en faisant des conquêtes , mais
dont les besoins , qui se renouvellent tous
les jours 5 veulent être satisfaits régulière-
rnent. Ce sont des nations entières ec am-
bulantes , qu'il est plus difficile de défendre
contre la faim que contre leurs ennemis. Le
dessein du Général se trouve par consé-
quent enchaîné à la partie des subsistances ;
et ses plus grands projets se réduisent à des
chimères héroïques, s'il n*apas pourvu avant
toutes choses aux moyens d'assurer les vivres.
Celui auquel il confie cet emploi , devient
en même temps dépositaire de son secret,
et tient par-là même à tout ce que la guerre
a de plus sublime , et l'Etat, de plus im-
portant.
Mais quelle habileté ne faut-il pas dans ce
poste , pour embrasser des objets aussi vas-
tes 5 pour prévoir des incidens combinés ^
des cas fortuits; et pour prendre d'avance
des mesures si exactes, qu'elles ne puissent
être dérangées par auciuie sorte de hasard?
140 ÉLOGE
Quelles ressources dans l'esprit , et quelle
attentionné faut-il pas, pour fournir, en
tOTis temps , le nécessaire et le superflu , à
une multitude composée de gens inquiets,
impatiens et insatiables ? Tous ces talens di-
vers et toutes ces heureuses dispositions se
.trouvoientréunis enla personne de Monsieur
de Goltze. Le Roi lui confia l'intendance de
son armée ; et ce qui est plus remarquable
encore , c'est que tout le monde applaudit
à ce choix.
Monsieur de Goltze étoit comme le Protée
de la fable. Dans cette seule campagne, il fit
le service d'Aide de camp , de Général , d'In-
tendant, et même de Négociateur. Il fut
chargé d'une commission importante et se-
crète 5 dont le public n'a jamais eu une en-
tière connoissance; mais ce que le public
n'ignoroit pas , c'est qu'il passoit d'un em-
ploi à l'autre , sans qu'on s'aperçût qu'il
changeoit de travail , s'acquittant toujours
également bien de celui qu'il faisoit.
L'année 1742 il suivit le Roi en Bohème,-
et donna des marques de sa capacité à la
bataille de Czaslau, qui firent juger aux
connoisseurs que son génie lui tenoit lieu
d'expérience. Il devint Colonel àlafin de la
DE G O L T Z E. I4I
campagne , et reçut en même temps le com-
mandement des gendarmes.
La paix de Breslau, qui fut une suite de
cette victoire , le ramena à Berlin , où , au
renouvellement de l'académie royale des
sciences 5 il en fut élu membre honoraire. Il
assista souvent à nos assemblées , y appor-
tant des connoissances si variées et si éten-
dues, qu'aucune des matières qui setraitoient,
ne lui étoit étrangère ou nouvelle.
Il devint Major Général en 1743", et les
devoirs de son état nous l'enlevèrent Tannés
d'après à l'occasion de la guerre qui se ral-
luma de nouveau. Monsieur de Goltze fut de
toutes les expéditions de cette campagne ,
et y fut utile en toutes ; trouvant des ressour-
ces dans son intelligence pour la subsistance
des troupes , là même où il paroissoit que
la famine devoit suspendre les hostilités.
Nous venons enfin à la plus belle époque
de sa vie, je veux dire la campagne de l'année
1745, campagne où il eut occasion de dé-
ployer toute l'étendue de sa capacité. Au
commencement de cette année, le Roi lui
communiqua le projet de sa campagne, qui
étoit de rendre la guerre offensive par le
moyen d'une bataille , et de poursuivre les
ennemis jusques dans leurs propres provinces.
^4^ é L O G E
Ce qui rendolt l'opération de Monsieur de
Goltze plus difficile , c'étoit Tincertitude du
lieu par lequel l'ennemi feroit des efforts ;
ce qui l'obligeoit à prendre des arrangemens
doubles 5 tant vers les frontières de la Mo-
ravie que vers celles de Bohème.
Tout le monde sait c[ue les ennemis péné-
trèrent en Silésie par la Bohème , et qu'à
cette occasion se donna le 4 de Juin la bataille
de Friedberg. Monsieur de Goltze combattit
à la droite , à la tête de sa brigade de cava-
lerie 5 et fit des merveilles pendant la bataille
et pendant la poursuite. A peine fut -il des-
cendu de cheval . que prenant la plume à
la main , il donnoit cent ordres difFérens ,
pour arranger les convois qui dévoient suivre
l'armée.
Les Prussiens poussèrent les troupes de la
Reine jusqu'au delà de Koenigsgraetz. Le Roi
passa l'Elbe , et se campa au village de Clum,
qui est encore à un mille au delà. Ainsi les
Prussiens étoient à dix milles de leurs ma-
gasins , ayant derrière eux une chaîne de
montagnes qui les enséparoit; aucune rivière
navigable pour s'en servir, et à l'entour de
leur camp une contrée abandonnée de ses
habitans, ce qui en faisoit un désert. Mon-
jsieur de Goltze surmonta tous ces obitacles ^
DE G O L T Z E. 243
et quoique les subsistances se tirassent de la
Silésie ; personne ne s'aperçut de ces em-
barras 5 et l'armée vécut dans l'abondance.
En examinantle nombre prodigieux de dé-
tails qu'entraînoit son emploi, on croiroit
qu'un seul homme ne pourroit y suffire. Mais
Monsieur de Goltze avoit ce talent particulier
à César ; il dictoit , comme ce grand homme ,
à quatre secrétaires à la fois , conservant tou-
jours la tête fraîche , malgré le poids des oc-
cupations les plus compliquées et les plus
difficiles.
A peine Monsieur de Goltze devint-il Com-
missaire général et Drossart de Cotbus et de
Peitz, qu'il en témoigna sa reconnoissance
à son Maître , de la façon la plus noble
qu'un sujet le puisse faire envers son souve-
rain , c'est à dire par des services plus impor-
tans encore que ceux qu'il avoit rendu».
Des raisons politiques et militaires enga-
gèrent le Roi de se rapprocher des frontiè-
res de la Silésie. Son armée étoit affoiblie
par trois gros détachemens , dont l'un avoit
joint le vieux Prince d'Anhalt , au camp de
Magdebourg; le second, sous le Général de
Nassau, avoit repris la forteresse de Coselj
et le troisième , sous le Général du Moulin ^
occupoit les gorges des montagnes qui jné-
'î44 ÉLOGE
nentenSilésie et par où les convois arrivoient
à l'année. Les Autrichiens jugeant ces circons-
tances favorables , vinrent de nuit , et se ran-
gèrent à la droite de l'armée du Roi , sur une
montagne qui ajoutoit à l'avantage du nombre
qu'ils avoient , celui du terrain.
Monsieur de Goltze , qui campoit à la
droite , fut le premier qui avertit le Roi de
l'arrivée des ennemis. Aussitôt l'armée prit
les armes , et se mit eiî devoir de les atta-
quer. Dix escadrons , qui composoient la
première brigade que commandoit Monsieur
de Goltze , et deux escadrons de. la seconde,
avec cinq bataillons de~ grenadiers , étoientà
peine en bataille que Monsieur de Goltze
eut ordre de donner.
Il avoit devant lui cinquante escadrons
des troupes de la Reine , rangés en trois li-
gnes sur la croupe d'une montagne. Les atta-
quer , les enfoncer et les disperser, fut pour
lui l'ouvrage d'un moment. Cette cavalerie ,
débandée et fugitive à travers des vallons ,
ne put jamais se rallier, et l'infanterie prus-
sienne trouva toutes les facilités nécessaires
pour emporter alors la batterie principale des
Autrichiens.. On étoit accoutumé d'exiger de
Monsieur de Goltze le double de ce qu'on
demande aux autres : et comme si c'eût été
trop
D E G O L T 2 E. 145
trop peu de gagner une bataille en un jour,
on le détacha, avec sa brigade, qui deve-
noit inutile à la droite , vers la gauche , où
il combattit une seconde fois avec le même
succès que la première. Le Roi lui-même ren-
dit le témoignage à ce Général , qu'il avoir
eu la plus grande part au gain de cette ba-
taille , où la valeur suppléa au nombre,; et
l'intelligence des officiers , aux dispositions
que le temps n'avoitpas permis de faire.
L'armée entra ensuite dans ses quartiers
de cantonnement en Silésie. Mais un nouvel
ora^e s'éleva bientôt. Les ennemis de la Prusse,
vaincus tant de fois , n'en étoient pas moins
animés à notre perte. Ils méditoient de faire
une irruption dans le Brandebourg , en tra-
versant la Saxe. Ce projet découvert demanda
de nouvelles mesures pour s'y opposer. Mon-
sieur de Goltze travailla aux arrangemens des
subsistances avec tout le zèle d'un bon pa- '
triote , et surpassa dans cette occasion tout
ce qu'il avoir fait d'utile en ce genre jus-
qu'alors.
L'expédition de la Lusace , fut une marche
continuelle , sans relâche, qui dura huit jours,
pendant lesquels l'armée fut abondamment
pourvue. Il régla ensuite les contributions
avec humanité et désintéressement, et revint
14^ ELOGE
après la paix de Dresde à Berlin, où il exerça
ses talens à des vertus civiles , qui le ren-
doient aussi estimable qu'il Tétoitpar les mi-
litaires.
Ce fut par ses soins que se perfectionnèrent
les arrangemens de ces magasins qui préser-
vent toutes les provinces de la domination
prussienne du fléau de la famine , et des
suites encore plus funestes qu'elle attire après
elle. Ce fut à ses bonnes dispositions que
l'éconnomie de l'hôtel royal des Invalides
eut l'obligation de ses meilleurs réglemens.
Ce fut à son industrie qu'on dut le projet
nouveau pour les caissons, les fours et les
bateaux du commissariat.
Monsieur de Goltze ne perdoit jamais de
vue le bien de l'Etat : il dressa des mémoi-
res, pour le défrichement des terres , pour
jsaigner des marais , pour établir de nou-
veaux villages , pour proportionner des taxes
et pour réformer différens abus , sur les ob-
servations qu'il avoit faites en parcourant les
provinces dans ses voyages 5 plusieurs de
ces mémoires devinrent d'une utilité réelle
par leur exé<:ution.
A la fin de 1 746 il fut attaqué d'une espèce \
d'asthme , que les médecins , superficiels
dans leurs conjectures , méprisèrent selon
D s G O L T Z E. 347
leur coutume. Au commencement de Tannée
1747 son mal augmenta, et fut suivi d'un
crachement de sang assez violent, par lequel
on s'aperçut, mais trop, tard, du mal qui le
menaçoit. Le Roi l'avoit admis dans sa plus
grande familiarité. Il aimoit sa conversation,
qui étoit toujours pleine de choses, mêlées
de connoissances agréables et de connoissan-
ces solides; passant des unes aux autres avec
cette facilité qu'y apporte un esprit rempli
d'aménité et formé par un long usage du
monde. Sa Majesté le yït souvent , et surtout
pendant les derniers jours de sa vie , pen-
dant lesquels il conserva une présence d'esprit
et une fermeté admirable, dictant ses der^
îiières volontés sans embarras , consolant ses
parens et se préparant à la mort en philoso-
phe qui foule aux pieds les préjugés du
vulgaire , et dont la vie vertueuse et pure de
crimes ne donnoit lieu à aucune espèce d©
repentir.
Le samedi , 4 d'Août , il se trouva plus
mal le matin que d'ordinaire, et sentant que
sa fin approchoit, il eut la présence d'esprit
d'ordonner à son valet de chambre de fermer
la porte de l'appartement de son épouse ,
qui étoit enceinte ; il lui prit en même temps
un crachement de sang plus fort que ceux
K 2
14$ ÉLOGE
qu'il avoit eus jusqu'alors , pendant lequel
il expira.
Il avoit épousé, Charlotte Wilhelmine de
Grebnitz, de laquelle il eut trois fils et trois
filles , qu'il laissa en bas âge , sans compter
un fils posthume dont sa femme accoucha
peu de temps après sa mort. Monsieur de
Goltze avoit toutes les qualités d'un homme
aimable et d'un homme utile. Son esprit
étoit juste et pénétrant, sa mémoire vaste,
et ses connoissances aussi étendues que cel-
les d'un homme de condition puissent l'être.'
Il fuyoit l'oisiveté , et aimoit le travail avec
passion. Son cœur étoit noble, toujours
porté au bien: et son ame étoit si généreuse,'
qu'il secourut quantité de pauvres officiers
dans leurs besoins. En un mot il étoit hon-
nête homme : louange trop peu estimée de
nos jours, et qui cependant contient en elle
plus que toutes les autres. Il avoit dans ses
moeurs cette simplicité qui a si souvent été
la compagne des grands hommes. Sa mo-»
destie fut poussée au point , qu'il ne voulut
point être enterré avec cette pompe par la-
quelle la vanité des vivans croit encore triom-
pher des injures de la mort. Le Roi, pour
honorer la mémoire d'un homme qui avoit
rendu tant de services à l'Etat, et à la perte
DE GOLTZE. I49
cluqviel il étoit si sensible , ordonna , par une
distinction particulière , à tous les officiers
des gendarmes d'en porter le deuil.
Il est vrai de dire qu'il étoit de ces génies
dont il ne faut que trois ou quatre pour il-
lustrer tout un règne. Il vécut long- temps,
parce que toute sa vie se passa en inéditations
et en actions. La mort l'empêcha de faire
de plus grandes choses. On peut lui appli-
quer cette strophe si connue de Rousseau :
Et ne mefuroju point au nombre des années
-La trame des héros.
K 3
ELOGE
D JT
BARON DE KNOBELSDORF.
J
EAN George Wencêslas, Baron
DE Knobelsdorf^ naquit en 1697. Son
père étoit Seigneur du village de Costar, dans
le duché de Crossen, et sa mère étoit Baronne
Hauchwitz.
Dès l'âge de quinze ans il embrassa le mé-
tier des armes; il fit la campagne de Pomé-
ranie , et le siège de Stralsund , dans Le ré-
giment de Lottum 5 où il s'étoit engagé, se
distinguant autant que le pei'mettoit la sphère
étroite des grades subalternes de la guerre.
Les fatigues d'une campagne rude, et d'un
siège poussé jusqu'au commencement de
l'hiver, altérèrent sa santé, et lui causèrent
un 'Crachement de sang 5 il se roidit contre
ÉLOGE Dî XNOBELSDORF. l51
Ces infirmités précoces , et s'obstina à servir
malgré son tempérament délicat , jusqu'à
l'année 1 7 3o, qu'il quitta comme capitaine.
Le caractère du génie est de pousser for-
tement ceux qui en sont doués à s'abandon-
ner au penchant irrésistible de la nature , qui
leur enseigne à quoi ils sont propres; de là
vient que tant d'habiles artistes se sont for-
més eux-mêmes , et se sont ouvert des rou-
tes nouvelles dans la carrière des arts. Cette
puissante inclination se remarque surtout
dans ceux qui sont nés poëtes , ou peintres.
Sans citer Ovide , qui fit des vers malgré la
défense de son père , sans citer le Tasse qui
fut dans le même cas , et sans faire mention
du Corrége qui se trouva peintre en voyant
les tableaux de Raphaël, nous trouvons dans
Monsieur de Knobelsdorf un pareil exemple.
Il étoit né peintre et grand architecte ; la
nature en avoit fait les frais , et il ne restoic
qu'à l'art d'y mettre la dernière main.
Pendant que Monsieur de Knobelsdorf étoit
au service, il employoit son loisir à dessiner
d'après la bosse. Il peignoit déjà des paysa-
ges dans le goût de Claude -Lorrain , sans
connoître un maître avec lequel il avoit une
si grande ressemblance. Dès qu'il eut quitté
le service, il se livra à ses goûts sans retenue.
l52 ÉLOGE
il lia amitié avec le célèbre Pesne , et il n'eut
point honte de lui confier l'éducation de. ses
talens. Sous cet habile maître il étudia sur-»
tout ce coloris séduisant qui par une douce
illusion empiète sur les droits de la nature,
en animant la toile muette. Il ne négligea
aucun genre , depuis l'histoire jusqu'aux
fleurs , depuis l'huile jusqu'au pastel. La
peinture le conduisit par la main à l'archi-
tecture ; et ne considérant cette connoissance
dans le commencement que pour l'emploi
qu'il en pouvoit faire dans les tableaux , il
se trouva que ce qu'il ne regardoit ([ue comme
un accssoire , fut son talent principal.
La retraite dans laquelle il vivoit , ne le
cacha pas au Roi , alors Prince royal : ce
Prince l'appela à son service , et Monsieur
de Rnobelsdorf pour premier essai orna le
château de Rheinsberg , et le mit ainsi que
les jardins dans l'état où on le voit à présent.
Monsieur de Knobelsdorf embellissoit l'ar-
chitecture par un goût pittoresque , qui ajou-
toit des grâces aux ornemens ordinaires ; il
aimoit la noble simplicité des Grecs , et
un sentiment fin lui fais oit rejeter tous les
ornemens qui n'étoient pas à leur place.
Son avidité de connoissances lui fit désirer
d© voir l'Italie 3 afin d'étudier jusque dan»
DE KNOBELSDORF. l53
ses ruines les régies de son art. Il fit ce
voyage l'année ijSS. Il admira le coloris
de l'école vénitienne , le dessein de récole
romaine; il vit tous les tableaux des grands
maîtres : mais de tous les peintres d'Italie
il ne trouva que Solimène digne de ceux
qui sous les Léon X avoient illustré leur
patrie. Il trouvoit plus de majesté dans l'ar-
chitecture ancienne que dans celle des mo-
dernes 'y il admiroit la fastueuse basilique de
St. Pierre 5 sans cependant s'aveugler sur ses
défauts 5 remarquant que les différens ar-
chitectes qui y ont travaillé , se sont écartés
à tort du premier dessein qu'en a fait Michel
Ancre. Mr. de Knobelsdorf revint ainsi à
Berlin , enrichi des trésors de l'Italie , affermi
dans ses principes d'architecture , et con-
firmé par son^ expérience dans les préjuge
favorables qu'il avoit pour le coloris de Mon-
sieur Pesne. A son retour il fit le portrait
du feu Roi , du Prince royal , et beaucoup
d'autres qui auroient fait la réputation d'un
homme qui n'auroit été que peintre.
En 1 740 5 après la mort de Frédéric Guil-
laume , le Roi lui confia la surintendance
des bâtimens et jardins. Mr. de Knobelsdorf
s'appliqua d'abord à orner le parc de Berlin;
il en fit un endroit délicieux par la variété ^
K 5
l54 ELOGE
des allées , des palissades , des salons , et
par le mélange agréable que produisent à
la vue les nuances des feuilles de tant d'ar-
bres difFérens : il embellit le parc par des
statues et par la conduite de quelques ruis-
seaux ; de sorte qu'il fournit aux habitans
de cette capitale une promenade commode
et ornée , où les raffinemens de l'art ne se
présentent que sous les attraits champêtrei
de la nature.
Monsieur de Knobelsdorf, non content
d'avoir vu en Italie ce que les arts y furent
autrefois , voulut les considérer dans un
pays oii ils fleurissent actuellement ; il obtint
la permission de faire le voyage de France.
Il ne s'écarta pas de son objet pendant le
temps qu'il y fut. Trop attaché aux beaux-
arts pour se répandre dans le grand monde,
et trop ardent à s'instruire pour sortir de la
société des artistes , il ne vit que des atte-
liers 5 des galleries de tableaux , des églises,
et de l'architecture. Il n'est pas hors de notre
sujet de rapporter ici le jugement qu'il por-
toit des peintres de Técole françoise. Il ap-
prouvoit la poésie qui régne dans la compo-
sition des tableaux de le Brun , le dessein
hardi du Poussin , le coloris de Blanchard
^et des Boulognes , la ressemblance et le
DE KNOBELSDORF. l55
fini des draperies deRigaut, le clair obscur
de Raoux , la naïveté et la vérité de Chadin,
et il faisoit beaucoup de cas des tableaux
de Charles Vai^loo et des instructions de
de Troies. Il trouvoit cependant le talent des
François pour la sculpture supérieur à celui
qu'ils ont pour la peinture , l'art étant poussé
à sa perfection par les Bouchardon, les Adam,
les Pigale, etc. De tous les bâtimens de France
deux seuls lui paroissoient d'une architecture
classique , savoir la façade du Louvre par
Perrault , et celle de Versailles qui donne
sur le jardin. Il donnoit la préférence aux
Italiens pour l'architecture extérieure, et aux
François pour la distribution^ la commodité,
et les ornemens des appartemens. En quit-
tant la France îl passa par la Flandre , où ,
comme on s'en doute bien , les ouvrages
desVan-Dick, desRubens, etdesWower-
mens , ne lui échappèrent pas.
Arrivé à Berlin , le Roi le chargea de la
construction de la maison d'opéra, un des
édifices les plus beaux et les plus réguliers
qui ornent cette capitale. La façade en est
imitée , et non pas copiée , d'après celle du
Panthéon ; et dans l'intérieur le rapport
heureux des proportions rend ce vase sonore,
quelle que soit son immensité. Monsieur de
ï56 i L O G E
Knobelsdorf fut occupé ensuite à bâtir la
nouvelle aile du palais de Charlottenbourg,
dont les amateurs approuvent la beauté du
vestibule et de l'escalier ,$ la noblesse du
salon , et l'élégance de la galerie. Il eut occa-
sion d'exercer ses talens à la décoration du
/ peristile nouveau du château de Potsdam,
à l'escalier de marbre , et au salon où est
représentée l'apothéose du grand Electeur.
X,e salon de Sans-Souci , qui imite l'intérieur
du Panthéon , fut exécuté d'après ses des-
seins 5 de même que la grotte et la colon-
nade de marbre qui ~ se touvent dans les
jardins de ce palais. Outre les édifices dont
je viens de parler , une infinité de maisons
particulières , tant à Berlin ^ qu'à Potsdam ,
entre autres le château de Dessau, ont été
bâties d'après les desseins qu'il en a donnés.
Un homme qui possédoit tant de talens,
fut revendiqué par l'académie royale des
sciences à son renouvellement ; et Monsieur
de Knobelsdorf en devint membre hono-
raire. Qu'on ne s'étonne pas de voir un
peintre 5 grand architecte, placé entre des
astronomes , géomètres , des physiciens , et
des poëtes. Les arts et les sciences sont des
jumeaux , qui ont le génie pour père com-
mun, ils tiennent les uns aux autres par des
DE KNOBELSDORF." If/
liens naturels et inséparables : la peinture
exige une connoissance parfaite de la mytho-
logie et de l'histoire ; elle conduit à l'étude
de l'anatomie pour tout ce qui a rapport
au jeu des ressorts qui font mouvoir le corps
humain , afin que dans l'attitude des figures
la contradiction des muscles opère des effets
véritables , et ne représente , ni enfonce-
mens , ni élévations dans les membres , que
ceux qui doivent y être. Le paysage veut
une connoissance de l'optique et de la per-
spective , qui jointe à l'architecture exige
l'étude de la géométrie , des forces mouvan-
tes et de la mécanique. La peinture tient
surtout à la poésie ; le même feu d'imagi-
nation qui sert le poète , doit se trouver
dans le peintre. Toutes ces parties entrent
dans la composition d'un bon peintre : et
c'est peut-être un des grands avantages de
notre siècle éclairé que d'avoir rendu les
sciences plus communes en les rendant plus
nécessaires.
Tant de connoissances que Monsieur de
Knobelsdorf possédoit, le rendoient un sujet
véritablement académique , et lui auroient
fait plus d'honneur , si la mort ne nous
l'avoit enlevé dans un âg;e où ses talens
étoient dans toute leur maturité. Il avoit été
45S 5ÉÎ L O G B
sujet à des accès de goutte : soit qu'il trai-
tât son mal avec trop d'indifférence , soit
que sa santé se dérangeât d'elle-même , il
se plaignit d'obsrructions , et son mal dégé-
néra enfin en hydropisie. Les médecins l'en-
voyèrent aux eaux de Spa , croyant s'en
défaire ; mais il sentit que ce remède n'étoit
pas propre à son mal , il regagna Berlin
avec peine , où il mourut le i5 de Septembre
1753 , âgé de 56 ans.
Monsieur de Knobelsdorf avoit un carac-
tère de candeur et de probité qui le fit esti-
mer généralement; il aimoit la vérité et se
persuadoit qu'elle n'offensoit personne , il
Tecrardoit la complaisance comme une gêne,
et fuyoit tout ce qui paroissoit contraindre
sa liberté ; il falloit le connoître particuliè-
rement pour sentir tout son mérite. Il favo-
risa les talens , il aima les artistes , et se
faisoitplutôt rechercher qu'ilne se produisoit.
îl faut surtout dire à son éloge , qu'il ne
confondit jamais l'mulation avec l'envie ;
sent'imens si différens en efïet , et qu'on ne
sauroit assez recommander aux savans et aux
artistes de distinguer pour leur honneur^
pour leur repos , et pour le bien de la sq-^
eiécé»
ELOGE
DE LA METTRIE.
J
ULIEN OFFRAY DE LA METTRIE naquit a
Saint Malo 5 le 35 Dec. 1709, de Julien
XDffray de la Mettrie et de Marie Gaudron ,
qui vivoient d'un commerce assez considé-
rable pour procurer une bonne éducation à
leur fils. Ils l'envoyèrent au collège de Cou-
tance pour faire ses humanités , d'où il passa
à Paris dans le collège du Plessis; il fit sa
rhétorique à Caen , et comme il avoit beau-
coup de génie et d'imagination, il remporta
tous les prix de l'éloquence ; il étoitné ora-
teur; il aimoit passionnément la poésie et
les belles lettres ; mais son père , qui crut
qu'il y avoit plus à gagner pour un ecclésias-
tique que pour un poëte , le destina à l'é-
glise 3 il l'envoya l'année suivante au collège
îl6o ÉLOGE
du Plessis , où il fit sa logique sous Mr. Cor-
dier 5 qui étoit plus janséniste que logicien.
C'est le caractère d'une ardente imagina-
tion de saisir avec force les objets qu'on
lui présente , comme c'est le caractère de
la jeunesse d'être prévenue des premières
opinions qu'on lui inculque ; tout autre
disciple turoit adopté les sentimens de son
maître; ce n'en fut pas assez pour le jeune
la Mettrie ; il devint janséniste ; et composa
un ouvrage qui eut vogue dans le parti.
En 1725 il étudia la physique au collège
d'Harcourt , et y fit de grands progrès. De
retour en sa patrie , le sieur Hunault , mé-
decin de Saint Malo , lui conseilla d'em-
brasser cette profession : on persuada le père ;
on l'assura que les remèdes d'un médecin
médiocre rapporteroient plus que les abso-
lutions d'un bon prêtre. D'abord le jeune
la Mettrie s'appliqua à Tanatomie; il disséqua
pendant deux hivers ; après quoi il prit en
17'25 à Rheims le bonnet de docteur , et y
fut reçu médecin.
En 1733 il fut étudier à Leyde sous le
fameux Boerhave. Le maître étoit digne de
l'écolier 5 et l'écolier se rendit bientôt digne
du maître. Mr. la Mettrie appliqua toute Li
sagacité de son esprit à la connoissance et
DE LA METTRIE.- l6t
à la cure des infirmités humaines ; et il
devint grand médecin dès qu'il voulut l'être.
En 1734 il traduisit, dans ses momens de
loisir, le traité de feu Mr. Boerhaave , son
Aplirodisiacus 5 et y joignit une dissertation
sur les maladies vénériennes 5 dont lui-même
étoit l'auteur. Les vieux médecins s'élevèrent
en France contre un écolier qui leur faisoit
l'affront d'en savoir autant qu'eux. Un des
plus célèbres médecins de Paris lui fit l'hon-
neur de critiquer son ouvrage, (marque
certaine qu'il étoit bon.) La Mettrie répliqua;
et , pour confondre d'autant plus son adver-
saire, en 1 736 il composa un traité du Vertige^
estimé de tous les médecins impartiaux.
Par un malheureux effet de l'imperfection
humaine , une certaine basse jalousie est
devenue un des attributs des gens de lettres;
elle irrite l'esprit de ceux qui sont en posses-
sion des réputations contre les progrés des
naissans génies ; cette rouille s'attache aux
talens sans les détruire , mais elle leur nuit
quelquefois. Mr. la Mettrie , qui avançoit à
pas de géant dans la carrière des sciences ,
souffrit de cette jalousie , et sa vivacité l'y
rendit trop sensible.
Il traduisit à Saint Malo les Aphorismes de
Boerhaave, la Matière médicale, les Procédés
Oeuv'. de Fr, IL T. IIL ^ L
i6q éloge
chimiques , la Théorie chimique , et les Insti-
tutions du même auteur. Il publia presque
en même temps un abrégé de Sydenham.
Le jeune médecin avoit appris par une expé-
rience prématurée , que pour vivre tranquille
il vaut mieux traduire que composer; mais
c'est le caractère du génie de s'échapper à la
réflexion. Fort de ses propres forces , si je
puis m'exprimer ainsi 5 et rempli des recher-
ches de la nature qu'il faisoit avec une dex-
térité infinie , il voulut communiquer au
public les découvertes utiles qu'il avoit faites.
Il donna son traité sur la petite Vérole , sa
Médecine pratique , et six volumes de comment
taires sur la Physiologie de Boerhaave ; tous
ces ouvrages parurent à Paris , quoique l'au-
teur les eût composés à Saint Malo. Il joignoit
à la théorie de son art une pratique toujours
heureuse ; ce qui n'est pas un petit éloge
pour un médecin.
En 1 74Q Mr la Mettrie vint à Paris , attiré
par la mort de Mr Hunault , son ancien
maître; les sieurs Morand et Sidobre le pla-
cèrent auprès du Duc de Grammont , et peu
de jours après , ce seigneur lui obtint le
brevet de médecin des gardes ; il accompagna
ce Duc à la guerre , et fut avec lui à la ba-
taille de Dettingue^ au siège de Fribourg,
DE LA METTRIE.' l53
et à la bataille de Fontenoi , où il perdit
son protecteur, qui y fut tué d'un coup
de canon.
Mr la Mettrie ressentit d'autant plus vive-
ment cette perte , que ce fut en même temps
recueil de sa fortune. Voici ce qui y donna
lieu. Pendant la campagne de Fribourg Mr
la Mettrie fut attaqué d'une fièvre chaude :
une maladie est pour un philosophe une école
de physique ; il crut s'apercevoir que la
faculté de penser n'étoit qu'une suite de
l'organisation de la machine , et que le déran-
gement des ressorts influoit considérable-
ment sur cette partie de nous-mêmes que
les métaphysiciens appellent l'ame. Rempli
de ces idées pendant sa convalescence , il
porta hardiment le flambeau de l'expérience
dans les ténèbres de la métaphysique ; il
tenta d'expliquer , à l'aide de l'anatomie ,
la texture déliée de l'entendement , et il ne
trouva que de la mécanique où d'autres
avoient supposé une essence supérieure à la.
matière. Il fit imprimer ses conjectures phi-
losophiqus sous le titre d'Histoire naturelle,
de lame. L'aumônier du régiment sonna le
tocsin contre lui j et^d'abord tous les dévots
crièrent.
L q
64 ÉLOGE
Le vulgaire des ecclésiastiques est comme
Don Quichotte, qui trouvoit des avemures
merveilleuses dans des événemens ordinaires;
ou comme ce fameux militaire , qui trop
rempli de son système, trouvoit des colonnes
dans tous les livres qu'il lis oit. La plupart
des prêtres examinent tous les ouvrages de
littérature comme si c'étoient des traités de
théologie; remplis de ce seul objet, ils
voient des hérésies partout; de là viennent
tant de faux jugemens ; et tant d'accusations
formées , pour la plupart , mal à propos
contr(e les auteurs. Un livre de physique doit
être lu avec l'esprit d'un physicien ; la na-
ture , la vérité est son juge ; c'est elle qui
doit l'absoudre ou le condamner : un livre
d'astronomie veut être lu dans un même sens.
Si un pauvre médecin prouve qu'un coup
de bâton fortement appliqué sur le crâne
dérange l'esprit, ou bien qu'à un certain
degré de chaleur la raison s'égare , il faut
lui prouver le contraire , ou se taire. Si un
astronome habile démontre, malgré Josué,'
que la terre et tous les globes célestes tour-
nent autour du soleil, il faut oumieux calculer
que lui , ou souffrir que la terre tourne.
Mais les théologiens , qui par leurs appré-
hensionè -continuelles pourroient faire croire
DE LA Tvl E T 1 R I E. l63
aux foibles que leur cause est mauvaise ^ ne
s'embarrassent pas de si peu de chose. Ils
s'obstinèrent à trouver des semences d'hérésie
dans un ouvrage qui traitoit de physique :
l'auteur essuya une persécution affreuse , et
les prêtres soutinrent qu'un médecin accusé
d'hérésie , ne pouvoit pas guérir les gardes
françoises.
A la haine des dévots se joignit celle de
ses rivaux de gloire; celle-ci se ralluma sur
un ouvrage de Mr la Mettrie , intitulé , la
Politique des Médecins. Un homme, plein d'ar-
tifice et dévoré d'ambition , aspiroit à la place
vacante de premier médecin du Roi de
France ; il crut , pour y parvenir, qu'il lui
sufïisoit d'accabler de ridicule ceux de ses
confrères qvd pouvoient prétendre à cette
charge. Il fit un libelle contre eux ; et abusant
de la facile amitié de Mr la Mettrie , il le
séduisit à lui prêter la volubilité de sa plume,
et la fécondité de son imagination ; il n'en
fallut pas davantage pour achever de perdre
un homme peu connu , contre lequel étoient
toutes les apparences , et qui n'avoit de pro^-
tection que son mérite.
Mr la Mettrie, pour avoir été trop sincère
comme philosophe , et trop oificieux comme
ami 5 fut obligé de renoncer a sa patrie. Le
L 3
%66 ÉLOGE
Duc de Duras et le Vicomte du Chaila lui
conseillèrent de se soustraire à la haine des
prêtres et à la vengeance des médecins. Il
quitta donc en 1746 les hôpitaux de l'armée,
où Mr de Séchelles l'avoit placé , et vint
philosopher tranquillement à Leyde. Il y
composa sa Pénélope , ouvrage polémique
contre les médecins , où , à l'exemple de
Démocrite , il plaisantoit sur la vanité de sa
profession : ce qu'il y -eut de singulier , c'est
. que les médecins , dont la charlatanerie y
est peinte au vrai, ne purent s'empêcher
d'en rire eux-mêmes en le lisant ; ce qui
marque bien qu'il se trouvoit dans l'ouvrage
plus de gaieté que de malice.
Mr la Mettrie ayant perdu de vue ses
hôpitaux et ses malades , s'adonna entière-
ment à la philosophie spéculative ; il fit son
Homme machine ^ ou plutôt il jeta sur le papier
quelques pensées fortes sur le matérialisme,
qu'il s'étoit sans doute proposé de rédiger.
Cet ouvrage , qui devoit déplaire à des gens
qui par état sont ennemis déclarés des pro-
grès de la raison humaine, révolta tous les
prêtres de Leyde contre l'auteur : calvinistes,
catholiques et luthériens oublièrent en ce
moment que la consubstantiation , le libre
arbitre, la messe des morts , et Tinfaillibilité
DE LA M E T T îl I E. 167
du pape les divisoient; ils se réunirent tous
pour persécuter un philosophe qui avoit de
plus le malheur d'être François , dans un
temps où cette monarchie faisoit une guerre
heureuse à leurs Hautes Puissances,
Le titre de philosophe et de malheureux
fut suffisant pour procurer à Mr la Mettrie
lin asile en Prusse , avec une pension du
Roi. Il se rendit à Berlin au mois de Février
de l'année 1748 ; il y fut reçu membre de
l'académie royale des sciences. La médecine
le revendiqua à la métaphysique , et il fit
un traité de la Dyssenterie , et un autre de
Y Asthme , les meilleurs qui ayent été écrits
sur ces cruelles maladies. Il ébaucha différens
ouvrages sur des matières de philosophie
abstraite qu'il s'étoit proposé d'examiner ;
et par une suite des fatalités qu'il avoit
éprouvées , ces ouvrages lui furent dérobés ;
nia.is il en demanda la suppression aussitôt
qu'ils parurent.
Mr la Mettrie mourut dans la maison de
MilordTirconnel, Ministre plénipotentiaire
de France , auquel il avoit rendu la vie. Il
semble que la maladie , connoissant à qui
elle avoit à faire , ait eu l'adresse de l'atta-
quer d'abord au cerveau , pour le terrasser
plus sûrement : il prit une fièvre chaude
L4
l65 ÉLOGE DE LA METTRIE.
avec un délire violent : le malade fut obligé
d'avoir recours à la science de ses collègues,
et il n'y trouva pas la ressource qu'il avoit
si souvent, et pour lui et pour le public ,
trouvée dans la sienne propre.
Il mourut le ii de Novembre i75i , âgé
de 43 ans. Il avoit épousé Louise Charlotte
Dréauno , dont il ne laissa qu'une fille âgée
de cinq ans et quelques mois.
Mr la Mettrie étoit né avec un fond de
gaieté naturelle intarissable ; il avoit l'esprit
vif 5 et l'imagination si féconde , qu'elle fai-
soit croître des fleurs dans le terrain aride
de la médecine. La nature Tavoit fait orateur
et philosophe ; mais un présent plus précieux
encore qu'il reçut d'elle , fut une ame pure
et un coeur serviable. Tous ceux auxquels
les pieuses injures des théologiens nen
imposent pas , regrettent en Mr la Mettrie
Uîi honnête homme et un savant médecin.
■H^wasaBaB
ELOGE
DU GÉNÉRAL DE STILL.
C
HRISTOFLE LoUIS DE STILL naquit â
Berlin l'an 1696, d'Ulric de Still , Lieute-
nant Général des armées du Roi , Comman-
dant de la ville de Magdebourg ; et de Marie
de Cosel. Il fit ses humanités au collège de
Helmstedt , et acheva de se perfectionner
dans ses études à l'université de Halle.
L'amour des lettres n'altéra pas en lui le
désir de la gloire : en 1 7 1 5 , lorsque la guerre
survint avec la Suède , Mr de Still voulut
servir sa patrie ; il fit le siège de Stralsund,
et de l'infanterie il passa dans la cavalerie ,'
pour laquelle sa vivacité sembloitle destiner.
Il ne se contentoit pas d'avoir une charge,
il vouloit être digne de la remplir. La lon-
gue paix depuis l'année 1717 jusqu'à 1733
n'avoit fourni aux militaires aucune occasion
L 5
370 ELOGE
d'acquérir l'expérience de leur art. Tous
ëtoient réduits à la simple théorie , qui en
comparaison de l'expérience ne doit se regar-
der que comme l'ombre à l'égard de l'objet
réel. A la mort d'Auguste premier , Roi de.
Pologne 5 Mr de Still ne laissa point échapper
l'occasion qui se présenta à lui; il assista
aux fameux siège de Dantzickqui se fit sous
la direction du Maréchal Munich , et il eut
la satisfaction de faire sous le Prince Eugène
la dernière campagne où ce Prince commanda
sur le Rhin. Après la mort du feu Roi , le
Roi d'à présent le nomma Gouverneur de
son frère , le Prince Henri. Mr de Still étoit
d'autant plus cjigne de cet emploi, qu'il
réunissoit les qualités du coeur aux talens
de l'esprit, et aux vertus militaires. Au re-
nouvellement de l'académie , Mr de Still en
fut élu Curateur. Il est honteux de le dire,'
mais il n'en est pas moins vrai , qu'on trouve
rarement parmi les personnes de naissance
des esprits aussi éclairés que le sien, et un
mérite aussi digne de l'académie que l'avoit
Mr de Still. Il n'étoit point étranger aux
différentes sciences que notre académie réunit
en corps ; il auroit même été capable de
nous enrichir de ses travaux littéraires , si ses
différentes fonctions ne lui en avoient dérobé
DU GENERAL DE STILL. 171
le temps. Son penchant le portoit aux belles
lettres ; il préféroit aux sciences austères les
2;râces de l'éloquence , non pas cette pra-
fusion de mots qui n'opère qu'une espèce
de bourdonnement agréable aux oreilles,
mais la force des pensées qui par des expres-
sions majestueuses forcent l'auditeur à les
entendre , persuade , et entraîne les suffrages.
Il re^ardoit les anciens comme nos maîtres,
et leur donnoit surtout la préférence sur les
modernes par l'étude plus profonde de leur
art qu'ils avoient faite. Nous lui avons sou-
vent entendu dire , qu'autrefois, un homme
pouvoit devenir habile , parce qu'il ne con-
sacroit ses talens qu'à l'art qu'il embrassoit;
mais que le goût de notre siècle pour l'uni-
versalité des sciences ne pouvoit produire
que des hommes superficiels en tout genre ;
et il regardoit ce goût comme la cause de
la décadence des lettres : il ne croyoit pas
que Virgile dût commenter Euclide , ni
Platon faire des vaudevilles ; la vie d'un
homme ne suffisant pas pour approfondir une
science. La guerre tira bientôt Mr de Still de
l'asile des Muses; il suivit le Roi en Moravie
l'année 174Q. Il reçut en 1743 le régiment
de cavalerie du Prince Eugène d'Anhalt , et
fut de la promotion des Majors Généraux.
Ï72 ELOGE
La seconde guerre de 1745 lui fournit des
occasions pour déployer ses vertus militaires ;
il battit avec sa brigade le Général Nadasti
dans une affaire d'avant-garde auprès de
Landshut , et le poursuivit] usqu'en Bohème.
Peu de temps après il fut blessé à la bataille
de Friedberg : il est superflu de dire qu'il y
acquit de la gloire. Les exploits que lit la
cavalerie prussienne en ce jour-là sont trop
connus pour les rappeler ici. Après l'expé-
dition de Saxe , Mr de Still revint avec le
Roi à Berlin , où il trouva Mr de Maupertuis,
devenu depuis peu Président de l'académie;
il participa à la joie que tout notre corps
ressentit d'avoir à sa tête un savant aussi
illustre. Les sciences et les arts se tiennent
tous comme par la main : la méthode qui
conduit un géomètre dans les profondeurs
de la nature , ou qui guide un philosophe
dans les ténèbres de la métaphysique , est
la même pour tous les arts. Mr de
Still 5 qui avec le goût des sciences s'étoit
acquis cette méthode , voulut l'appliquer
à un métier qu'il faisoit avec succès , et
qui dans la guerre Tavoit couvert de gloire ;
il composa un ouvrage sur l'origine et les
progrès de la cavalerie : ce que nous en
avons vu est plein de recherches curieuses.
DU GENERAL DE S T I L L. 173
et de détails remplis d'érudition. Il Tavoit
poussé jusqu'à l'an 1750, et la mort l'em-
pêcha d'achever ce que ses recherches au-
roient eu de plus intéressant à nous appren-
dre. Le manuscrit est entre les mains de sa
famille : ce seroit une perte pour le public
s'il étoit frustré de cet héritage.
Depuis l'année i75o Mr de Still se sentit
attaqué d'un asthme , qui allant toujours
en empirant 5 causa enfin sa mort le 19
d'Octobre i75q. Il avoir épousé Charlotte
de Hus 5 fille du Président de la Régence
de Magdebourg ; il laissa deux fils , qui
sont officiers , et quatre filles , dont deux
sont en bas âge. Il avoit le coeur serviable,
plein de candeur et de désintéressement 5
sa sagesse étoit gaie , et sa joie étoit sao-e.
Les talens de son esprit ne servoient qu'à
IP' relever les qualités de son coeur; né pour
les arts comme pour la guerre , pour la cour
comme pour la retraite , il étoit de ce petit
^ nombre de gens qui ne devroient jamais
mourir; mais comme la vertu ne se dérobe
pas aux atteintes de la mort , il a su survivre
à lui-même en laissant un nom cher aux
arts , et estimé des honnêtes gens.
me
ELOGE
DU
PRINCE HENRI
DE PRUSSE. *)
Messieurs,
I l'affliction est permise à un homme rai-
sonnable, c'est sans doute quand il partage
avec sa patrie et un peuple nombreux la dou-
leur d'une perte irréparable. Bien loin que
l'objet de la philosophie soit d'étouffer la
nature en nous , elle se borne à régler et
modérer les écarts des passions : en munis-
sant le cœur du sage d'assez de fermeté pour
soutenir l'infortune avec grandeur d'ame ,
elle le blâmeroit si dans un engourdissement
stupide il voyoit d'un oeil insensible les per-
tes et les désastres de ses concitoyens. Me
*) Lu da.nî5 l'assemblée extraordinaire de racad.mie royale
des fciences le 30 Décembre 1767^
ÉLOGE DU HRINCE HENRI DE PRUSSE. 175
seroit-il donc permis de demeurer seul insen-
sible au funeste événement qui trouble la sé-
rénité de vos jours , à la vue du spectacle
lugubre qui vient de vous frapper, à ce
triomphe de la Mort qui s'élève des trophées
de nos dépouilles , et qui s'applaudit de
s'être immolé nos plus illustres têtes? Non,
Messieurs, mon silence seroit criminel : il
me doit être permis de mêler ma voix à celle
de tant de citoyens vertueux , "qui déplorent
la destinée d'un jeune Prince que les Dieux
n'ont fait que montrer à la terre. De quel-
que côté que je tourne mes regards, je n'a-
perçois que des fronts abattus , des visages
sombres , l'empreinte de la douleur , des
ruisseaux de larmes qui coulent des yeux ;
je n'entends que des soupirs et des regrets
étouffés par des sanglots. Ceci me rappelle
la famille royale éplorée, redemandant, mais
hélas en vain , le Prince aimable qu'elle a
perdu pour toujours.
La haute naissance qui approchoitle Prince
Henri si prés du trône , ne fut pas la cause
d'une douleur si universelle : la grandeur, l'il-
lustration , la puissance n'inspirent que la
crainte , une soumission forcée , et des res-
pects aussi vains que l'idole qui les reçoit :
l'idole tombe-t-eile ? la considération iinit ,
jyÔ ÉLOGE
et la malignité la brise. Non , Messieurs , ce
n'étoit pas l'ouvrage de la Fortune qu'on
eftimoit dans le Prince Henri, mais l'ouvrage
de la Nature , mais les talens de l'esprit , mais
les qualités du cœur , mais le mérite de
l'homme même. S'il n'avoit eu qu'une ame
vulgaire, peut-être par bienséance lui eût-on
prodigué de froids regrets, démentis par l'in-
différence publique ; des éloges peines, enten-
dus avec ennmi; de frivoles démonstrations
de sensibilité , qui n'auroient pas abusé les
plus stupides: et son nom auroit été con-
damné à un éternel oubli.
Hélas , que nous sommes éloignés de nousf
trouver dans ce cas ! N'eût-il été qu'un par-
ticulier , le Prince Henri auroit gagné les
cœurs de tous ceux qui l'auroient approché.
En effet, qui pouvoit se refuser à son air
affable , à son abord facile , à ce caractère de
douceur qui ne le quittoit jamais , à ce cœur
tendre et compatissant , à ce génie plein de
noblesse et d'élévation, à cette maturité de
raison dans l'âge des égaremens , à cet amour
des sciences et de la vertu dans cette vive
jeunesse où la plupart des hommes n'ont
qu'un instinct de plaisir et de folie , enfin à
cet assemblage admirable de talens et de ver-
tus qui se rencontrent si rarement chez des
par-
DU PRINCE HENRI DE PRUSSE. I77
particuliers, plus rarement encore parmi les
personnes d'une haute naissance , parce que
]eur nombre est moins considérable ? _
Se trouveroit-il dans cette assemblée quel-
que esprit assez méchant, assez satirique,
censeur assez dur, assez impitoyable, qui,
osant tourner en dérision le sujet respectable
de notre juste douleur, trouvât à redire que
nous entreprenions aujourd'hui Teloge d'un
enfant qui a passé avec rapidité , et qui n'a
laissé aucune trace de son existence ? Non,
Messieurs , j'ai une trop haute idée du carac-
tère de cette nation, pour soupçonner qu'on
y trouve des hommes féroces par insensibi-
lité , et inhumains par esprit de contradic-
tion : on peut ignorer nos pertes, mais on
jie peut les connoître qu'avec attendrisse^
nient. S'il se trouvoit ailleurs de ces censeurs
dédaigneux, que ne pourrions-nous pas leur
répondre ?
Se figurent -ils que tout un peuple se
trompe, quand à la mort d'un jeune Prince
il donne les marques de la plus profonde
douleur? Croient-ils qu'on gagne la faveur
du public, et qu'on peut le mettre dans une
espèce d'enthdusiasme sans mérite P Pensent-»
ils que le genre humain, si peu disposé à don-
ner son sulïrage , l'accorde légèrement, s'il
Ocuv-deFr,JL T.llL M
17S ÉLOGE
n'y est forcé par la vertu ? Qu'ils convien-
nent donc que cet enfant , qui n'a laissé
aucune trace de son existence , méritoit nos
regrets, tant par ce que nous espérions de
lui, que par le peu de princes qu'il nous
restoît à perdre. Justifions les larmes de la
famille royale , les regrets des véritables ci-
toyens attachés au gouvernement , et la cons-
ternation publique à la nouvelle d'une perte
aussi importante.
Qu'est-ce qui fait. Messieurs , la force des
États? Sont -ce des limites étendues, aux-
quelles il faut des défenseurs? Sont- ce des
richesses accumulées par le commerce et
l'industrie , qui ne deviennent utiles que par
leur bon emploi? Sont-ce des peuples nom-
breux, cjui se détruiroient eux-mêmes s'ils
manquoient de conducteurs? Non, Messieurs,
ces objets sont des matériaux bruts , qui n'ac-
quièrent de prix et de considération qu'au-
tant que la sagesse et l'habileté savent les
mettre en œuvre. La force des Etats consiste
dans les grands hommes que la Nature y fait
naître à propos. Parcourez les annales du
monde, vous verrez que les temps d'élévation
et de splendeur des emxpires ont été ceux où
des génies sublimes^, des âmes vertueuses,
des hommes doués d'un mérite éminent y
DU PRINCE HENRI DE PRUSSE. 179
ont brillé , en soutenant le poids du gouver*
nement par leurs eflPorts généreux. C'est ce
sentiment confus qui rend le public sensible
à la mort des hommes d'une naissance illus-
tre , parce qu'il attendoit d'eux des services
importans. Comme on regrette plus la perte
d'une tendre plante, qui est près de pro-
duire 5 et qu'un hiver rigoureux emporte,
que celle d'un arbre antique dont la sève
tarie a desséché les rameaux; de même.
Messieurs , le public est plus sensible aux
espérances qu'on lui enlève , lorsqu'il touche
au moment d'en jouir, qu'à la perte de ceux
dont la caducité ne lui fait plus attendre les
mêmes services qu'ils lui rendirent dans leur
jeunesse.
Sur qui pouvions - nous jamais fonder de
plus solides espérances , que sur un Prince
dont les moindres actions nous découvroient
le caractère admirable , et nous annonçoient
de quoi il seroit capable un jour? Hélas !
nous voyions le germe des talens et des vertus
s'accroître et prospérer dans un champ qui
nous promettoit de riches moissons.
Les personnes les plus éclairées, ceux qui
ont le plus l'usage de monde , et qui en
même temps ont le plus fouillé dans le cœur
de l'homme j savent déchiffrer dans le fond
ÎVI ^
ï8o ÉLOGE
du caractère les actions qu'on peut en at-
tendre; que ne trouvoient-ils pas dans le
caractère de ce jeune Prince? Une ame où
la vertu étoit empreinte , un cœur plein de
sentimens nobles , un esprit avide de s'ins-
truire 5 un génie de la plus grande élévation,
une raison mâle et prématurée. Voulez-vous
des exemples de ce que la raison pouvoit sur
kii dans un âge aussi tendre ? Rappelez vous.
Messieurs , ces jours de troubles , marqués
par tant de calamités , où l'Europe , dans
une espèce de délire 5 s'étoit conjurée pour
bouleverser cette monarchie; où nous ne
pouvions compter le nombre de nos ennemis,
et où il étoit difficile de discerner nos amis
à des marques certaines. Dans ce temps le
Prince de Prusse quitta Magdebourg , dont
les boulevards servoient de dernier asile à la
maison royale , pour accompagner le P^oi
dans la campagne de 1 762. Le Prince Henri,
qui brûloit d'entrer dans la carrière où le
Prince son frère alloit s'engager, conçut que
non-seulement sa jeunesse l'écartoit des fati-
gues de la guerre, mais qu'encore le Roi son
oncle ne pouvoit, sans inconsidération, ex-
poser à la fois, à des dangers évidens , toutes
les espérances de l'État. Ces réflexions tour-
nèrent toute son application à l'étude : il
DU PRINCE HENRI DE PRUSSE. l8i
disoit qu'il rendroit utiles tous les momens
de son loisir qu'il ne pouvoit consacrer à la
gloire. Ses progrès répondirent à ses résolu-
tions. Il ne traitoit point l'étude comme cette
jeunesse frivole et corrompue, qui par la
crainte des maîtres se hâte de remplir un
devoir qui lui répugne , pour se livrer en-
suite à l'oisiveté , ou bien à la licence et à
la dépravation dont les exemples ne lui
frayent que trop communément les chemins.
Notre Prince , plus éclairé , savoit que
lui-même, ainsi que tous les hommes, n'avoit
reçu en naissant que la capacité de s'instruire,
qu'il falloit qu'il apprît ce qu'il ignoroit, et
remplît sa mémoire (ce magasin précieux)
de connoissances dont il pourr oit faire usage
dans le cours de sa vie. Il étoit persuadé que
les lumières acquises par l'étude rendent l'ex-
périence prématurée , et qu'une théorie bien
digérée conduit à une pratique facile. Vou-
lez-vous savoir quel vaste champ de connois-
sances il avoit embrassé? Depuis l'histoire
ancienne jusquà la moderne , il avoit tout
lu: il s'étoit surtout appliqué à s'imprimer
dans la mémoire les caractères des grands
hommes , les événemens principaux et frap-
pans , et ce qui a le plus contribué à l'élé-
vation ou bien à la décadence des empires;
M 3
ïSs ÉLOGE
ce choix exquis et précieux, il se l'étoit rendu
familier.
Point d'ouvrage militaire qui jouit de quel-
que réputation , qu'il n'ait étudié , et 'Sur le-
quel il n'ait consulté le sentiment des per-
sonnes expérimentées. Voulez-vous des té-
moignages encore moins équivoques de l'ar-
<ileur qu'il témoignoit de s'instruire â fond
des choses ? Apprenez donc , Messieurs ,
qu'ayant parcouru les s^rstèmes différens de
fortification, et ne se sentant pas aussi avancé
dans cette partie qu'il l'auroit désiré , durant-
sixmois il prit des leçons du Colonel Ricaut,
sans y avoir été incité par personne, et à
î'insu de ses parens mêmes. O jeune hom-
me! quel exemple que ie'vôtrepour la jeu-
nesse lâche et inappliquée qu'il faut contrain-
dre à s'instruire ? et que ne devoit-on pas
se promettre de vos heureuses dispositions ?
Voulez-vous des marques frappantes de la
solidité de son esprit? Publions hardiment
la vérité : osons dire devant cet auditoire il-
lustre , ce qui doit être au moins connu d'une
partie de ceux qui le composent. Agé de
dix-huit ans, le Prince savoit r^eiKlre compte
des systèmes de Descartes , de Leibnitz , de
Malebranche, et de Locke: non-seulement
sa m.émoire avoit retenu toutes ces matières
DU PRINCE HENRI DE PRUSSE. l83
abstraites, mais son jugement les avoit tou-
tes épurées. Il étoit étonné de trouver dans
les recherches de ces grands hommes moins
de vérités que de suppositions ingénieuses;
et il etoit parvenu à penser , comme Aris-
tote 5 que le doute est le commencement de
la sagesse.
o
Un jugement droit, qui le conduisoit dans
toutes ses démarches, l'avoit borné dans
l'étude de la géométrie aux élémens d'Eu-
clide : il disoit qu'il abandonnoit la géomé-
trie transcendante à des génies désœuvrés
qui pouvoient la cultiver par luxe d'esprit.
Sera-t-il croyable pour la postérité que ce
Prince aimable , ayant à peine passé le seuil
du sanctuaire des sciences, ait dû faire
rougir tant de savans blanchis sous le har-
nois , qui remplissant leur mémoire , n'ont
jamais éclairé leur raison?
Un bon esprit apporte des dispositions à
tout ce qu'il veut entrepfendre : il est tel
qu'im Protée , qui change sans peine de for-
mes , et paroît toujours réellement l'objet
qu'il représente. Notre Prince, qui étoit né
avec ce don heureux , ne laissa point échap-»
per la pratique de l'art militaire à la splière
de ses connoissances : il parolssoit né pour
tout ce qu'il fai^oit. Son émulatiou et scn
IM A.
1S4 ELOGE
penchant se découvroient surtout dans ces
courses annuelles, où se trouvant à la suite du
Roi il parcouroit les provinces ; il connois-
soit l'armée , et il en étoit connu; depuis
les moindres détails jusqu'aux parties subji-
înes de cet art dangereux, rien n'échappoit
à son activité; avec cela, d'une humeur tou-
jours égale , tempérant dans ses mœurs ,
adroit dans les exercices du corps , persé-
vérant dans ses entreprises , infatigable dans
ses travaux , et porté par préférence à tout
ce qui peut être utile et honorable.
Tant de talens admirables que la Nature
avoit accordés au Prince Henri , ne forme-
roient cependant pas un éloge parfait , si les
qualités du cœur, essentielles à tous les hom-
mes , et surtout aux grands , ne s'y étoient
jointes et n'eussent couronné l'œuvre.
Un plus vaste champ se présente à ma
vue 5 et m'offre une riche moisson de ver-
tus. Un enfant , dans l'âge où à peine l'ame
comrhence à se développer, me fournit une
foule d'exemples de perfections. Je n'avan-
cerai rien , Messieurs , qui ne soit soutenu
par des preuves ; et quel que fût mon atta-
chem.ent pour ce Prince , il ne m'aveugleroit
pas assez pour que je voulusse en imposer à
des témoins. Mais qui me démentira , si je
BU PRINCE HENRI DE PRUSSE. 1 85
dis que le Prince Henri, né avec un tempé-
rament tout de feu, savoit tempérer sa viva-
cité par sa sagesse ? Ceux qui ont eu l'hon-
neur de rapprocher, savent qu'on pouvoit
hardiment épancher son cœur clans son sein,
sans craindre qu'il trahît les secrets qu'on
lui avoit confiés. Son cœur surtout étoit sa
plus belle comme sa plus noble partie : doux
pour ceux qui l'approchoient, compatissant
pour les malheureux , tendre pour ceux
qui souffroient, humain pour tout le monde.
Il sembloit partager le sort des affligés , il
étanchoities pleurs des infortunés , il répan-
doit abondamment sa o;énérosité sur les in-
digens : rien ne lui étoit trop précieux, pour
Cju'il ne l'employât au soulagement de ceux
qui étoient dans le besoin. Je vous en at-
teste 5 ô familles malheureuses qu'il secourut
de tout son pouvoir, vous pauvres honteux
qui trouviez en lui une ressource toujours
assurée , vous malheureux de toute espèce
qui avez perdu en lui un bienfaiteur, un père !
Ces excellentes dispositions lui étoient si na-
turelles ; il se faisoit si peu d'effort pour les
mettre au jour, qu'on voyoit évidemment
qu'elles partoientd'une source pure etinépui-
sable: faut -il qu'un destin ennemi l'ait fait
tarir si tôt. '^ Oublierai -je ce peu de jours
M !>
1§6 ÉLOGE
qu'il passa à son régiment? Vous ses officiers,
et vous vaillans cuirassiers , glorieux de ser-
\^ir sous ses ordres , est- il aucun de vous qui
nie démente, si je dis que vous n'avez ap-
pris à le connoître que par ses bienfaits , et
que ce Prince si jeune pouvoit vous servir de
guide et de modèle ?
Vous savez , Messieurs , que le désinté-
ressement parfait est la source d'où découle
toute vertu : c'est lui qui fait préférer une
réputation honorable aux avantages de la
riches^se , l'amour de l'équité et de la justice
aux désirs d'une cupidité effrénée , les inté-
rêts public et de l'État aux siens propres et
à ceux de sa famille , le salut et la conserva-
tion de la patrie à sa conservation person-
nelle, à ses biens , à sa santé, à sa vie;
qui en un mot élève l'homme au dessus de
l'homme , et le rend presque im citoyen des
cieux. Ce sentiment noble et généreux de
l'ame se remarquoit dans toutes les actions
de notre Prince 5 combien ne forma-t-il pas
de voeux pour la fécondité du mariage du
Prince de Prusse son frère , et quoiqu'il ne
pût se déguiser que la stérilité de cette union
le rapprocheroit du trône , il marqua la joie
la plus sincère en apprenant la délivrance
de la Princesse sa belle - soeur , regrettant
DU PRINCE HENRI DE PRUSSE- 1^7
seulement que ce ne fût pas un Prince qu'elle
eût mis au monde. Je ne serois pas embar-
rassé de vous citer encore de pareils traits ,
qui vous rempliroient d'amour , et vous
raviroient en admiration ; toutefois souffrez,
Messieurs , que je m'arrête, et que je ne lève
point le voile qui couvre aux yeux des pro-
fanes ce qui regarde l'intérieur de la maison
royale.
Après tout ce que vous venez d'entendre
du Prince Henri , qui ne craindroit que l'ex-
trême penchant qu'ont tous les hom-fties à
s'approuver eux-mêmes , que cette complai-
sance avec laquelle ils relèvent leurs moin-
dres actions , que cette flatteuse disposi-
tion qu'ils ont à s'applaudir , n'eût enflé le
coeur d'un jeune homme d'une vanité tou-
jours odieuse , quoiqu'el-le n'eût pas été dé-
pourvue de tout fondement ? Quel écueil
pour l'amour propre que tant de talens , et
même tant de vertus ! Heureusement nous
n'avons rien à appréhender pour lui : une
raison supérieure le préserva de cet écueil
dangereux. J'en appelle à la cour , à la ville,
à l'armée , aux provinces , à vous-mêmes ,
Messieurs : vous savez que sa belle ame étoit
la seule qui ne fût pas satisfaite d'elle-même.
Peu content des qualités qu'il possédoit , il
l85 ÉLOGE
avoit une plus haute idée de celles qu'il
espéroit d'acquérir; c'étoit le principe qui
excitoit son ardeur à se procurer les connois-
sances qui lui manquoient , afin d'approcher
en tout genre aussi prés de la perfection
qu'il est permis à la fragilité humaine d'y
atteindre. Mais si la vanité lui parut une foi-
blesse ridicule , il ne fut pas insensible aux
attraits de la gloire. Quel homme vertueux
l'a jamais dédaignée ? C'est la dernière pas-
sion du sage ; les plus austères philosophes
même n'ont pu la déraciner. Avouons -le
franchement , Messieurs ; le désir d'établir
une réputation solide est le mobile le plus
puissant, est le principal ressort de l'ame ,
est la source , et le principe éternel qui
pousse les hommes à la vertu , et qui pro-
duit ces actions par lesquelles ils s'immor-
talisent. Le Prince Henri ne vouloit pas de-
voir sa réputation à la lâche condescendance
du vu 'o;aire , méprisable adorateur des idoles
de la Fortune , qui les encense par bassesse,
fussent-elles même sans mérite ; il vouloit
une gloire inhérente à sa personne , et que
l'envie ne pût rendre douteuse ; point de
réputation d'emprunt, mais un nom réel,
soutenu par le fond d'un caractère inva-
riable.
DU PRINCE HENRI DE PRUSSE. 189
Que ne présagions-nous pas de tant d'ad-
mirables qualités, accompagnées de tant de
modestie ? Avec quel plaisir ne composions-
nous pas d'avance l'histoire de la vie que ce
grand Prince nous faisoit attendre ? Nous le
vîmes entrer dans le monde : la carrière de
la gloire s'entr'ouvroit pour lui ; il nous
parut comme un athlète préparé à rendre
sa course célèbre : sa jeunesse florissante
enfioit nos espérances : d'avance nous jouis-
sions de tout son mérite ; mais nous, igno-
rions , hélas, c|u'un arrêt fatal de la destinée
devoit nous l'enlever si tôt.
Malheureux cjueje suis ! D ois-] e renouveler
votre douleur? faut-il r'ouvrir la source de
vos larmes ? Et ma main sera-t-elle destinée à
retourner le poignard dans la plaie de vos
coeurs qui saigne encore ? En vain , Mes-
sieurs, je m'étudierois à vous déguiser notre
perte commune ; elle n'est, hélas , que trop
réelle ! Foibles orateurs , que pouvez-vous
pour calmer une douleur aussi vive ? mêlez
plutôt vos larmes au torrent de celles qui
se répandent. Vous le savez , malheureuse-
ment le Prince Henri fut subitement saisi
d'une maladie autant cruelle qu'afïreuse. Ce
Prince, qui ignoroit le sentiment de la crainte,
n'appréhendoit pas la petite vérole , malgré
1()0 ELOGE
les ravages prodigieux qu'elle avoit faits
l'hiver précédent , et malgré i'horreur géné-
rale qu'en a presque tout le monde. Admirez
son humanité : dés que les médecins lui
eurent appris le mal dont il étoit atteint ,
il interdit son accès à tous ceux de ses do-
m,estiqiies qui n'avoient point eu la même
maladie : un de ses valets de chambre , qui
étoit dans ce cas , n'osa le servir : il dit que
si l'on vouloit qu'il fût tranquille, on devoir
lui laisser courir ses propres risques , sans
l'exposer à les communiquer à d'autres. Un
des aides de camp du Roi , qui n'avoit point
eu la petite vérole , s'offrit aie veiller; mais
le Prince ne voulut point qu'il s'exposât :
en craignant de risquer la vie de ceux qui
l'entouroient, ilbravoitses propres dangers.
Cette bonté, cette noblesse de sentimens ,
cette façon de penser généreuse , cette hu-
manité , la première de vertus , le caracté-
risèrent jusqu'au trépas; il souffrit patiem-
ment, il jeta sur la mort des regards intrépides,
et s'y abandonna avec héroïsme.
Quel coup de foudre pour lamaisonroyale,
que cette nouvelle autant désastreuse qu'ino-
pinée ! Hélas , nous nous flattions tous ,
chacun- tâchoit à se faire illusion, nous écar-
tions de nos esprits les images funestes, dont
DU Prince Henri de Prusse, igt
rimpression douloureuse blessoit la délica-
tesse de nos sentimens : ces hommes réduits,
par leur art borné , à n'être que les témoins
des maladies , nous entretenoient dans cette
sécurité trompeuse ; quand tout-à-coup les
accens d'une voix lugubre vinrent tarir nos
o
espérances , et nous plonger dans la douleur
la plus profonde.
Souvenez - vous , Messieurs, de ce jour
funeste où la Renommée , qui divulgue tout,
répandit subitement ces tristes paroles : ,, le
Prince Henri est mort.,, puelle consterna-
tion ! que d'inutiles et sincères regrets ! que
de larmes répandues ! Ce n'étoit point le
sentiment feint d'une douleur affectée., mais
l'affliction sincère d'un public éclairé , qui
connoissoit la grandeur de ses pertes. Les
jeunes gens disoient ,, comment est mort
„ celui sur lequel nous avions fondé tant
,, d'espérances ? ,, Les vieillards disoient
„ c'étoit à lui de vivre , à nous de mourir.,.
Chacun pensoit avoir perdu en lui un parent,
un ami , un exemple , un bienfaiteur. JVIar-
cellus , enlevé dans la fleur de son printemps,
fut moins regretté : Germanicus mourant
coûta moins de larmes aux Romains : et la
perte d'un jeune homme devint une cala-
mité publique.
igî2 ELOGE
O pompe fatale ! ta marche fut arrosée
par des torrens de larmes , et tu ne parvins
au tombeau qu'à travers les gémissemens ,
les pleurs , les cris du peuple , et les sym-
boles du désespoir c|ui t'environnoient.
Tel 5 Messieurs , est le privilège de la
vertu quand elle brille dans toute sa pureté;
les hommes , quelqu'adonnés qu'ils soient
eux-mêmes au vice , sont pour leur propre
avantage contraints de l'aimer , et forcés de
lui rendre justice. Les suffrages sincères de
toute une nation , le témoignage universel
de l'estime publique , ces louanges du Prince
Henri après sa mort , et par conséquent à
l'abri de toute flatterie , ne sont-elles pas
dans le cas de ces acclamations générales où
la voix de Dieu paroît se manifester par la
voix de tout un peuple ? Ne mesurons donc
point la vie des hommes selon son plus ou
moins d'étendue, mais selon l'usage qu'ils
ont fait du temps de leur existence. O Prince
aimable ! votre sacresse vous avoit bien averti
o
de cette vérité. Votre course fut bornée ;
mais vos jours furent remplis. Vous-même,
non , ^vous ne regretteriez pas la courte durée
du terme que la Nature vous avoit prescrit,
si vous pouviez savoir combien vous avez
€té aimé , combien de coeurs vous étoient
sin-
V
DU Prince Henri de Prusse. igS
sincèrement attachés , et quelle confiance le
public mettoit en votre mérite. Une vie
plus longue , que pouvoit-elle vous procurer
davantage ?
Ah Messieurs , ces tristes réflexions , loin
de calmer notre douleur , l'aggravent , en
nous rappelant tous les avantages dont nous
jouissions 5 et qui se sont soudainement
évanouis : un instant fatal nous oblige à re^
noncer pour jamais à l'espérance de voir
briller tant de vertus pour l'avantage de la
patrici Jour désastreux, qui nous privas de
ce doux espoir ! cruelle maladie qui termi-
nas de si beaux jours! Sort impitoyable qui
ravis les délices du peuple , pourquoi nous
nous laissas-tu la lumière , après la lui avoir;
tavie ?.:.,. Pvlais que dis-je ? * * » » où
m'égare ma douleur ? . , . . Non, Messieurs ^
supprimons des murmures aussi coupableâ
qu'inutiles , respectons les arrêts des desti-
nées j, souvenons-nous que la condition
d'hommes nous assujettit à la souffrance ,
que les lâches en sont abattus ^ et que les
courageux la soutiennent aVec fermeté. Ce
Prince si aimable et si aimé , s'il pouvoit
entendre nos tristes regrets , et les accens
plaintifs de tant de voix lamentables 5 n'dp-
prouveroit pas ces témoignages lugubres de
Oeuv.de Fr. IL T.IIL N
/
194 ÉLOGE
notre impuissante et stérile douleur : il pen-
seroit que si dans la courte durée de sa vie,
il n'a pu nous être utile selon ses excellentes
intentions , nous devrions au moins retirer
quelques instructions de sa mort.
O vous , jeunesse illustre 5 qui ne respirez
que pour la gloire , et qui dévouez vos tra-
vaux ^aax armes î approchez de ce tombeau;
xendez les derniers devoirs à ce Prince, votre
émule , et votre exemple : contemplez ce
qui nous reste de lui , un cadavre déiiguré,
des cendres , des ossemens , de la poussière ;
destinée commune de ceux qu'a moissonnés
la faux du trépas ! Mais considérez en même
temps ce qui lui survit , et qui ne périra
jamais , le souvenir de ses belles qualités,
l'exemple de sa vie , l'image de ses vertus.
Il me semble le voir , qui ranimant sa cendre
éteinte , sort de ce sépulcre où reposent ses
froides reliques , pour vous dire : ,, votre
„ vie est bornée , quelle qu'en soit la durée:
,, un jour vous quitterez tous cette dépouille
„ mortelle ; profitez du temps par votre
„ activité : voyez comme rapidement mes
„ jours se sont évanouis. Si vous voulez que
„ votre mémoire vous survive , souvenez-
,, vous que ce sont les belles actions , et
„ les vertus seules qui peuvent garantir vos
DU PRINCE HENRI DE PRUSSE. igS
^, noms de la destruction des siècles , et de
„ l'oubli des temps.,.
Et vous, vaillans défenseurs de l'État, dont
les efforts incroyables le soutinrent contre
les assauts de toute l'Europe ! et vous Minis-
tres , qui dans vos différens emplois , Vous
occupez de la félicité publique ! approchez
aussi de ce tombeau : qu'un jeune homme,
regretté pour ses taiens et ses rares vertus,
vous affermisse dans l'opinion où vous êtes,
que ce ne sont ni les grands emplois , ni
les vaines décorations, ni la naissance même,
quelque illustre qu'elle soit, qui font estimer
ceux qui sont à la tête des nations ; mais
que leur mérite , leur zèle , leurs travaux ,
leur attachement à la patrie , seuls peuvent
leur concilier les suffrages du public , des
sages , et de la postérité.
Pourrois-je, après vous avoir conduits à
ce tombeau , m'empêcher d'en approcher
moi-même ? O Prince , qui saviez combien
vous m'étiez cher , combien votre personne
m'étoit précieuse ! si la voix des vivanspeut
se faire entendre des morts , prêtez attention
a une voix qui ne vous rut pas inconnue :
souffrez que ce fragile monument , le seul,
hélas , que je puis ériger à votre mémoire,'
vous soit élevé : ne dédaignez pas les effoita
N a
196 ÉLOGE DU PRINCE HENRI DE PRUSSE.
d'un coeur qui vous étoit attaché , qui sauvant
des débris de votre naufrage ce qu'il peut,
essaie de l'appendre au temple de l'immor-
talité. Hélas 5 étoit-ce à vous à m'apprendre
avec quelle économie il faut faire usage du
peu de jours qui nous sont départis ? étoit-
ce de vous que je devois apprendre à braver
les approches de la mort, moi que l'âge et
les infirmités avertissent journellement que
j'approche du terme qui bornera la course
de ma vie ? Votre admirable caractère ne
s'effacera jamais de ma mémoire , l'image de
vos vertus me sera sans cesse présente : vous
vivrez toujours dans mon coeiu : votre nom.
se mêlera dans tous nos entretiens, et votre
souvenir ne périra en moi qu'avec l'extinction
de ce souffle dévie qui m'anime. J'entrevois
déjà la fin de ma carrière, et le moment,
cher Prince , où l'être des êtres réunira à
jamais ma cendre à la vôtre.
La mort, Messieurs, est la fin de tous les
hommes : heureux ceux qui en mourant ont
la consolation de savoir qu'ils méritent les'
larmes de ceux qui leur survivent !
ELOGE
DE VOLTAIRE,.)
„jBaaaB«annBnaBi^^'»='~>
D
Messieurs,
ANS tous les siècles , surtout chez les na-
tions les plus ingénieuses et les plus polies ,
les hommes d'un génie élevé et rare ont été
honorés pendant leur vie , et encore plus après
leur mort; on les considéroit comme des
phénomènes qui répandoient leur éclat sur
leur patrie. Les premiers législateurs qui ap-
prirent aux hommes à vivre en société; les
premiers héros qui défendirent leurs conci-
toyens ; les philosophes qui pénétrèrent dans
les abymes de la nature , et qui découvrirent
quelques vérités; les poètes qui transmirent
les belles actions de leurs contemporains aux
*) Lu à l'Académie royale des sciences et belles - lettres de
Berlin , dans une assemblée publique extraordinairement
convoquée pour cet objet, le 26 Novembre 1778*
N 3
igS ÉLOGE
races futures ; tous ces hommes furent regar-
dés comme des êtres supérieurs à l'espèce
humaine : on les croyoit favorisés d'une ins-
piration particulière de la Divinité. De là
vint qu'on éleva des autels à Socrate , qu'Her-
cule passa pour un Dieu , que la Grèce ho-
noroit Orphée , et que sept villes se dispu-
tèrent la gloire d'avoir vu naître Homère.
Le peuple d'Athènes , dont l'éducation étoit
la plus perfectionnée, savoit l'Iliade par cœur,
et célébroit avec sensibilité la gloire de ses
anciens héros dans les chants de ce poëme.
On voit également que Sophocle , qui rem-
porta la palme du théâtre , fut en grande
estime pour ses talens , et de plus que la ré-
publique d'Athènes le revêtit des charges les
plus considérables. Tout le monde sait com-
bien Eschine, Périclès , Démosthène , fu-
rent estimés; et que Périclès sauva deux fois
la vie à Diagoras , la première en le garantis-
sant contre la fureur des sophistes , et la
seconde fois en l'assistant par ses bienfaits.
Quiconque en Grèce avoir des talens , étoit
sûr de trouver des admirateurs et même des
enthousiastes : c'étoient ces puissans encou-
ragemens qui développoient les génies , et
qui donnoient aux esprits cet essor qui
l'élève, et qui lui fait franchir les bornes de
DE VOLTAIRE. IQQ
la médiocrité. Quelle émulation n'étoit-cepas
pour les philosophes que d'apprendre que
Philippe de Macédoine choisit Aristote com-
me le seul précepteur digne d'élever Alexan-
dre ? Dans ce beau siècle tout mérite avoit
sa récompense , tout talent ses honneurs; les
bons auteurs étoient distingués ; les ouvrages ^
de Thucydide , de Xénophon se trouvoient
entre les mains de tout le monde ; enfin
chaque citoyen sembloit participer à la célé-
brité de ces génies qui élevèrent alors le
nom de le Grèce au dessus de celui de tous
les autres peuples.
Bientôt après, Rome nous fournit un spec-
tacle semblable; on y voit Cicéronqui par sou
espritphilosophique etpar son éloquence s'é-
leva au comble des honneurs; Lucrèce ne vé-
cut pas assez pour jouir de sa réputation; Vir-
gile et Horace furent honorés des suffrages de
ce peuple-roi; ils furent admis aux familiarités
d'Auguste, et participèrent aux récompenses
que ce tyran adroitrépandoit sur ceux qui cé-
lébrant ses vertus, faisoient illusion sur ses
vices.
A l'époque de la renaissance des lettres dans
notre occident, l'on se rappelle avec plaisir
l'empressement avec lequel les Médicis et
quelques souverains pontifes accueillirent les
gens de lettres j on sait que Pétrarque fut
50O ELOGE
couronné poète , et que la mort ravît au Tasse
l'honneur d'être couronné dans ce même
Capitule où jadis avoient triomphé les vain-
queurs de l'univers. Louis XIV, avide de tout
genre de gloire , ne négligea pas celui de ré^
compenser ces hommes extraordinaires que
la nature produisit sous son règne ; il ne se
borna pas à combler de bienfaits Bossuet ,
Fénélon 5 Racine, Despréaux j il étendit sa
munificence sur tous les gens de lettres en
quelque pays qu'ils fussent, pour peu que
leur réputation fût parvenue jusqu'à lui.
Tel est le cas qu'ont fait tous les âges de
ces génies heureux qui semblent ennoblir
l'espèce humaine 5 et dont les ouvrages nous
délassent et nous consolent des misères de la
vie. Il es^ donc bien juste que nous payions
aux mânes du grand homme dont l'Europe
déplore la perte , le tribut d'éloges et d'ad-
miration qu'il a si bien mérité.
Nous ne nous proposons pas , Messieurs,
d'entrer dans le détail de la vie privée de
M'' de Voltaire. L'histoire d'un roi doit consis-
ter dans rénumération des bienfaits qu'il a
répandus sur ses peuples, celle d'un guerrier
dans ses campagnes , celle d'un homme de
lettres dans, l'analyse de ses ouvrages; les
iinecdotes peuvent amuser la curiosité, les
DE VOLTAIRE. 201
actions instruisent. Mais comme il est impos-
sible d'examiner en détail la niiiliitude d'ou-
vrages que nous devons à la fécondité de
M^ de Voltaire, vous voudrez bien. Messieurs,
vous contenter de l'esquisse légère que je
vous en tracerai, me bornant d'ailleurs à
n'effleurer qu'en passant les événemens prin-
cipaux de sa vie. Ce seroit donc déshonorer
M^ de Voltaire que de s'appesantir sur des
recherches qui ne concernent que sa famille.
A l'opposé de ceux qui doivent tout à leurs
ancêtres et rien à eux-mêmes , il devoit toi^t
à la nature : il fut seul l'instrument de sa
fortune et de sa réputation. On doit se con-
tenter de savoir que ses parens , qui avoient
des emplois dans 1^ robe, lui donnèrent une
éducation honnête 5 il étudia au collège de
Louis le Grand sous les pères Porée etTour-
nemine , qui furent les premiers à découvrir
les étincelles de ce feu brillant dont ses
ouvrages sont remplis.
Quoique jeune , M*" de Voltaire n'étoit pas
regardé comme un enfant ordinaire ; sa verve
g'étoit déjà fait connoître; c'est ce qui l'in-
troduisit dans la maison de Madame de Ru'-
pelmonde : cette Dame , charmée de la vi"
vacité d'esprit et des talens du jeune poëte,'
le produisit dans les meilleures sociétés dô
N 5
502 E t O G If
Paris : le grand monde devint pour lui Vécolé
où son goût acquit ce tact fin, cette politesse,
et cette urbanité à laquelle n'atteignent jamais
ces savans érudits et solitaires qui jugent mal
de ce qui peut plaire à la société raffinée,
trop éloignée de leur vue pour qu'ils puissent
la connoître. C'est principalement au ton de
la bonne compagnie , à ce vernis répandu
dans les ouvrages de M'^ de Voltaire, que
ceux-ci doivent la vogue dont ils jouissent.
Déjà sa tragédie d'Oedipe et quelques vers
agréables de société avoient paru dans le pu-
blic, lorsqu'il se débita à Paris une satire en
vers indécens contre le Duc d'Orléans , alors
Régent de France i un certain la Grange ,
auteur de cette œuvre de ténèbres , pour
éviter d'être soupçonné, trouva le moyen de
la faire passer sous le nom de M*" de Voltaire;
le gouvernement agit avec précipitation,- le
jeune poète, tout innocent qu'il étoit, fut
arrêté et conduit à la Bastille, où il demeura
quelques mois 5 mais comme le propre de I2
vérité est de se faire jour plutôt ou plus tard,
le coupable fut puni et M*^ de Voltaire justifié
et relâché. Croiriez-vous , Messieurs , que ce
fut à la Bastille même que notre jeune poète
composa les deux premiers vers de sa Hen-
tiade P Cependant cela est vrai : sa prisoa
DE VOLTAIRE. 5o3
devint un Parnasse pour lui où les Muses Tins-
pirérent. ' Ce qu'il y a de certain , c'est que
le second chant est demeuré tel qu'il l'avoit
d'abord minuté : faute de papier et d'encre,
il en apprit les vers par cœur et les retint.
Peu après son élargissement, soulevé con-
tre les indignes traitemens et les opprobres
dont il avoit enduré la honte dans sa patrie ,
il se retira en Angleterre, où il éprouva non-
seulement l'accueil le plus favorable du pu-
blic , mais où bientôt il forma un nombre
d'enthousiastes. Il mit à Londres la dernière
main à la Henriade, qu'il publia alors sous le
nom. du poëme de la Ligue. Notre jeune
poëte , qui savoit tout mettre à profit, pen-
dant qu'il fut en Angleterre, s'appliqua prin-
cipalement à l'étude de la philosophie ; les
plus sages et les plus profonds philosophes y
florissoient alors ; il saisit le fil avec lequel
le circonspect Locke s'étoit conduit dans le
dédale de la métaphysique , et refrénant s6n
imagination impétueuse , il l'assujettit aux
calculs laborieux de l'immortel Newton : il
s'appropria si bien les découvertes de ce phi-
losophe 5 et ses progrès furent tels , que dans
lin abrégé il exposa si clairement le système
de ce grand homme , qu'il le mit à la portée
de tout le monde. Avant lui M^ de Foutenelle
204 ÉLOGE
étolt l'unique philosophe , qui répandant des
fleurs sur l'aridité de l'astronomie , l'eût ren-
due susceptible d'amuser le loisir du beau
sexe. Les Ang-lois étoient flattés de trouver
un François, qui non content d'admirer leurs
philosophes , les traduisoit dans sa langue ;
tout ce qu'il y avoit de plus illustre à Lon-
dres, s'empressoit à le posséder ; jamais étran-
ger ne fut accueilli plus favorablement de
cette nation ; mais quelque flatteur que fut
ce triomphe pour l'amour propre, l'amour
de la patrie l'emporta dans le cœur de notre
poëte , et il retourna en France.
Les Parisiens , éclairés par les suffrages
/qu'une nation aussi savante que profonde
àvoit donnés à notre jeune auteur, commen-
cèrent à se douter que dans leur sein il étoit
né un grand homme. Alors parurent les Let-
tres sur les Anglois , où l'auteur peint avec
des traits forts et rapides les mœurs, les arts,
I^ religions et le gouvernement de cette na-
tion : la tragédie de Brutus , faite pour plaire
à ce peuple libre, succéda bientôt après,
ainsi que Mariane , et une foule d'autres
pièces.
Il se troîivoit alors en France une Dame
célèbre par son «roût pour les arts et pour
les sciences. Vous devinez bien , Messieurs^
DE VOLTAIRE. Qo5
que c'est de î'illustre Marquise du Châtelet
que nous voulons parler. Elle avoit lu les
ouvrages philosophiques de notre jeune
auteur; bientôt elle fit sa connoissance ; le
désir de s'instruire , et l'ardeur d'approfon-
dir le peu de vérités qui sont à la portée
de l'esprit humain , resserra les liens de cette
amitié, et la rendit indissoluble. Madame
du Châtelet abandonna tout de suite la
Théodicée deLeibnitz et les romans ingénieux
de ce philosophe, pour adopter à leur place
la méthode circonspecte et prudente de
Locke, m.oins propre à satisfaire une curio-
sité avide qu'à contenter la raison sévère;
elle apprit assez de géométrie pour suivre
Newton dans les calculs abstraits -, son appli-
cation fut m^êm^e assez persévérance pour
composer un abrégé de ce système à l'usagé
de son lils. Cirey devint bientôt la retraite
philosophique de ces deux amis : ils y corn-
posoient , chacun de son côté , des ouvra-
ges de genres différens qu'ils se communi-
quoient , tâchant , par des remarques réci-
proques , de porter leurs productions au
degré de perfection où elles pouvoient pro-
bablement atteindre. Là furent composées
Zaïre 5 Alzire , Mérope , Sémiramis , Cati-
lina 5 Electre ou Oreste.
So6 ÉLOGE
Mr de Voltaire , qui fais oit tout entrer
dans la sphère de son activité , ne se bor-
noit pas uniquement au plaisir d'enrichir
le théâtre par ses tragédies. Ce fut propre-
ment pour l'usage de la Marquise du Châ-
telet qu'il composa son Essai sur l'Histoire
universelle ; l'Histoire de Louis XIV et l'His-
toire de Charles XII avoient déjà paru.
Un auteur d'autant de génie , aussi varié
que correct , n'échappa point à l'académie
françoise ; elle le revendiqua comme un
bien qui lui appartenoit ; il devint membre
de ce corps illustre , dont il fut un des plus
beaux ornemens. Louis XV , de même pour
le distinguer, l'honora de la charge de son
Gentilhomme ordinaire et de celle d'Histo-
riographe de France , qu'il avoit , pour ainsi
dire , déjà remplie , en écrivant l'histoire de
Louis XIV.
Quoique Mr de Voltaire fût sensible à
des marques d'approbation aussi éclantes,
il rétoit pourtant davantage à l'amitié ; in-
séparablement lié avec Madame duChâtelet,
le brillant d'une grande cour n'offusqua pas
ses yeux au point de lui faire préférer la
splendeur de Versailles au séjour de Luné-
ville 5 bien moins à la retraite champêtre de
Çirey. Ces deux amis y jouissoient paisi-
DE VOLTAIHï: 307
blement de la portion du bonheur dont l'hu-
manité est susceptible , quand la mort de
la Marquise du Châtelet mit fin à cette
belle union : ce fut un coup assommant pour
la sensibilité de Mr de Voltaire , qui eut
besoin de toute sa philosophie pour y résister.
Précisément dans le temps qu'il faisoic
usage de toutes ses forces pour apaiser sa
douleur 5 il fut appelé à la cour de Prusse;
le Roi 5 qui l'avoit vu en Tannée 1740,
désiroit de posséder ce génie aussi rare
qu'éminent; ce fut l'année ijiQ qu*il vint
à Berlin : rien n'échappoit à ses connoissan-
ces ; sa conversation étoit aussi instructive
qu'agréable , son imagination aussi brillante
que variée , son esprit aussi prompt que
présent : il suppléoit par les grâces de la
fictioi^ à la stérilité des matières ; en un
mot, il faifoit les délices de toutes les so-
ciétés. Une malheureuse dispute qui s'éleva
entre lui et Monsieur deMaupertuis, brouilla
ces deux sàvans , qui étoient faits pour
s'aimer et non pour se haïr ; et la guerre
qui survint en 1756 , inspira à Mr de Vol-
taire le désir de fixer son séjour en Suisse;
il se rendit à Genève , à Lausanne ; ensuite
il fit l'acquisition des Délices, et enfin il
s'établit à Ferney. Son loisir se partageoit
QOB • ÉLOGE
entre rétude et l'ouvrage ^ il lisoit et com-*
posoit; il occupoit ainsi par la fécondité
de son génie tous les libraires de ces
cantons.
La présence de Mr de Voltaire , l'efFerves^
cence de son génie ^ la facilité de son travail^,
persuada à tout son voisinage qu'il n'y avoit
qu'à le vouloir pour être bel esprit; ce fut
comme une espèce de maladie épidémique
dont les Suisses , qui passent d'ailleurs pour
n'être pas des plus déliés , furent atteints 5
ils n'exprimoient plus les choses les plus
communes que par antithèses ou en épi-
grammes : la ville de Genève fut le plus
vivement atteinte de cette contagion j les
bourg;eois , c|ui se croyoient au moins des
Lvcur^ues , étoient tous disposés à donner
de nouvelles loiâ à leur patrie ; mai.||iucun
ne vouloit obéir à celles Cjui Sibsistoient.
Ces mouvemens , causés par un zèle de li-
berté mal entendue, donnèrent lieu à
ime espèce d'émeute ou de gaerre qui ne
fut que ridicule. Mr de Voltaire ne manqua
pas d'immortaliser cet événement , en chan-
tant cette soi-disante guerre sur le ton que
Ckille des rats et des o;renouilles Favoit été
autrefois par Homère. Tantôt sa plume fé-
conde enfantoit des ouvrages de théâtre ,
tantôt
DE VOLTAIRE. Q09
tantôt des mélanges de philosophie et d'his-
toire 5 tantôt des romans allégoriques et mo-
raux : mais en même temps qu'il enrichissoit
ainsi la littérature de ses nouvelles produc-
tions 5 il s'appliquoit à l'économie rurale.
On voit combien un bon esprit est suscep-
tible de toutes sortes de formes ; Ferney
étoitune terre presque dévastée quand notre
philosophe l'acquit i il la remit en culture;
non-seulement il la repeupla , mais il y éta-
blit encore quantité de manufactures et
d'artistes^
Ne rappelons pas. Messieurs , troppromp-
tement les causes de notre douleur; laissons
encore Mr de Voltaire tranquillement à Fer-
ney 5 et jetons en attendant un regard plus
attentif et plus réfléchi sur la multitude de
ses différentes productions. L'histoire rap-
porte que Virgile en mourant , peu satisfait
de l'Enéide , qu'il n'avoit pu autant perfec-
tionner qu'il auroit désiré , voulut la brûler.
La longue vie dont jouit Mr de Voltaire,
hii permit de limer et de corriger son poëme
de la Ligue , et de le porter à la perfection
où il est parvenu maintenant sous le nom
de la Henriade : les envieux de notre auteur
lui reprochèrent que son poëme n'étoit
qu'une imitation de l'Enéide; etilfautcon-
Oeuv.de Fr. IL T.IIL O
210 ÉLOGE
venir qu'il y a des chants dont les sujets se
ressemblent 5 mais ce ne sont pas des copies
serviles : si Virgile dépeint la destruction
de Troie , Voltaire étale les horreurs de la
St Barthélemi j aux amours de' Didon et
d'Enée on compare les amours de Henri IV
et de la belle Gabrielle d'Etrée ; à la des-
cente d'Ènée aux enfers , où Anchise lui dé-
couvre la postérité qui doit naître de lui ,
l'on oppose le songe de Henri IV, et l'ave-
nir que St Louis dévoile , en lui annonçant
le destin des Bourbons. Si i'osois hasarder
mon sentiment, j'adjugerois l'avantage de
deux de ces chants au François , savoir ceux
de la St Barthélemi et du song-e de Henri
IV. Il n'y a que les amours de Didon où il
paroît que Virgile l'emporte sur Voltaire ,
parce que l'auteur latin intéresse et parle au
coeur , et que l'auteur françois n'emploie
que des allégories : mais si l'on veut exami-
ner ces deux poëmes de bonne foi , sans
préjugés pour les anciens ni pour les mo-
dernes 5 on conviendra que beaucoup de
détails de l'Enéide ne seroient pas tolérés de
nos jours dans les ouvrages de nos contem-
porains 5 comme , par exemple , les honneurs
funèbres qu'Enée rend à son père Anchise,'
la fable des Harpyes , la prophétie qu'elles
t) Ë V Ô t T A 1 K Ë. on
font aux Troyens qu'ils seront réduits à man-
ger leurs assiettes , et cette prophétie qui
js'accomplit , la truie avec ses neuf petits ,
qui désigne le lieu d'établissement où Enée
doit trouver la fin de ses travauîc , ses vais-
seaux changés en Nymphes , un cerf tué pal*
Ascagne qui occasionne la guerre des Troyens
et des Rutules , la haine que les Dieux mettent
dans le coeur d'Amate et de Lavinie contré
cet Enée que Lavinie épouse à la fin ; ce sont
peut être ces défauts dont Virgile étoit lui-
même mécontent , qui l'avoient déterminé
à brûler son ouvrage, et qui selon le senti-
ment des censeurs judicieux doivent placer
l'Enéide au dessous de la Henriade. Si leâ
difficultés vaincues font le mérite d'un auteur,
il est certain que Mr de Voltaire en trouva
plus à surmonter que Virgile. Le sujet de la
Henriade est la réduction de Paris due à la
conversion de Henri IV. Le poëte n'avoit
donc pas la liberté de mouvoir à son gré le
système merveilleux ; il étoit réduit à se
borner aux mystères des chrétiens , bien -
moins féconds en images agréables et pitto-
resques que n'étoitla mythologie des gentils.
Toutefois on ne sauroit lire le X chant de
.la Henriade sans convenir que les charmes
de la poésie ont le don d'ennoblir tous les
p î
sia 1 L O G E
sujets qu'elle traite. Mr de Voltaire fut seul
mécontent de sonpoëme; il trouvoit que son
héros n'étoitpas exposé à d'assez grands dan-
gers , et que par conséquent il devoit inté-
resser moins qu'Énée , qui ne sort jamais
d'un péril sans retomber dans un autre.
En portant le même esprit d'impartialité
à l'examen des tragédies de Mr de Voltaire,
l'on conviendra qu'en quelques points il esc
supérieur à Racine , et que dans d'autres il
est inférieur à ce célèbre dramatique. Son
Oedipe fut la première pièce qu'il composa;
son imagination s'étoit empreinte des beautés
de Sophocle et d'Euripide , et sa mémoire
lui rappeloit sans cesse l'élégance continue
et fluide de Racine : fort de ce double avan-
tage, sa première production passa au théâtre
comme un chef-d'oeuvre ; quelques cen-
seurs, peut-être trop sourcilleux, trouvèrent
à redire qu'une vieille Jocaste sentît renaître
à la présence de Philoctète une passion
presque éteinte : mais si l'on avoit élagué
le rôle de Philoctète , on n'auroit pas joui
des beautés que produit le contraste de son
caractère avec celui d'Oedipé. On jugea que
son Br-utus étoit plutôt propre à être repré-
senté sur le théâtre de Londres que sur celui
de Paris j parce qu'en France un père qui
I
DE VOLTAIRE. 5l3
de san^ froid condamne son fils à la mort ,
est envisagé comme un barbare ; et qu'en
Angleterre , un Consul qui sacrifie son pro-
pre sang à la liberté de sa patrie , est regardé
comme un Dieu. Sa Mariane et un nombre
d'autres pièces signalèrent encore l'art et la
fécondité de sa plume. Cependant il ne faut
pas déguiser que des critiques , peut-être
trop sévères , reprochèrent à notre poëte
que la contexture de ses tragédies n'appro-
choit pas du naturel et de la vraisemblance
de celles de Racine ; voyez , disent-ils , re-
présenter Iphigénie , Phèdre , Attalie : vous
croyez assister à une action qui se développe
sans peine dev?.nt vos yeux ; au lieu cju'au
spectacle de Zaïre , il faut vous faire illusion
sur la vraisemblance , et couler4égèrement
sur certains défauts qui vous choquent^ Ils
ajoutent que le second acte est un hors-
d'oeuvre : vous êtes obligé d'endurer le ra-
dotage du vieux Lusignan, qui se retrouvant
dans son palais , ne sait où il est; qui parle
de ses anciens faits d'armes , comme un lieu-
tenant colonel du régiment de Navarre
devenu gouverneur de Péronne : on ne sait
o
pas trop comment il reconnoît ses enfans ;
pour rendre sa fille chrétienne , il lui ra-
conte qu'elle est sur la montagne où Abraham
O 3
•2 14 ÉLOGE
sacrifia , ou voulut sacrifier son fils Isaacau
Seigneur ; il l'engage à se faire baptiser après
que Châtillon atteste l'avoir baptisée lui-
même ; et c'est-là le noeud de la pièce : après
que Lusignan a rempli cet acte froid et lan-
guissant 5 il meurt d'apoplexie , sans quo
personne s'intéresse à son sort. Il semble,
puisqu'il falloit un prêtre et un sacrement
pour former cette intrigue , qu'on auroit pu
substituer au baptêpae la communion. Mais
quelque solide que puissent être ces remar-
ques , on les perd de vue au cinquième acte;
rintérêt , la pitié , la terreur , que ce grand
poëte a l'art d'exciter si supérieurement ,
entraînent l'auditeur, qui agité de passions
aussi fortes , oublie de petits défauts en
faveur d'aussi grandes beautés. On convien-
dra donc que Monsieur Racine a l'avantage
d'avoir quelque chose de plus naturel, de
plus vraisemblable dans la texture de ses
drames; et qu'il règne une élégance con-
tinue , une mollesse, un fluide dans sa ver-
sification dont aucun poëte n'a pu approcher
depuis : d'autre part , en exceptant quel-
ques vers trop épiques dans les pièces de
Mr de Voltaire, il faut convenir qu'à l'ex-
iceplion du cinquième acte de Catilina , il a
pQss.édé Tart d'accoitre l'intérêt de scène eïi
DE VOLTAIRE* QIJ'
" scène , d'acte en acte , et de le pousser au
plus haut point à la catastrophe : c'est bien
là le comble de l'art.
Son génie ynivers-el embrassoit tous les
genres ; après s'être essayé contre Virgile ,
et l'avoir peut-être surpassé , il vouloit se
mesurer aves l'Arioste ; il composa la Pucelle
dans le goût du Roland le furieux : ce
poëme n'est point une imitation de l'autre;
la fable, le merveilleux , les épisodes , tout
y est original , tout y respire la gaieté d'une
imagination brillante.
Ses vers de saciété faisoient les délices de
, toutes les personnes de goût ; l'auteur seul
ïi'entenoit aucun compte , quoiqu'Anacréon,
Horace, Ovide, Tibulle, ni tous les auteurs^^
de la belle antiquité ne nous ayent laissé
aucun modèle en ces genres qu'il n'eût égalé^':
son esprit enfantoit ces ouvrages sans peine;,
cela ne le satisfaisoit pas \ il croyoit que
pour posséder une réputation bien méritée,
il falloit l'acquérir en vainquant les plu&grands
obstacles.
Après vous avoir fait un précis des talens
du poëte , passons à ceux de l'historien.
L'histoire de Charles XII fut la première qu'il
composai il devint le Quinte-Curce de eefc
04
2l6 ÉLOGE
Alexandre : les fleurs qu'il répand sur sa
matière n'altèrent point le fond de la vérité;
il peint la valeur brillante da héros du nord
avec les plus vives couleurs , ^sa fermeté dans
de certaines occasions , son obstination en
d'autres , sa prospérité et ses malheurs. Après
avoir éprouve ses forces sur Charles XII ,
il essaya de hasarder l'histoire du siècle de
Louis XIV; ce n'est plus le style romanes-
que de Quinte Curce qu'il emploie : il y
substitue celui de Cicéron , qui plaidant
pour la loi Manilia , fait l'éloge de Pompée :
c'est un auteur François qui relève avec en-
thousiasme les événemens fameux de ce beau
siècle; qui expose dans le jour le plus bril-
lant les avantages qui donnèrent alors à sa
nation une prépondérance sur d'autres peu-
ples ; les grands génies en foule qui se trou-
vèrent sous la main de Louis XIV , le règne
des arts et des sciences protégés par une
cour polie, les progrès de l'industrie en tout
genre , et cette puissance intrinsèque de la
France qui rendoit en quelque sorte son Roi
l'arbitre de l'Europe. Cet ouvrage unique
méritoit d'attirer à Mr de Voltaire l'attache-
ment et la reconnoissance de toute la nation
françoise , qu'il a mieux relevée qu'elle ne
l'a été par aucun de ses autres écrivains*
DE VOLTAIRE. QI7
C*e5t encore un style différent qu'il emploie
dans son Essai sur l'histoire universelle ; le
style en est fort et. simple; le caractère de
son esprit se manifeste plus dans la façon
dont il a traité cette histoire , que dans ses
autres écrits 5 on y voit la fougue d'un génie
supérieur -qui voit tout en grand, qui s'at-
tache à ce qu'il y a d'important , et néglige
tous les petits détails. Cet ouvrage n'est pas
composé pour apprendre l'histoire à ceux
qui ne l'ont pas étudiée , m sis pour en rap-
peler les faits principaux dans la mémoire
de ceux qui la savent. Il s'attache à la pre-
mièreloi del'histoire, qui est de dire la vérité;
et les réflexions qu'il y sème , ne sont pas
des hors-d'oeuvres 5 elles naissent de la ma-
tière même.
Il nous reste une foule d'autres traités de
M^ de Voltaire, qu'il est presque impossible
d'analyser; les uns roulent sur des sujets de
critique , dans d'autres ce sont des matières
métaphysiques cpi'il éclaircit, dans d'autres
encore des sujets d'astronomie , d'histoire,
de physique , d'éloquence ,de poétique , de
géométrie; ses rom^ans niemes portent un
caractère original; Zadig, Micromégas, Can-
dide, sont des ouvrages qui semblant respirer
la frivolité , contiennent des allégories mora-
O 5
2lS ÉLOGE
les ou des critiques de quelques systèmes
modernes , où l'utile est inséparablement uni
â l'agréable.
Tant de talens, tant de connoissanees di-
verses, réunies en une seule personne, jet-
tent-les lecteurs dans un étonnement mêlé
de surprise. Récapitulez, Messieurs, la vie
des grands hommes de l'antiquité , dont les
noms nous sont parvenus; vous trouverez que
chacun d'eux se bornoit à son seul talent.
Aristote et Platon étoient philosophes, Eschi-
ne et Démosthéne orateurs , Homère poète
épique , Sophocle poëte tragique , Anacréon
poëtc agréable , Thucydide etXénophon his*
îoriens ; de même que chez les Romains, Vir-
gile, Horace, Ovide , Lucrèce n'étoient que
poètes, Tite-Live et Varron historiens; Gras-
sus, le vieil Antoine et Hortensius s'en te-
noient à leurs harangues. Cicéron , ce Con-
sul orateur, défenseur et père de la patrie^
est le seul qui ait réuni des talens et des
connoissanees diverses : iljoignoit au grand
art de la parole, qui le rendoit supérieur à
tous ses Contemporains , une étude approfon-
die de la philosophie telle qu'elle étoit con-
nue de son temps; c'est ce qui paroît par ses
Tusculanes , par son admirable traité de la
Nature des Dieux , par celui des Offices, qui
DE VOLTAIKE. ÎSIQ
'est peut-être le meilleur ouvrage de morale
que nous ayons. Cicéron fut même poète ,
il traduisit en latin les vers d'Aratus , et l'on
croit que ses corrections perfectionnèrent le
poëme de Lucrèce.
li nous a donc fallu parcourir Fespace de
dix-sept siècles pour trouver , dans la multi-
tude des hommes qui composent le genre
humain , le seul Cicéron dont nous puissions
comparer les connoissances avec celles de
notre illustre auteur. L'on peut dire , s'il
m'est permis de m'exprimer ainsi, que M^ de
Voltaire valoit seul toute ime académie. Il y
a de lui des morceaux où l'on croit recon-
noître Bayle armé de tous les argumens de
sa dialectique; d'autres où l'on croit lire
Thucydide ; ici c'est un physicien qui dé-
couvre les secrets de la nature , là c'est un
métaphysicien qui s'appuyant sur l'analogie
et l'expérience suit à pas mesurés les traces
de Locke. Dans d'autres ouvrages vous trou-
vez l'émule de Sophocle; là vous le voyez ré-
pandre des fleurs sur ses traces ; ici il ch tusse
le brodequin comique ; mais il semble que
l'élévation de son esprit ne se plaisoit pas à
borner son essor à égaler Térence ou Mo-
lière ; bientôt vous le voyez monter sur Pé-
gase 5 qui en étendant ses ailes le transporte
520 '* E L O G 35
^u haut de rHélicon , où le Dieu des Musetf
lui adjuge sa place entre Plomère et Virgile.
Tant de productions différentes et d'aussi
grands efforts de génie produisirent à la fin
une vive sensation sur les esprits, et l'Europe
applaudit aux talens supérieurs de M^ de
Voltaire. Il ne faut pas croire que la jalousie
etl'envie répargna.ssent; elles aiguisèrent tous
leurs traits pour l'accabler : cet esprit d'indé-
pendance inné dans les hommes, qui leur
inspire une aversion contre l'autorité la plus
légitime , les révoltoit avec bien plus d'ai-
greur contre une supériorité de talens à la-
quelle leur foiblesse ne pouvoit atteindre.
Mais les cris de l'envie étoient étouffés par
de plus forts applaudissemens; les gens de
lettres s'honoroient de la connoissance de ce
grand homme. Quiconque étoit assez philo-
sophe pour n'estimer que le mérite personnel,
plaçoit M'^ de Voltaire bien au dessus de ceux
dont les ancêtres, les titres , l'orgueil et les
richesses font tout le mérite. M'^ de Voltaire
étoit du petit nombre des philosophes qui
pouvoient dire : omnîa mecum porto. Des
princes 5 des souverains , des rois, des im-
pératrices le comblèrent des marques de leur
estime et de leur admiration. Ce n'est pas
que nous prétendions insinuer que les grandi
DE VOLTAIRE. QQl
^de la terre soient les meilleurs appréciateurs
du mérite; mais cela prouve au moin^ que la
réputation de notre auteur étoit si générale-
ment établie , que les chefs des peuples ,
loin de contredire la voix publique, croyoïent
devoir s'y conform^er.
Cependant , comme dans ce monde le mal
se trouve partout mêlé au bien , il arrivoit
que M^ de Voltaire , sensible à l'applaudis-
sement universel dont il jouissoit , ne l'étoit
pas moins aux piqûres de ces insectes qui
croupissent dans les fanges de l'Hippocrène.
Loin de les punir, il les immortalisoit en
plaçant leurs noms obscurs dans ses ouvrages;
mais il ne recevoit d'eux que des eclabous-
sures légères en comparaison des persécutions
plus violentes qu'il eut à souffrir d'ecclésias-
tiques , qui par état n'étant que des ministres
de paix, n'auroient dû pratiquer que la
charité et la bienfaisance : aveuglés par un
faux ^zèle autant qu'abrutis par le fanatisme,
ils s'acharnèrent sur lui, et voulurent l'acca-
bler en le calomniant. Leur ignorance fit
échouer leur projet; faute de lumières ils'
confondoient les idées les plus claires, de
sorte que les passages où notre auteur insinue
la tolérance, furent interprétés par eux comme
contenant les dogmes de l'athéisme ; et ce
a<2Q ELOGE
même Voltaire qui avoit employé toutes les
ressources de son génie pour prouver avec
force l'existence d'un Dieu , s'entendit accu-
ser à son grand étonnement d'en avoir nié
o
l'existence. Le fiel que ces âmes dévotes ré-
pandirent si mal-adroitemcHt sur lui, trouva
des approbateurs chez les gens de leur espèce,
et non pas chez ceux qui avoient la moindre
teinture de dialectique. Son crime véritable
consistoit en ce qu'il n'avoit pas lâchement
déguisé dans son histoire les vices de tant de
pontifes qui ont déshonoré l'Eglise ; en ce
qu'il avoit dit .avec Fra-Paolo , avec Fleuri
et tant d'autres , que souvent les passions
influent plus sur la conduite des prêtres que
l'inspiration du Saint-Esprit; que dans ses
ouvrages il inspire de l'horreur contre ces
massacres abominables qu'un faux zèle a fait
commettre; et qu'enfin iltraitoit avec mépris
ces querelles inintelligibles et frivoles aux-
quelles les théologiens de toute secte attachent
tant d'importance. Ajoutons à ceci, pour
achever ce tableau, que tous les ouvrages de
M^de Voltaire se débitoient aussitôt qu'ils
sortoient de la presse , et que dans ce même
temps les évêques voyoïent avec un saint
dépit leurs mandemens rongés des vers ou
pourrir dans les boutiques de leurs libraires.
DE VOLTAIRE. 5q3
Voilà comme raisonnent des prêtres imbécil-
les. On lem'pardonneroit leur bêtise, si leurs
mauvais syllogismes n'influoient pas sur le
repos des particuliers • tout ce que la vérité
oblige de dire , c'est qu'une aussi fausse dia-
lectique suffit pour caractériser ces êtres vils
et méprisables , qui faisant professi-ôn de cap-
tiver leur raison , font ouvertement divorce
avec le bon sens..
Puisqu'il s'agit ici de justifier M'^ de Vol-
taire , nous ne devons dissimuler aucune
des accusations dont on le chargea: les cagots
lui imputèrent donc encore d'avoir exposé
les sentimens d'Epicure, de Hobbes , de
W^oolston , du Lord Bolinbroke et d'autres
philosophes ; mais n'est -il pas clair que loin
de fortifier ces opinions par ce que tout autre
y auroit pu ajouter, il se contente d'être le
rapporteur d'un procès dont il abandonne
la décision à ses lecteurs? Et de plus, si la
religion a pour fondement la vérité, qu'à-t-elle
à appréhender de tout ce que le mensonge
peut inventer contre elle ? M^ de Voltaire en
étoit si convaincu, qu'il ne croyoit pas que
des doutes de quelques philosophes pussent
l'emporter sur les inspirations divines. Mais
allons plus loin, comparons la morale ré-
pandue dans ses ouvrages à celle de ses
i
524 ELOGE
persécuteurs : les hommes doivent s'aimer
comme des frères, dit-ilj leur devoir est de
s'aider mutuellement à supporter le fardeau
de la vie, où la somme des maux l'emporte
Bur celle des biens; leurs opinions sont aussi
différentes que leurs physionomies j loin de
se persécuter 5 parce qu'ils ne pensent pas
de même , ils doivent se borner à rectifier
le jugement de ceux qui sont dans l'erreur,
par le raisonnement , sans substituer aux ar-
gumens le fer et les flammes ; en un mot ils
doivent se conduire envers leur prochain
comme ils voudroient qu'il en usât envers
eux. Est-ce M^ de Voltaire qui parle, ou est-ce
l'apôtre Stjean, ouest-ce le langage de l'évan-
gile ? Opposons à ceci la morale pratiqtie de
rhypocrisie ou du faux zèle; elle s'exprime
ainsi : -Exterminons ceux qui ne pensent^pas
ce que nous voulons qu'ils pensent, acca-
blons ceux qui dévoilent notre ambition et
nos vices; que Dieu soit le bouclier de nos
iniquités ; que les hommes se déchirent, que
le sang coule,^ qu'importe ? pourvu que notre
autorité s'accroisse ; rendons Dieu implacable
et cruel , pour que la recette des douanes du
purgatoire et du paradis augmente nos reve-
nus. Voilà comme la religion sert souvent de
prétexte aux passions des hommes, et comme
par
DE VOLTAIRE. Qq5
par leur perversité , la source la plus pure
du bien devient celle du mal,
La cause de M'^ de Voltaire étant aussi bonne
que nous venons de l'exposer, il emporta les
suffrages de tous les tribunaux où la raison
étoit plus écoutée que les sophismes mysti-
ques ; quelque persécution qu'il endurât de
la haine théologale , il distingua toujours la
religion de ceux qui la déshonorent ; il ren-
doit justice aux ecclésiastiques dont les vertus
ont été le véritable ornement de l'Église; il*
ne blâmoit que ceux dont les mœurs perver-
ses les rendirent l'abomination publique.
Mr de Voltaire passa donc ainsi sa vie
entre les persécutions de ses envieux et l'ad-
miration de ses ei]thousiastes , sans que les
sarcasmes des uns l'humiliassent , et que les
applaudissemens des autres accrussent l'opi-
nion qu'il avoit de hai-mémej il se conten-
toit d'éclairer le monde , et d'inspirer par
ses ouvrages l'amour des lettres et de l'hu-
manité. Non content de donner des préceptes
de morale , il prêchoit la bienfaisance par
son exemple; ce fut lui dont l'appui cou-
rageux vint au secours de la malheureuse fa-
mille des Calas , lui qui plaida la cause des
Syrvens et qui les arracha des mains bar-
bares de leurs juges , lui qui auroit ressuscité
Oeuv,deFr.II. T. IIL P
226 É L O G ï
le Chevalier la Barre s'il avoit eu le don des
miracles. Ou'il est beau qu'un philosophe
du fond de sa retraite élève sa voix , et que
l'humanité dont il est l'organe , force les
juges à réformer des arrêts iniques ! Quand
Mr de Voltaire n'auroit par devers soi que
cet unique trait , il mériteroit d'être placé
parmi le petit nombre des véritables bien-
faiteurs de l'humanité. La philosophie et la
religion enseignent donc de cencert le chemin
de la vertu : voyez lequel est le plus chrétien,
ou le magistrat qui force cruellement une
famille à s'expatrier, ou le philosophe qui
la recueille et la soutient; le' juge qui se sert
-du glaive de la loi pour assassiner un étourdi,
ou le sage qui veut sauver la vie du jeune
homme pour le corriger ; le bourreau de
-Calas , ou lie protecteur de sa famille déso-
lée. Voilà , Messieurs , ce qui rendra la
mémoire de Mr de Voltaire à jamais chère
à ceux qui sont nés avec un coeur sensible
et des entrailles capables de s'émouvoir.
Ouelque précieux que soient les dons de
l'esprit 5 de l'imagination , l'élévation du
génie, et les vastes connoissances; ces pré-
sens que la Nature ne prodigue que rarement,
ne l'emportent cependant jamais sur les actes
de l'humanité et de la bienfaisance j on ad-
DE VOLTAIRE. QQ7
mire les premiers , et l'on bénit et vénère les
seconds.
Quelque peine que j'aye , Messieurs , à
me séparer à jamais de Mr de Voltaire, je
sens que le moment approche où je dois re-
nouveler la douleur que vous cause sa perte.
Nous l'avons laissé tranquille àFerney; des
affaires d'intérêt l'engagèrent à se transporter
à Paris , où il espéroit venir encore assez à
temps pour sauver quelques débris de sa
fortune d'une banqueroute dans laquelle il
se trouvoit enveloppé. Il ne vouloit pas re-
paroître dans sa patrie les mains vides; son
temps , qu'il partageoit entre la philosophie
et les belles lettres , fournissoit un nombre
d'ouvrages dont il avoit toujours quelques-
uns en réserve : ayant composé une nouvelle
tragédie dont Irène est le sujet, il voulut
la produire sur le théâtre de Paris. Son
usage étoit d'assujettir ses pièces à la critique
la plus sévère , avant de les exposer en pu-
blic ; conformément à ses principes , il con-
sulta à Paris tout ce qu'il y avoit de gens d«
goût de sa connoissance , sacrifiant un vain
amour-propre au désir de rendre ses travaux
dignes de la postérité j docile aux avis éclai*
rés qu'on lui donna , il se porta avec un
lèle et une axdeur singulière à la corr^ctiga
P a
, 2a8 É L O G E
de cette tragédie ; il passa des nuits entières
à refondre son ouvrage ; et soit pour dissiper
le sommeil, soit pour ranimer ses sens, il
fit un usage immodéré du cafFé : cinquante
tasses par jour lui suffirent à peine : cette
liqueur , qui mit son sang dans la plus vio-
lente agitation , lui causa un échauffement si
prodigieux , que pour calmer cette espèce
de fièvre chaude , il eut recours aux opiats
dont il prit de si fortes doses , que loin de
soulager son mal , elles accélérèrent sa fin;
peu après ce remède pris avec si peu de
ménagement , se manifesta une espèce de
paralysie , qui fut suivie du coup d'apoplexie
qui termina ses jours.
Quoique Mr de Voltaire fût d'une consti-
tution foible, quoique le chagrin , le souci,
et une grande application eussent afFoibli
son tempérament ; il poussa pourtant sa car-
rière jusqu'à la 84 année. Son existence étoit
telle , qu'en lui l'esprit l'emportoit en tout
sur la matière ; c'étoit une ame forte qui ,
communiquoit sa vigueur à un cor|)s pres-
que diaphane : sa mémoire étoit étonnante,
et il conserva toutes les facultés de la pensée
«t de l'imagination jusqu'à son dernier sou-
pir. Avec quelle joie vous rappellerai-je ,
Messieurs ^ les témoignages d'admiration et
B E V O L T A I R E.- QQ9
de reconnoissance que les Parisiens rendirent
à ce grand homme durant son dernier séjour
dans sa patrie ! il est rare , mais il est beau
que le public soit équitable , et qu'il rende
justice de leur vivant à ces êtres extraordi-
naires que la Nature ne se plaît à produire
que de loin à loin , afin qu'ils recueillent
de la part de leurs contemporains mêmes
les suffrages qu'ils sont sûrs d'obtenir de la
postérité ! L'on devoit s'attendre qu'un homme
qui avoit employé toute la sagacité de son
génie à célébrer la gloire de sa nation , en
verroit rejaillir quelques rayons sur lui-'
même: les François l'ont senti, et par leur
enthousiasme ils se sont rendus dignes de
partager le lustre que leur compatriote a ré-
pandu sur eux et sur le siècle. Mais croiroit-
on que ce Voltaire , auquel la profane Grèce
auroit élevé des autels , qui eût eu dans Rome
des statues , auquel une grande Impératrice,
protectrice des sciences , vouloit ériger un
monument à Pétersbourg ; qui croira , dis-je,
qu'un tel être pensa manquer dans sa patrie
d'un peu de terre pour couvrir ses cendres?
Eh quoi ! dans le 18 siècle , où les lumières
sont plus répandues que jamais , où l'esprit
philosophique a tant fait de progrès , il se
trouvera des hiérophantes , plus barbares
P 3
^3o ELOGE DE VOLTAIRE.
que les Hérules , plus dignes de vivre avec
les peuples de la Taprobane que de la nation
françoise , aveuglés par un faux zèle , ivres
de fanatisme , qui empêcheront qu'on ne
rende les derniers devoirs de l'humanité à
un des hommes les plus célèbres que jamais
la France ait portés ? Voilà cependant ce
que l'Europe a vu avec une douleur mêlée
d'indignation. Mais quelle que soit la haine
de ces frénétiques et la lâcheté de leur ven-
gance , de s'acharner ainsi sur des cadavres;
ni les cris de l'envie , ni leurs hurlemens
sauvages ne terniront la mémoire de Mrde
Voltaire, Le sort le plus doux qu'ils puissent
attendre , est qu'eux et leurs vils artifices
demeurent ensevelis à jamais dans les ténè-
bres de l'oubli; tandis que la mémoire de
Mr de Voltaire s'accroîtra d'âge en âge , et
transmettra son nom à l'immortalité.
PIECES
MILITAIRES.
Pi
INSTRUCTION
MILITAIRE
DU
ROI DE PRUSSE
POUR
SES GÉNÉRAUX '^>
ARTICLE I.
Des Troupes prussiennes , de leurs défauts
et de leurs avantages.
L
A composition de mes troupes exige une
attention infinie de la part de ceux qui les
commandent. Il faut leur faire observer tou-
jours la discipline la plus exacte, et avoir
grand soin de leur conservation : il faut aussi
qu'elles soient mieux nourries que presque
toutes les troupes de l'Europe.
*) Cette Inftruftion militaire a été diétée en allemand par le
" " "ch, Li( - •
e trac
P 5
Roi, & traduite en François par M. Fxfch, Lieutenant Colonel
ins les troupes faxonnes» C'eft cette traduftion que l'on
dans les troupes
donne ici
^34 INSTRUCTION MILITAIRE
Nos régimens sont composés moitié de
gens du pays , moitié d'étrangers, qui ont
été enrôlés pour de l'argent. Ces derniers
n'ayant rien qui les attache , n'attendent que
la première occasion pour s'en aller. Il s'agit
donc d'empêcher la désertion.
Plusieurs de nos généraux croient qu'un
homme n'est qu'un homme , et que si la
perte en est réparée , cet homme n'a point
d'influence sur la totalité ; mais on ne sau-
roit faire à ce sujet une juste application des
autres armées à la nôtre.
Si un homme bien dressé déserte, et qu'il
soit remplacé par un autre aussi bien dressé,
la chose est égale. Mais si un soldat que l'on
a formé pendant deux ans au maniement des
armes , et pour lui donner un certain degré
d'agilité, vient à déserter , et qu'il s oit rem-
placé par un mauvais sujet , ou qu'il ne le
soit point du tout, cela tirera à la longue à
conséquence.
On a vu que par la négligence des offi-
ciers dans le petit détail , des régimens ont
perdu leur réputation ; et se sont trouvés être
diminués par la désertion. Cette perte afFoi-
blit l'armée dans le temps où il est le plus ,
nécessaire qu'elle soit complète. Vous per-
drez par-là vos meilleures forces, si vous n'y
1
DU ROI DE PRUSSE. S35
apportez la plus grande attention , et vous
ne serez pas en état alors de suppléer à ce
défaut.
Quoiqu'il y ait grand nombre d'hommes
dans mon pays, il est question de savoir si
vous en trouverez beaucoup de la taille de
mes soldats ; et supposé même qu'il y en
eût assez 5 seront-ils d'abord dressés ? C'est
donc un des devoirs les plus essentiels des
généraux qui commandent les armées ou des
corps séparés , d'empêcher la désertion. Ce
qui se fait
i) En évitant des camps trop près d*un
bois ou d'une forêt , si la raison de guerre ne
l'exige pas ;
q) En faisant plusieurs appels par jour;
3) En envoyant des patrouilles fréquentes
de housards , qui rodent autour du camp ;
4) En plaçant pendant la nuit des chasseurs
dans les blés , et en doublant les postes de
cavalerie à l'entrée de la nuit, pour renforcer
la chaîne j
5) Si vous ne permettez point que le sol-
dat se débande , et si l'officier mène sa troupe
en règle à l'eau et à la paille ;
6)Enpunissantrigoureusementlamaraude,
qui est la source de tous les désordres ;
(S35 INSTRUCTION MILITAIRE
7) En ne faisant, les jours de marches,
xetfrer les gardes qui sont placées dans les
villages , que quand les troupes ont pris les
armes ;
8) En défendant, sous peine rigoureuse.,
que le soldat ne quitte son rang , ni sa divi-
sion 5 les jours démarche ;
9) En évitant de faire des marches de nuit,
si des raisons importantes ne l'exigent pas
absolument ;
10) En poussant des patrouilles de hou-
sards à droite et à gauche , lorsque l'infan-
terie traversera un bois ;
11) Si vous placez des officiers à l'entrée
et à la sortie d'un défilé , qui obligent les
soldats de reprendre leurs rangs 5
iq) En cachant au soldat les marches que
vous êtes obligé de faire en arrière , ou en
vous servant d'un prétexte spécieux qui
puisse le flatter ;
i3) En ayant attention que la subsistance
nécessa;ire ne manque jamais , et qu'on four-
H.isse aux troupes du pain , de la viande ,
du brandevin , de la bière etc.
14) Quand la désertion se glisse dans un
régiment , ou dans une compagie , il faut
examiner d'abord la raison de ce mal; s'in-
former si le soldat a eu son prêt, si on lui
DIT ROI DE PRUSSE. q37
donne les autres douceurs accordées , et si
le capitaine n'est pas coupable de quelques
malversations. Il ne faut pas moins faire
soigneusement observer une discipline exacte.
On dira peut-être que le colonel y prêtera
son attention. Mais cela ne suffit pas; dans
une armée tout doit tendre à la perfection,'
pour faire voir que tout ce qui s'y fait, est
l'ouvrage d'un seul homme.
La plus grande partie d'une armée est
composée de gens indolens; si le général
n'est pas toujours attentif à ce qu'ils fassent
leur devoir , cette machine , qui est artifi-
cielle et ne peut pas être parfaite , sera
bientôt détraquée 5 il n'aura à la fin qu'une
armée disciplinée en idée. '
Il faut donc s'accoutumer à travailler sans
relâche ; l'expérience de ceux qui n'y man-
queront pas 5 leur fera voir que c'est une
chose très-nécessaire , et qu'il y a tous les
jours des abus à réprimer, qui ne sont pas
aperçus de ceux qui ne s'appliquent pas à
les connoître.
Cette application continuelle et pénible pa-
roîtra dure à un général; mais il en sera assez
récompensé par la suite. Quel avantage ne
remportera- 1- il pas avec des troupes si bra-
ves, si belles et si bien disciplinées ? Un gé-
q38 instruction militaire
néral, qui chez d'autres nations passera pour
lin téméraire , ne sera chez nous que ce que
les règles ordinaires exigent ; il peut hasarder
et entreprendre tout ce que des hommes sont
capables de mettre en exécution. Outre que
les soldats ne souffrent pas entre eux des ca-
marades capables de quelques foiblesses '•*) ,
ce que Ton ne relèveroit sûrement point dans
d'autres armées.
J*ai vu des officiers et de simples soldats
dangereusement blessés , qui nonobstant cela
ne quittoient pas leur poste , ni ne vouloient
se retirer, pour faire bander leur plaie. Avec
des troupes pareilles on feroit la conquête du
inonde entier, si les victoires ne îeur étoient
pas aussi fatales qu'aux ennemis. Car vous
pouvez entreprendre tout avec elles , pourvu
que vous ne les laissiez pas manquer de vi-»
vres. Si vous marchez , vous devancerez votre
ennemi parla vitesse. Si vous l'attaquez dans
un bois 5 vous l'y forcerez. Si vous leur faites
grimper une montagne , vous en chasserez
ceux qui y font résistance , et alors ce n'est
plus qu'un massacre. Si vous faites agir vo-
*) Les François sont très-pointilleux sur cet article; surtout
leurs grenacUeis ne souffriront jamais entre eux un ca-
marade soupçonné de quelque foiblesse* Généralement
toutes les troupes bien disciplinées, de quelque nation
qu'elles soient , agiront de même.
DU ROI DE PRUSSE. (l3g
tre cavalerie , elle passera l'ennemi au fil de
l'épée, et le détruira.
Mais comme il ne suffit pas d'avoir de
bonnes troupes , et qu'un général par son.
ignorance perd tout son avantage, je parle-
rai des qualités d'un général, et donnerai des
règles, dont en partie ,j' ai fait l'expérience"*
à mes dépens , et d'autres que de grands
généraux m'ont fournies.
A R T I C L E 1 1.
De la subsistance des troupes , et des Vivres,
{Feld- Commissariat. )
c
ERTAIN général dit, que pour bien éta-
blir le corps d'une armée , il faudroit com-
mencer par le ventre , et que c'est là la base
et le fondement de toutes les opérations. Je
ferai deux parties de cette matière. Dans la
première j'expliquerai en quels endroits, et
de quelle façon il faut établir les magasins ;
dans l'autre je démontrerai comment il faut
se servir de ces magasins , et comment il
faut les transporter.
La première règle est d'établir toujours les
magasins les plus considérables sur les der-
rières de votre armée, et s'il se peut dans
U^O INSTRUCTION MILITAIRE
une place fermée. Dans les guerres de Silésie
et de Bohème nous avons eu notre grand
jnagasin à Breslau , à cause de la facilité que
nous donnoit l'Oder de rafraîchir ce magasin.
Quand on fait des magasins à la tête de l'ar-
mée 5 on risque de les perdre au premier
«cchec 5 et alors on est sans ressource ; mais si
vous établissez ces magasins l'un derrière
l'autre , vous faites la guerre avec prudence,
et un petit malheur ne peut pas causer votre
ruine entière. Pour établir des magasins dans
la Marche électorale , il y faudroit choisir
Spandau et Magdebourg. Ce dernier servira,
à cause de l'Elbe , dans une guerre offensive
contre la Saxe, et celui de Schweidnitz contre
la Bohème.
Il faut avoir grand soin de choisir de bons
commis et commissaires des vivres. Car si
ces gens-là sont ou fourbes ou voleurs, l'Etat
y perd considérablement. Dans cette vue , il
faut leur donner pour chefs des hommes de
probité 5 qui les examinent de près , et les
contrôlent souvent.
On établit les magasins de deux manières.
o
On ordonne à la noblesse et aux paysans de
faire charier aux magasins des grains , qu'on
leur paye selon la taxe de la chambre des
ftnances, ou qu'on leur diminue sur les
contri-
DU ÎIOI DE PRUSSE. Q4I
contributions imposées. Si le pays n*est pas
abondant en fourrage , on fait des marchés
avec des entrepreneurs , pour une certaine
quantité. C'est au commissariat à faire ces
marchés et à les sio-ner.
On a encore des bâtimens construits ex-
près, pour transporter les farines et les four-
rages par les canaux et les rivières.
Il ne faut jamais se servir d'entrepreneurs
que dans les plus grands besoins , parce qu'ils
sont plus usuriers que les Juifs mêmes : ils
font augmenter le prix des vivres , et les ven-
dent extrêmement cher.
On doit toujours établir de bonne heure
ses magasins , pour être pourvu de toutes
les provisions nécessaires , lorsque l'armée
sort de ses quartiers pour entrer en cam-
pagne. Si vous attendez trop long-temps , la
celée vous empêche de les faire transporter
]3ar eau, ou les chemins deviennent si mau-
vais et si impraticables , que vous ne sauriez
former des magasins qu'avec la dernière dif-
ficulté.
Outre les caissons des régimens , qui por-
tent du pain pour huit jours, le commis-
sariat a des caissons destinés à transporter
des vivres pour un njois.
Oeuv.deFr.JI. TIIL O
242 INSTRUCTION MILITAIRE
Mais s'il y a des rivières navigables, il faut
en profiter, car ce sont elles seules qui peu-
vent procurer l'abondance dans une armée.
Les caissons doivent être attelés de chevaux.
Nous y avons aussi employé des bœufs , mais
à fiotre désavantage. Il faut que les Vague-
mestres des caissons fassent bien soigner leurs
chevaux. C'est au général d'armée à y tenir
la main ; car par la perte de ces chevaux
on diminue le nombre des caissons, et par
conséquent la quantité des vivres.
Il y a encore une autre raison , c'est que
ces chevaux n'étant pas bien nourris, n'ont
pas assez de force pour soutenir les fatigues.
Et quand vous marcherez , vous perdrez non-
seulement vos chevaux , mais vos caissons ,
et les farines qu'ils porteront. De pareilles
pertes 5 souvent répétées, peuvent déranger
les projets les mieux concertés. Il faut qu'un
général ne néglige aucun de ces détails , qui
sont fort importans pour lui.
Dans une guerre contre la Saxe, il faut
se servir de l'Elbe pour faciliter le transport
des vivres , et en Silésie de l'Oder. En Prusse
vous aurez la mer: mais en Bohème et en
Moravie on ne peut y employer que le
charroi.
DU ROI DE Prusse: ^43
On établit quelquefois trois et quatre dé-
pôts de vivres sur une même ligne , comme
nous avons fait Tan 1742 en Bohème. Il y
avoit un magasin à Par dubitz, un àNienbourg,
un à Podiebrad et un autre à Brandeis , pour
être en état de marcher à hauteur de l'ennetni,
et de le suivre à Prague , en cas qu'il se fût
avisé d'y aller.
Dans la dernière campagne que nous
avons faite en Bohème , Breslau fournissoit
à Schweidnitz, celui-ci àjaromircz, et de là
on transportoit les vivres à l'armée.
Outre les caissons de vivres, l'armée mène
encore avec elle des fours de fer , dont le
nombre n'étant pas suffisant, a été augmenté.
A chaque séjour il faut faire cuire du pain.
Dans toutes les expéditions qu'on veut entre-
prendre , il faut être pourvu de pain ou de
biscuit pour dix jours. Le biscuit est très-bon;
mais nos soldats ne l'aiment que dans la
soupe , et ne savent pas bien s'en servir.
Quand on marche dans un pays ennemi^
on fait le dépôt de ses farines dans une ville
voisine de l'armée, où l'on met garnison.
Pendant la cam.pagne de 3745 notre dépôt
de farines étoit au commencement à Neu-
6tadt , puis à Jaromircz , et à la fin à
Trautenau. Si nous nous étions plus ava^ncéS;,
^i4 INSTRUCTION MILITAIRE
nous n'aurions trouvé un dépôt assuré qu'à
Pardubitz.
J'ai fait faire des moulins à bras pour cha-
que compagnie , qui leur seront fort utiles ;
on emploiera à ces moulins des soldats, qui
porteront la farine au dépôt, et y recevront
le pain. Avec cette farine , vous ménagerez
non-seulement vos magasins, mais elle vous '^
fera subsister plus long-temps dans un camp,
que sans cette ressource vous seriez obligé
de quitter. De plus on n'aura pas besoin de
faire tant de convois , et on fournira moins
d'escortes.
En parlant des convois, j'ajouterai ici ce
^ui concerne cette matière. A proportion de
ce qu'on a à craindre de l'ennemi , on aug-
mente ou diminue les escortes. On fait entrer -
des détachemens d'infanterie dans les villes
par où passent les convois, pour leur don-
ner un point d'appui. Souvent on fait de
gros détachemens pour les couvrir , comme
cela est arrivé en Bohème.
Dans tous les pays de chicanes , il faut
employer l'infanterie pour l'escorte des
convois. On la fait joindre par quelqes hou-
sards, pour éclairer la marche, et pour avertir
des endroits où l'ennemi pourroit être en
embuscade. J'ai employé aussi l'infanterie
DU 11 01 DE PRUSSE. 245
préférablement à la cavalerie, pour en for-
mer des escortes dans un pays de plaine ,
et je m'en suis bien trouvé.
Je vous renvoie à mon Règlement mili-
taire 5 pour ce qui concerne le détail des
escortes. Un général d'armée ne sauroit
jamais prendre assez' de précaution pour as-
surer ses convois. Une bonne règle , pour
couvrir les convois , est celle d'envoyer des
troupes en avant , pour faire occuper les
défilés par où le convoi passera , et de pous-
ser l'escorte à une lieue en avant du côté
de l'ennemi. Cette manoeuvre assurera le
convoi et le masquera.
ARTICLE III.
Des Vivandiers , de la Bière , et de l Eau-de-vîe^
s
I vous voulez faire quelque entreprise sui**^
l'ennemi , il faut que le commissariat fasse
ramasser toute la bière et l'eau-de-vie qu'oit
trouvera sur la route, afin que Farmée n'en
manque point; 'au moins dans les premiers
jours. Aussitôt que l'armée entrera dans
un pays ennemi , il faut se saisir de tous.
les brasseurs de bière et d'eau-de-vie qui se
trouveront dans le voisinage j et surtout faire
O 3
•4^ INSTRUCTION' MILITAIRE.
faire de l'eau-de-vie , afin que le soldat ne
manque pas d'une boisson dont il ne peut
pas se passer.
Pour les vivandiers, il faut les protéger,
particulièrement dans un pays où les habitans
se sont sauvés , et ont abandonné leurs mai-
sons , de sorte qu'on ne peut pas avoir de
denrées , même en payant. Alors on est en
droit de ne plus ménager les paysans.
On envoie des vivandiers et des femmes
de soldats , pour chercher toutes sortes de
légumes et du bétail. Mais en même temps
il faut faire attention que les denrées soient
vendues à un prix raisonnable , pour que
le soldat soif en état de les payer , et que
îe vivandier trouve un profit honnête.
J'ajouterai encore ici que le soldat a deux
livres depainparjour,et deux livres de viande
par semaine , qu'il reçoit gratis en campagne.
C'est une douceur que le pauvre soldat mé-
rite bien , surtout en Bohème , où l'on fait
la guerre comme dans un désert. Quand on
fait venir des convois pour l'armée , on les
fait suivre par quelques troupeaux de boeufs,
destinés pour la nourriture dçs soldats.
L
DU Ror DE prusse: 247
ARTICLE IV.
Des Fourrages au fec et au vert.
Œ fourrage sec est de l'avoine , de Forge,'
du foin 5 de la paille hachée etc. On le fait
transporter au magasin. L'avoine ne doit être
ni moisie ni puante , ce qui donne le farcin
et la gale aux chevaux, et les affoiblit telle-
ment 3 qu'à l'entrée même de la campagne,
la cavalerie n'est pas en état de faire le
service. La paille hachée ne fait que rem-
plir le ventre aux chevaux ; on leur en donne,
parce que c'est l'usage.
La première raison qui détermine à faire
rassembler le fourrage et le transporter au
magasin , est pour prévenir l'ennemi à l'en-
trée de la campagne, ou quand on veut faire
quelque entreprise loin de là. Mais rarement
une armée osera-t-elle s'éloigner de ses ma-
gasins , tant qu'elle est obligée de donner du
fourrage sec à ses chevaux , parce que le
transport est trop embarrassant, parle nom-
bre nécessaire des voitures qu'une province
entière ne peut souvent pas fournir. Et gé-
néralement ce ne sont pas les moyens dont
on se sert dans une guerre offensive , s'il
n'y a pas des rivières par lesquelles on puisse
transporter les fourrages.
24^ INSTRUCTION MILITAIKE
Pendant la campagne de Silésiej'ai nourri
toute ma cavalerie de fourrage sec ; mais
nous ne marchâmes que de Strehla à Schweid-
nitz 5 où il y avoit un magasin , et de là à
Cracau , où nous étions dans le voisinage
de Brieg et de l'Oder.
Quand on a formé le dessein de faire une
entreprise pendant l'hiver , on fait ficeler
du foin pour cinq jours , que la cavalerie
porte sur ses chevaux. Si on veut faire la
guerre en Bohème , ou en Moravie , il faut
attendre le temps du vert ; sinon vous rui-
nerez toute votre cavalerie. On fourrage les^
herbes et les blés dans les champs , et quand
la moisson est faite , on fourrage dans les
villages.
Quand on entre dans un camp où l'on a
dessein de séjourner quelque temps , on fait
reconnoître les fourrages ; et après en avoir
évalué la quantité , on en fait la distribution
pour le nombre des jours qu'on veut y rester.
Les grands fourrages se font toujours sous
l'escorte d'un corps de cavalerie, qui doit
être proportionnée au voisinage de l'ennemi,
et à ce qu'on a à craindre de lui. Les four-
rages se font par toute l'armée , ou par ailes.
Les fourrageurs s'assemblent toujours sur
le chemin qu'on veut prendre; quelquefois
DU ROI DE PRUSSE. Q^q
sur les ailes , et quelquefois à la tête ou à
la queue de l'armée. Les housards ontl'avant-
garde. Si c'est dans un pays de plaine , la
cavalerie les suit; si c'est dans un pays coupé,
l'infanterie marche la première. L'avant-
garde précédera la marche de la quatrième
partie des fourrageurs , suivis d'un détache-
ment de l'escorte , toujours mêlée de cavalerie
et d'infanterie ; puis une autre partie des
fourrageurs , suivis d'un détachement de
troupes ; et puis les autres dans le même
ordre. Une troupe de housards fermera la
marche de l'arrière-garde , et aura la queue
de toute la colonne.
Nota. Dans toutes les escortes l'infanterie
mènera son canon avec elle , et les fourra-
geurs seront toujours armés de leurs carabi-
nes et de leurs épées.
Lorsqu'on sera arrivé à Fendroit où Ton
veut fourrager , on formera une chaîne , et
on placera l'infanterie près des villages, der-
rière les haies , et les chemins creux. On
mêlera des troupes de cavalerie avec l'in-
fanterie , et on se ménagera ime réserve ,
qu'on mettra au centre , pour être à portée
de donner du secours partout où l'ennemi
pourroit tenter de percer. Les housards
escarmoucheront avec l'ennemi, pour l'amu-
O 5
^
C>5o INSTRUCTION MltlTAîRE
ser 5 et pour l'éloigner du fourrage. Qtiand
l'enceinte des troupes sera placée , alors on
distribuera par régiment les champs aux
fourrageurs. Les officiers qui les comman-
deront 5 auront grande attention que les
trousses soient grandes , et bien liées.
Quand on aura chargé les chevaux, les four-
rageurs s'en retourneront au camp par trou-
pes sous de petites escortes , et lorsqu'ils
seront tous partis , les troupes de la chaîne
s'assembleront 5 et feront l'arriére - garde ,
suivies des housards.
Les règles pour les fourrages dans les villa-
ges sont à peu près les mêmes -, la seule diffé-
rence qu'il y ait , est que l'infanterie se placera
autour du village , et la cavalerie en arrière
dans un terrain propre à la faire agir. On ne
fait fourrager qu'un seul village à la fois , et
puis un autre, afin que les troupes de la chaîne
ne soient pas trop dispersées.
Les fourrages dans un pays de montagnes
sont les plus difficiles. Il faut que la plus
grande partie de leurs escortes ne soit com-
posée que d'infanterie et de housards.
Quand on occupera un camp près de l'en*
ïiemi , où l'on veut rester quelque temps ,
on tâchera de s'emparer des fourrages qui
sont entre les deux camps. Puis on fourra^
DUltOIBEPRUSSE. Q51
géra à deux lieues à laronde, en commençant
par les champs les plus éloignés, et gardant
les plus à portée pour les derniers. Mais si
c'est un camp de passage , on fourragera dans
le camp , et dans le voisinage.
Quand on fait de grands fourrages au vert,
je ne voudrois pas qu'on embrassâtun terrain
trop étendu, mais qu'on fourrageât plutôt
deux fois consécutives. De cette manière
votre chaîne sera plus resserrée, et vos four-
rageurs seront plus à couvert. Au lieu que si
vous occupez un terrain trop spacieux , vous
aiïoiblirez votre chaîne, de sorte qu'elle cour-
ra risque d'être forcée.
ARTICLE V.
De la Connolssa?2ce du Pays.
I
L y a deux façons de prendre connoissance
'un pays. La première , et par où il faut
ommencer, est celle d'étudier exactement
a carte de la province où l'on veut faire la
guerre, et de s'imprimer bien les noms des
grandes villes , des rivières , et des mon-
tagnes.
Quand on s'est formé une idée générale du
pays 3 alors il faut aller à une connoissance
«52 INSTRUCTION MILITAIRES
plus détaillée , pour savoir par où passent
les grands chemins , comment sont situées les
villes 5 et si on peut les défendre , en les ac-
commodant un peu, de quel côté on peut
les attaquer, au cas que l'ennemi s'en soit
rendu maître, et combien il faut y mettre de
garnison pour les défendre.
Il faut avoir les plans des villes fortifiées,^
pour en connoître la force , et les endroits
foibles. Il faut avoir le cours des grandes ri-
vières, et leur profondeur, jusqu'où elles
sont navigables , et où l'on peut les passer
â gué. Il faut savoir encore quelles rivières
sont impraticables au printemps et sèches en
été. Cette connoissance doit s'étendre même
jusqu'aux principaux marais du pays.
Dans un pays plat et uni , il faut distin-
guer les contrées fertiles , de celles qui sont
stériles , et savoir quelles marches l'ennemi
peut faire, et celles que nous ferions , pour
aller d'une o-rande ville ou d'une rivière a
l'autre. Il faut aussi faire lever les camps que
l'on peut prendre sur cette route.
On a bientôt reconnu un pays plat et
ouvert, mais il est bien plus difficile de re-
connoître un pays couvert et montagneux,
la vue étant bornée»
X>U ROI DE PRU SSE. q53
Pour se concilier cette connoissance im-
portante 5 on se transporte , la carte à la
main, sur les hauteurs, amenant avec soi
des gens âgés des villages les plus voisins ,
des chasseurs et des bergers. S'il y a une
montagne plus élevée que celle où l'on est,
on ira , pour prendre une idée du pays qu'on
y peut découvrir.
Il faut s'informer de tous les chemins, pour
savoir non-seulement en combien de colon-
nes on pourra marcher, mais encore pour
former des projets, et voir par quel chemin,
on pourroit arriver, et forcer le camp de
l'ennemi , s'il en vient prendre un dans les
environs , ou de quelle manière on pourroit
se mettre sur son flanc , s'il venoit à chan-
ger de position.
Un des principaux objets est de reconnoî-
tre les situations où l'on peut prendre des
camps défensifs , pour s'en servir en cas de
besoin, de même que les champs de bataille,
et les postes que l'ennemi pourroit occuper.
Il faut se former une juste idée de toutes
ces connoissances , comme aussi des postes
les plus considérables , des gorges , des prin-
cipaux défilés, et des positions avantageuses
de tout le pays^ et bien réfléchir sur toutes
les opérations qu'on pourroit faire, afin de
'*254 INSTRUCTION MILITAIRE
n'être pas embarrassé , quand on sera obli-
gé d'y porter la guerre , ayant d'avance un
plan de tous les arrangemens qu'il faudroit
faire alors.
Ces réflexions doivent être bien combinées,
et mûrement digérées. Ilfaut y employer tout
le temps qu'ime matière aussi importante
exige 5 et si l'on n'y réussit pas à la pre-
mière fois , il faut y retourner une seconde
^t examiner tout exactement.
C'est encore une règle générale, que tous
les camps qu'on va choisir, soit pour l'of-
fensive 5 soit pour la défensive , doivent
être à portée de l'eau et du bois , et que ,
le front fermé et bien couvert , les derrières
en soient encore libres.
S'il est nécessaire de prendre connoissance
d'un pays voisin, et que les circonstances
ne permettent pas de le faire de la manière
ci-dessus , il faut y envoyer des officiers
habiles , sous toute sorte de prétextes j et
même les faire travestir , si on ne peut s'en
dispenser. On les instruira de tout ce qu'ils
doivent observer , et à leur retour on notera
sur une carte tous les endroits et les camps
qu'ils ont reconnus : mais lorsqu'on peut
voir soi-même , il n'en faut jamais donner
la commission à d'autres.
L
DU ROr DE PRUSSE. ^55
ARTICLE VI.
Du coup d'œil.
Œ coup d'oeil , proprement dit , se ré-*
duit à deiix points. Le premier est, d'avoir
le talent de juger combien un terrain peut
contenir de troupes. C'est une habitude qu'on
n'acquiert que par la pratique. Après avoir
marqué plusieurs camps, l'oeil s'accoutumera
à la fin à une dimension si précise , que
veus ne manquerez que de peu de chose
dans vos estimations.
L'autre talent, beaucoup supérieur à celui-
ci , est de savoir distinguer au premier mo-
ment tous les avantages qu'on peut tirer
d'un terrain. On peut acquérir ce talent , et
le perfectionner , pour peu qu'on soit né
avec un génie heureux pour la guerre. La
base de ce coup d'oeil est sans contredit la
fortification , qui a des règles dont il faut
faire l'application aux positions d'une armée.
Un général habile saura profiter de la moindre
hauteur, d'un défilé, d'un chemin creux ,
d'un marais etc.
Dans l'espace d'un quarré de deux lieues,'
on peut quelquefois prendre deux cents
positions. Un général, à la première vue ,
saura choisir la plus avantageuse. Il se sera
256 INSTRUCTION MILITAIRE
précédemment transporté sur les moindres
ëminences , pour découvrir le terrain , et
pour le reconnoître. Les mêmes régies delà
fortification lui feront voir le foible de l'or-
dre de bataille de son ennemi. Il est encore
d'une très-grande importance à un général,
si le temps le lui permet , de compter les \
pas de son terrain , lorsqu'il a pris la posi-
tion générale.
On peut tirer beaucoup d'autres avantages
des règles de la fortification ; comme , par
exemple 5 d'occuper les hauteurs, et de les
savoir choisir de façon qu'elles ne soient
pas commandées par d'autres ; d'appuyer
Toujours ses ailes , pour couvrir les flancs ;
de prendre des positions qui soient suscep-
tibles de défense ; et d'éviter celles où un
homme de réputation ne pourroit se main-
tenir sans risquer de la perdre. Selon les
mêmes règles , on jugera des endroits foibles
de la position de l'ennemi , soit par la si-
tuation désavantageuse qu'il aura prise ,
soit parla mauvaise distribution de ses trou-
pes 5 ou par le peu de défense qu'elle lui
procure. Ces réflexions me portent à faire
voir de quelle manière il faut, distribuer les
troupes , pour tirer avantage du terrain.
ARTICLE
L
DU ROI DE PRUSSE. S|57
ARTICLE VII.
De la Distribution des troupes.
<A connoissance et le choix du terrain sont
deux choses très- essentielles; mais il faut sa-
voir en profiter , pour distribuer les troupes
dans les endroits qui leur conviennent. Notre
cavalerie 5 qui est dressée pour agir avec cé-
lérité , ne peut combattre que dans la plaine,
au lieu qu'on pourra se servir de l'infanterie
dans tous les différens terrains. Son feu est
pour la défensive, et sa baïonnette pour l'of-
fensive.
On commence toujours par la défensive,
puisqu'il faut toujours prendre ses précau-
tions pour la sûreté de son camp , où le voi-
sinage de l'ennemi peut à tout moment
engager une affaire.
La plupart des ordres de bataille d'au-
jourd'hui sont vieux. On suit toujours l'an-
cienne méthode , sans se régler sur le terrain.
Ce qui est cause qu'on en fait une mauvaise
et fausse application.
Toute armée doit être mise en bataille se-
lon le terrain qui lui est convenable. On
choisit la plaine pour la cavalerie ; mais cela
ne suffit pas. Car si cette plaine n'a que mille
Oeuv.deFr.lI. TJIL R
S58 INSTRUCTION MILITAIRE
pas de front, et qu'elle soit bornée par un
bois , où l'on suppose que l'ennemi ait jeté
de l'infanterie 5 afin que, protégé de son
feu, il puisse rallier sa cavalerie, alors il fau-
dra changer sa disposition , et mettre à l'ex-
trémité de ses ailes de l'infanterie , pour
qu'elle soutienne à son tour la cavalerie.
Quelquefois on porte toute sa cavalerie
sur une de ses ailes ; quelquefois on la place
en seconde ligne ; dans un autre temps on
ferme les ailes de la cavalerie par une ou deux
brigades d'infanterie.
Les postes les plus avantageux pour une
armée sont les hauteurs , les cimetières , les
chemins creux, et les fossés. Si on en sait
tirer avantage pour la disposition de ses trou-
pes, on ne doit jamais craindre d'être attaqué.
Si vous placez votre cavalerie derrière un
marais , elle ne vous sera d'aucun usage ;
et si vous la mettez trop près d'un bois, l'en-
nemi y peut avoir des troupes , qui fusille-
ront votre cavalerie , et la mettront en désor-
dre 5 sans qu'elle puisse se défendre. Le même
inconvénient vous arrivera avec votre infan-
terie, si vous l'aventurez dans une plaine sans
assurer les flancs ; car l'ennemi ne manquera
pas de profiter de votre faute , pour attaquer
» DU ROI DE PRUSSE. ■259
cette infanterie du côté où elle ne pourra pas
se défendre.
Il faut se régler toujours sur le terrain où
Ton est. Dans un pays montagneux je placerai
ma cavalerie en seconde ligne , et je ne m'en
servirai dans la première que dans les endroits
propres pour la faire agir, hormis quelques
escadrons , pour prendre en flanc l'infanterie
ennemie qui viendroit m'attaquer*
C'est une règle générale , que dans toutes
les armées bien menées on forme une réserve
de cavalerie , si c'est dans un pays de plaine;
et une réserve d'infanterie mêlée de quel-
ques escadrons de dragons, et de housards,
si c'est dans un pays coupé et de chicane.
L* art de distribuer les troupes sur leur ter-
rain 5 est de savoir les placer de façon qu'elles
puissent agir librement, et être utiles partout»
Villeroi 5 qui ignoroit peut-être cette règle,
se priva lui-même dans la plaine de Ramillies
de toute son aile gauche, l'ayant placée der-«
rière un marais , où elle ne pouvoit ni
manœuvrer j ni porter du secours à son aile
droite.
R a
a6o INSTRUCTION MILITAIRE
ARTI CLE VIIL
Des Camps.
p
o u R savoir si vous avez bien choisi votre
camp 5 il faut voir si par un petit mouve-
ment que vous ferez, vous forcerez l'ennemi
d'en faire un grand , ou si après une marche
il sera contraint d'en faire encore d'autres.
Ceux qui en feront le moins , seront les
mieux campés.
Un général d'armée doit choisir lui-même
son camp, puisque le succès de ses entrepri-
ses en dépend et qu'il devient souvent son
champ de bataille. y
Comme il y a beaucoup d'observations à
faire sur cette partie de la guerre, j'entrerai
dans le détail à ce sujet, sans dire comment
les troupes doivent être placées dans leur
camp ; je m'en tiendrai à ce que j'ai dit dans
mon Règlement militaire. Je ne parlerai que
des grandes parties et de ce qui regarde le
général même.
Tous les camps ont deux objets : l'un est la
défensive, et l'autre l'offensive. Les camps
où une armée s'assemble, sont de la première
classe; on n'y fait attention qu'à la commodité
des troupes. Elles doivent être campées par
DU 3101 DE PRUSSE. q5i
petits corps , à portée du magasin, mais de
manière qu'elles puissent en peu de temps se
former en bataille. Et comme ces sortes de
camps sont ordinairement loin de l'ennemi,
on n'en'a rien à craindre. Le Roi d'Angleterre,
qui, sans prendre cette précaution, étoit venu
se camper imprudemment sur le bord du
Mein, vis-à-vis de l'armée Françoise , couroit
risque d'être battu à Dettingen.
La première règle qu'on doit observer dans
tous les camps qu'on va marquer, est de
choisir un terrain où les troupes soient à por-
tée du bois et de l'eau. Nous autres , nous
retranchons nos camps , comme autrefois ont
fait les Romains, pour éviter non-seulement
les entreprises que les troupes légères enne-
mies , qui sont fort nombreuses , pourroient
tenter la nuit, mais pour empêcher la déser-
tion. Car j'ai observé toujours, que quand
nos redans étoient joints par des lignes tout
autour du camp , la désertion étoit moindre
que quand cette précaution avoit été négligée*
C'est une chose, qui toute ridicule qu'elle
paroisse , n'en est pas moins vraie.
Les camps de repos sont ceux où l'on at-*
tend les herbes ; quelquefois c'est pour y
guetter l'ennemi , qui n'a pas encore fait de
mouvemens , et pour se régler sur ses ma-
R 3
î62 INSTRUCTION MILITAIRE
nœuvres. Comme on ne cherche que le repos
dans ces sortes de camps , on les assied de
manière que la tête en soit couverte par une
rivière ou un marais. Bref, que le front du
camp soit toujours inabordable. Le camp de
Strehla étoit de cette espèce.
Si les rivières et les ruisseaux qui se trou-
vent au front du camp, n'ontpas assez d'eau,
on fait des batardeaux pour les grossir.
Il faut qu'un général d'armée ne reste ja-
mais oisif dans ces sortes de camps, où il a
peu à craindre de l'ennemi. Il peut, et il doit
donner toute son attention aux troupes , et
profiter de ce repos , pour que la discipline
reprenne vigueur. Il examinera si le service
se fait à la rigueur, et selon les ordonnan-
ces, si les officiers de garde sont vigilans ,
s'ils sont assez instruits de ce qu'ils ont à
faire à leur poste , si les gardes de cavalerie
et d'infanterie sont placées selon les règles
que j'en ai données.
L'infanterie y fera les exercices trois fois
par semaine, et les recrues tous les jours ,
quelquefois des corps entiers feront leurs
manœuvres.
Il faut que la cavalerie fasse aussi ses ex-
ercices , si elle ne va pas au fourrage. Le gé-
DU ROI DE PRUSSE. q63
îiéral aura attention que les jeunes chevaux
et les jeunes cavaliers soient bien dressés^
Il faut qu'il sache l'état complet de chaque
corps. Il faut aussi qu'il visite les chevaux;
qu'il donne des louanges aux officiers qui
en ont soin, et quil fasse des reproches
fianglans à ceux qui les négligent. Car il ne
faut pas croire qu'une grande armée soit
animée par elle-même. Il y a grand nombre
de gens indolens , paresseux et fainéans.
C'est l'affaire du vénérai de les mettre en mou-
vement, et de les obliger à faire leur devoir.
Si ces sortes de camps de repos sont em-
ployés delà manière que j'ai dit, ils seront
d'une très-grande utilité. L'ordre et l'égalité
dans le service étant rétablis par-là, se conser-
veront pendant toute la campagne.
On prend les camps où l'on fourrage, tan-
tôt prés de l'ennemi , tantôt loin de lui : je
ne parlerai que des premiers. On choisit
pour cela les contrées les plus fertiles , et
on assied le camp dans un terrain fort par
la nature , ou par l'art.
II faut que les camps de fourrage soient
d'un difficile abord , quand on les prend dans
le voisinage de l'ennemi, parce que les four-
rageurs ne sont regardés que comme des dé-
R 4
264 INSTRUCTION MILITAIRE
tachemens qu*on envoie contre l'ennemi.
Quelquefois la sixième partie va au fourrage,
et quelquefois même la moitié de l'armée ,
ce qui donne beau jeu à l'ennemi de vous
attaquer à votre désavantage , si la situation
avantageuse de votre camp ne l'en empêche
point.
Mais supposé même que votre poste soit
excellent , et que visiblement vous n'ayez
rien ,à craindre de l'ennemi , il y a d'autres
précautions, qu'on ne doit jamais négliger.
Il faut soigneusement cacher le jour et le
lieu où l'on veut fourrager , et n'en donner
la disposition au général qui commandera ,
que la veille et fort tard.
Il faut envoyer en détachement autant de
partis qu'il est possible , pour être averti des
mouvemens que l'ennemi pourroit faire 5 et
si des raisons très-importantes ne vous en
empêchent pas , il faut fourrager le même
jour qu'il fourragera, parce qu'on risque
moins alors. Mais il ne faut pas se fier trop
à cela. Car l'ennemi s'apercevant que vous
faites vos fourrages en même temps que lui,
pourroit bien ordonner un fourrage , et faire
rentrer les fourrageurs pour vous tomber sur
le corps.
DU ROI DE PRUSSE. ÎS65
Le camp du Prince Charles de Lorraine
sous Kœnigingraetz *) étoit inattaquable par
la nature, et très-propre pour aller aux four-
rages. Celui que nous avions occupe à Chlom,
étoit fort par l'art , c'est-à dire , par des
îibatis que j'avois fait faire sur notre aile
droite 5 et par les redoutes construites sur le
front du camp de l'infanterie.
On fait retrancher son camp , quand on
veut assiéger une place, défendre un passage
difficile 5 et suppléer aux défauts du terrain
*) Le camp de Kœnigingraetz paroît bien inattaquable selon
la carte , et il paroîtra tel à ceux qui viendront du côté
de Prague et de Jaromircz ; mais en examinant bien le
terrain , il ne l'est en effet que tant que l'on est maître
de Kœnigingraetz. Cette ville étant située sur une petite
éminenoe précisément vis-à-vis de l'endroit ou l'Adler
vient joindre l'Elbe , et oii . ces deux rivières forment
un coude, commande absolum.ent ce camp^ Elle n'est fer-
mée que d'une simple muraille. Au delà de l'Adler, à
une portée du fusil, il y a une petite colline, qui do-
mine la ville et le camp» Si l'armée prussienne, le jour
de son camp de Slatina ou le lendemain , eût attaqué la
place , ou seulement emporté ladite colline , il est évi-
dent que les Autrichiens n'auroient jamais pu se soute-
nir dans leur camp* Ils connoissoient trop bien le fort et
le foible de ce poste. Aussi avoit - on fait tous les pré-
paratifs pour l'abandonner , et la garnison des pandours
qui étoient dans la ville, avoit ordre de se retirer, si
l'on eût fait mine de l'attaquer. Ce camp ne devint inat-
taquable qu'après qu'on eut laissé au Prince Charles le
temps de fortifier la place , et de retrancher la colline.
R 5
056 INSTRUCTION MILITAIRE
par des fortifications, pour le mettre à cou-
vert de toute insulte de la part de l'ennemi.
Les règles qu'un général doit observer dans
la construction de tous retranchemens , sont
de bien choisir les situations , et de profiter
de tous les marais et de toutes les rivières ^
inondations, et abatis , par où l'on peut ren^
dre difficile l'étendue des retranchemens. Il
vaut mieux les faire trop petits que trop
grands, car ce ne sont pas eux qui arrêtent
l'ennemi, mais les troupes qui les défendent.
Je n'aurois garde de faire des retranche-
mens que je ne pourrois pas border d'une
chaîne de bataillons , et d'une réserve d'in-
fanterie, pour la porter partout où il sera
besoin. Les abatis ne sont bons que tant qu'ils
sont défendus par l'infanterie.
Il faut avoir principalement attention que
les lignes de contrevallation soient bien ap-
puyées. Ordinairement elles vont joindre une
rivière : et dans ce cas il faut conduire le
fossé bien avant dans la- rivière , et le faire
si profond , qu'on ne le puisse passer à gué.
Car si vous négligez cette précaution , vous
risquez d'être tourné. Il faut être abondam-
ment pourvu de vivres 5 si vous assiégez une
place , et que vous vous mettiez derrière des
lignes.
DU ROI DE PRUSSE. 'i.Cj
Les retranchemens doivent être bien flan-
qués, îl faut qu'il n'y ait aucun point que l'en-
nemi puisse attaquer , où il ne soit exposé à
quatre et cinq feux croisés. Les retranche-
mens qui défendent des passages , et- des
gorges de montagnes , demandent infiniment
de soin et de précaution. C'est une chose
très-essentielle d'appuyer bien ses flancs.
Pour y parvenir, on établit des redoutes
sur les deux ailes; quelquefois le retranche-
ment même est formé de redoutes , afin que
le corps qui le défend, n'ait pas à craindre
d'être tourné.
Des généraux habiles savent mettre Ten-
nemi dans la nécessité d'attaquer les points
dont ils ont redoublé la fortification; en don-
nant plus de largeur et de profondeur au
fossé qu'ils palissadent; en plaçant des che-
vaux de frise aux barrières; en renforçant
le parapet , pour qu'il puisse résister au
canon; et en creusant des puits dans les
endroits les plus exposés.
Mais je préférerai toujours une armée d'ob-
servation à un camp retranché, pour couvrir
le siège : la raison en est que l'expérience
nous a montré que la vieille méthode des
retranchemens est sujette à caution. Le Prince
de Condé vit forcer son retranchement de-
Î368 INSTRUCTION MILITAIRE
vant Arras par Turenne ; et Condé força celui
queTurenne, si je ne me trompe, avoit fait
devant Valenciennes. Depuis ce temps-là ces
deux grands maîtres dans l'art militaire n'en
ont plus fait d'autres ; ils avoient des ar-
mées d'observation pour couvrir le siège.
Présentement je traiterai les camps défen-^
sifs , qui ne sont forts que par la situation
du terrain , et qui n'ont d'autre but que
d'empêcher que l'ennemi ne puisse l'atta-
quer.
Pour que ces situations puissent répondre
à l'usage qu'on en veut faire , il faut que le
front et les deux flancs soient d'une force
égale , et que tout soit libre sur les derrières.
Telles sont les hauteurs qui ont un front
d'une grande étendue , et dont les flancs
sont couverts par des marais : comme le
camp de Marschwitz , où étoit le Prince ,
Charles de Lorraine , qui avoit le front cou-
vert par une rivière marécageuse, et les
flancs par des étangs ; ou comme celui de
Konopist ,* que nous occupâmes l'année 1 744.
On se met encore sous la protection d'une
place forte , comme fit le Maréchal de Neu-
berg , qui étant battu à Molwitz, prit un
camp excellent sous la ville de Neisse. Il est
vrai qu'un général qui occupe des camps
T>Vf ROI DE PRUSSE. Q69
pareils , est inattaquable , tant qu'il peut s'y
maintenir: mais il sera obligé de le quitter,'
lorsque l'ennemi se met en mouvement pour
le tourner. Il faut donc qu'il fasse ses dis-
positions d'avance, de sorte que si l'ennemi
peut le tourner, il n'ait autre chose à faire
que de prendre un autre camp fort sur les
derrières.
La Bohème est un pays où l'on trouve
quantité de ces camps. On est souvent forcé
d'eh occuper contre son gré , parce que ce
royaume est par sa nature un pays de chi-
canes.
Je répéterai encore qu'un général doit bien
se garder de faire des fautes irréparables par
le mauvais choix de ses postes ; ou de se four-
rer dans un cul de sac ou terrain d'où il
ne puisse sortir que par un déhlé. Car si son
ennemi est habile , il l'y enfermera, et comme
il n'y sera pas en état de combattre , faute
de terrain , il recevra le plus grand affront
qui puisse arriver à un soldat , qui est de
mettre bas les armes , sans pouvoir se dé-
fendre.
Dans les camps destinés à couvrir un pays,
on ne fait pas attention à la force du lieu
même , mais aux endroits qu'on peut atta-
quer, et par oii l'ennemi pourroit percer.
^70 INSTRUCTION MILITAIRE
Ce sont ceux qui doivent être embrassés par
■un camp. Il ne faut pas occuper tous les dé-
bouchés par où l'ennemi peut venir à vous ,
mais seulement celui qui le mène à son but,
et l'endroit où l'on peut se tenir, sans avoir
à le craindre , et d'où peut-être vous lui don- •
nerez des appréhensions. En un mot il faut
occuper le poste qui oblige l'ennemi à faire
de grands détours , et qui vous met en état
de rompre tous ses projets par de petits
mouvemens.
Le camp de Neustadt défend toute la basse
Silésie contre les entreprises d'une armée
qui est en Moravie. La position qu'il faut
prendre, est de mettre la ville de Neustadt
et la rivière en avant du front du camp. Si
l'ennemi veut percer entre Ottmachau et
Glatz, on n'a qu'à passer entre Neisse et
Ziegenhals, et y prendre un camp avanta-
geux, qui le coupera de la Moravie.
Par la même raison l'ennemi n'osera aller
du côté de Cosel; car si je vais me placer
entre Troppau et Jaegerndorff, où il y a des
postes très-avantageux, je le couperai encore
de ses convois.
Il y a aussi un autre camp de la même im-
portance entre Liebau et Schœmberg , qui ga-
rantit toute la basse Silésie contre la Bohème.
DU Kor i)E prussé; §71
Dans ces sortes dépositions on observera,
tant que faire se pourra , les règles que je
viens de donner. J'en ajouterai encore une
autre , qui est, quand vous aurez une rivière
devant vous , de ne point laisser tendre
de tentes , dans le terrain que vous avez
choisi pour votre champ de bataille , qu'à la
demi-portée de fusil du front du camp.
La Marche électorale de Brandebourg est
un pays qui ne peut être couvert par aucun
camp 5 puisqu'il y a plus de six lieues de
plaine, et qu'il est ouvert partout. Pour le
défendre contre la Saxe , il faudroit occuper
Wittenberg , et s'y camper , ou bien suivre
le plan de l'expédition faite dans l'hiver
de l'année 1745. Du côté du pays de Han-
novre est le camp de Werben, qui défend
et couvre toute cette partie.
La tête et les flancs d'un camp offensif
doivent être fermés; car on ne peut rien se
promettre de la part des troupes , si on ne
prend pas la précaution de couvrir les flancs,,
qui sont les parties les plus foibles d'une
armée. Notre camp de Czaslau avant la ba-
taille de 1742 avoit ce défaut.
Nous faisons toujours occuper les villages
qui sont sur nos ailes, ou à la tête de notre
camp, ' par des troupes, que nous en retirons
272 INSTRUCTION MILITAIRE
dans un jour d'affaire ; les maisons des villa-
ges 5 chez nous et nos voisins , étant de bois
et mal bâties, les troupes seroient perdues,^
si l'ennemi y mettoit le feu. Une exception
de cette règle est , quand il y a dans ces vil-
lages des maisons de pierre , ou des cime-
tières 5 qui ne touchent pas à des maisons
de bois.
Mais notre principe étant d'attaquer ton*
jours 5 et non de nous tenir sur la défensive,'
il ne faut jamais occuper ces sortes de pos-
tes que lorsqu'ils sont à la tête ou en avant
des ailes de votre armée ; alors ils protége-
ront l'attaque de vos troupes , et incommo-
deront beaucoup l'ennemi pendant l'affaire.
C'est encore une chose très-essentielle de
faire sonder les petites rivières et les marais
qui se trouveront à la tête ou sur les flancs
de votre camp , afin qu'il ne vous arrive pa^
de prendre un faux point d'appui , en cas
que les rivières soient guéables , et les ma-
rais praticables.
Villars fut battu à Malplaquet, parce qu'il
croyoit que le marais de sa droite étoit impra-
ticable : mais ce n'étoit qu'un pré sec, que nos
troupes passèrent pour le prendre en flanc. Il
faut voir tout par ses yeux , et ne pas imaginer
que de pareilles attentions soient de peu de
conséquence. ARTICLE
L
DU ROI DE PRUSSE» Q73
ARTICLE IX.
Comme il faut assurer fon Camp,
ŒS régimens d'infanterie garderont le front
de la première ligne ; s'il y a une rivière ,
il faudra placer les piquets sur le bord. Les
piquets de la seconde ligne garderont les
derrières du camp. Les piquets seront cou-
verts par des redans , que l'on joindra par
des retranchemens légers; moyennant quoi
votre camp sera retranché à la' façon des
Romains. On occupera les villages qui sont
aux ailes , ou qui défendent d'autres passa-
ges à une demi-lieue de là.
Les gardes de la ca_valerie seront placées
selon les ordonnances de mon Règlement.
De quatre-vingts escadrons nous n'avons eu
ordinairement que trois cents maîtres de
garde , excepté quand nous avons été bien
près de l'ennemi, comme avant la bataille de
Hohen Friedberg , lorsque nous marchâmes
à Schweidnitz , et encore lorsque nous en-
trâmes dans la Lusace , pour aller à Naum-
bourg.
Ces avant-gardes doivent être mêlées de
toutes sortes de troupes : par exemple de
Q, ooo housards , 1 5oo dragons et 2, ooo gre-
Oeuv.de Fr. IL T.IIL S
ÎJ74 INSTRUCTION MILITAIRE
nadiers. Toutes les fois que vous pousserez
des corps en avant , il faut que le général
qui les commande , soit un homme de tête;
et comme il n'est pas détaché pour com-
battre , mais pour avertir, il faut qu'il sache
bien choisir ses camps , et les asseoir tou-
jours derrière des défilés et des bois dont il
soit assuré. Il faut qu'il envoie des patrouilles
fréquentes , pour prendre langue , afin qu'il
soit informé à tout moment de ce qui se
passe dans le camp ennemi.
En attendant , les housards que vous avez
gardés avec vous , feront des patrouilles der-
rière le camp et sur les ailes ; enfin vous
prendrez toutes les précautions qui peuvent
vous garantir des entreprises de l'ennemi.
Si un corps considérable de troupes vient
se glisser entre vous et votre arrière-garde ,
il faut aller à son secours; car l'ennemi a^
formé un dessein contre elle.
Pour dire tout ce qu'il y a à dire sur
cette matière , j'ajouterai encore que les gé-
néraux qui cantonnent, n'occuperont d'au-
tres villages que ceux qui sont entre les deux
lignes; alors ils n'ont rien à craindre.
DU ROI DE PRUSSE. - *275
ARTICLE X-
Comment et par quelle ra'ifon il faut envoyer
des Détachemens.
v_J NE ancienne régie de la guerre , que je
ne fais que répéter ici , est que celui qui
partagera ses forces , sera battu en détail.
Si vous voulez donner bataille , tâchez de
rassembler toutes vos troupes ; on ne sauroit
jamais les employer plus utilement. Cette
règle est si bien constatée , que tous les
généraux qui y ont manqué, s'en sont pres-
que toujours mal trouvés.
Le détachement d'Albemarle , qui fut
battu '^) à Oudenarde , fut cause que le grand
Eugène perdit toute sa campagne. Le gé-
néral Stahremberg s'étant séparé des troupes
angloises , perdit la bataille de Villa-viciosa
en Espagne.
Dans les dernières campagnes que les
Autrichiens ont faites en Hongrie , les dé-
tachemens leur furent très-funestes. Le Prince
de Hildbourghauseii fut battu à Banialuka,
et le Général VVallis reçut un échec sur le
bord delaTimok. Les Saxons furent battus à
') C'est à Denain qu'Albemarle fut battu*
s a
276 INSTRUCTION MILITAIRE
Kesselsdorf, ^•"•) parce qu'ils ne s'étoient pas
fait joindre par le Prince Charles, comme
ils auroient pu faire. J'aurois mérité d'être
battu à Sorr, si l'habileté de mes généraux
et la valeur de mes troupes ne m'eussent
préservé de ce malheur. On me deman-
dera s'il ne faut jamais faire de détache-
mens, Je répondrai qu'il le faut quelquefois,
mais c'est toujours une manoeuvre fort dé-
licate 5 qu'il ne faut jamais hasarder que
pour des raisons très-importantes , et il faut
la faire à propos.
Ne faites jamais de détachemens , lorsque
vous agissez ofFensivement. Si vous êtes dans
un pays ouvert, et maître de quelques pla-
ces , vous ne détacherez d'autres troupes que
celles qu'il faut pour assurer vos convois.
Toutes les fois que vous ferez la guerre
en Bohème ou en Moravie , vous serez abso-
lument contraint de détacher des corps ^
pour faire arriver sûrement les vivres. La
chaîne des montagnes ique les convois sont
obligés de passer , exige d'y envoyer des
*'^) Les malheureux ont toujours tort* îî ne dépendoit pas
des Saxons de se faire joindre par les Autrichiens^ Le
général qui les commandoit , avoit envoyé trois officiers
au Prince Charles, pour lui demander du secours* Ce
Prince, par des raisons de politique, ne le jugeant pas
à propos , le promit toujours sans se mettre eu mouvement*
DU ROI DE PRUSSE." 277
troupes 5 qui y restent campées jusqu'à ce
que vous ayez assez de vivres pour subsister
quelques mois , et que vous soyez maître
d'une place dans le pays ennemi , où vous
puissiez établir votre dépôt.
Pendant que ces corps seront détachés ,°
vous occuperez des camps avantageux , où
vous attendrez que les détachemens soient
rentrés. Je ne comprends pas l'avant-garde
dans le nomibre des détachemens, puisqu'elle
doit être à portée de l'armée , et n'être ja-
mais aventurée trop près de l'ennemi.
Lorsqu'on est obligé de se tenir sur la
défensive , on se voit souvent réduit à faire
des détachemens. Ceux que j'avois dans la
haute Silésie , y étoient en sûreté. Ils se
tenoient dans le -voisinage des places fortes,
comme je l'ai remarqué ci-dessns.
Les officiers qui commandent des détache-
mens , doivent être fermes , hardis et pru-
dens. Le chef leur donnera une instruction
générale; c'est à eux à se consulter, pour
avancer sur l'ennemi , ou se retirer devant
lui, selon que les circonstances le requerront.
Il faut qu'ils se replient toujours contre
des forces supérieures, mais il faut qu'ils
sachent aussi profiter des leurs, quand ils
lui sont supérieurs en nombre.
S S
'lyS INSTRUCTION" MILITAIRE
Quelquefois ils se retireront dans la nuit
à l'approche de l'ennemi , et lorsqu'il croira
qu'ils ont pris la fuite , ils reviendront brus-
quement le charger et le repousser.
Il faut qu'ils méprisent absolument les
troupes légères.
Un officier qui commande un détachement,
doit premièrement penser à sa sûreté , et
s'il y a pourvu , faire des projets sur l'en-
nemi. S'il veut dormir tranquillement , il
faut qu'il ne le laisse point dormir , mais
qu'il forme toujours des entreprises sur lui.
S'il réussit en deux ou trois , il obligera
l'ennemi a se tenir sur la défensive.
Si ces détachemens sont à portée de l'ar-
mée , ils communiqueront avec elle au
moyen d'une ville ou d'un bois , par les-
quels ont établira leur communication.
La guerre défensive nous mène naturelle-
ment aux détachemens. Les généraux peu
expérimentés veulent conserver tout , ceux
qui sont sages n'envisagent que le point
capital 5 ils cherchent à parer les grands
coups 5 et souffrent patiemment un petit
mal pour éviter de grands maux. Qui trop
embrasse , mal étreint.
Le point le plus essentiel, auquel il faut
s'attacher ^ est l'armée ennemie. Il en faut
DU KOI DE PRUSSE. 27g
deviner les desseins, et s'y opposer de toutes
ses forces. Nous abandonnâmes l'année 1745
la haute Silésie au pillage des Hongrois ,
pour être en état de résister d'autant plus
vigoureusement aux desseins du Prince Char-
les de Lorraine , et nous ne fîmes des dé-
tachemens que quand nous eûmes battu son
armée. Alors le Général Nassau chassa les
Hongrois en quinze jours de toute la haute
Silésie.
Il y a des généraux qui détachent des
troupes , lorsqu'ils vont attaquer l'ennemi,
pour venir le prendre en queue quand l'af-
faire est engagée : mais c'est un mouvement
fort dangereux , puisque ces détachemens
f s'égarent ordinairement, et viennent ou trop
l tôt ou trop tard. Charles Xïl fit un déta-
chement la veille de la bataille de Pultava.
Ce corps s'écarta du chemin , et son armée
fut battue. Le Prince Eugène manqua son
coup 5 en voulant surprendre Crémone ; le
détachement du Prince de Vaudémont, qui
étoit destiné à attaquer la porte du Pô ,
arriva trop tard.
Un jour de bataille il ne faut jamais faire
des' détachemens , si ce n'est comme fit
Turenne près de Colmar , où il présenta sa
première ligne à l'armée de l'Electeur Fré-
S 4
28o INSTRUCTION MILITAIRE
déric Guillaume, en attendant que sa seconde
se portât par des défilés sur les flancs de ce
prince 5 qui y fut attaqué, et repoussé; ou
comme fit le Maréchal de Luxembourg a la
bataille de Fieurus , l'an i6go ; il plaça à la
faveur des blés , qui étoient fort grands , un
corps d'infanterie sur le flanc du Prince de
Waldeck; par cette manoeuvre il gagna la
bataille.
Il ne faut détacher des troupes qu'après
la bataille gagnée, pour assurer ses convois;
ou il faudroit que les détachemens ne s'é-
loignassent qu'à une demi-lieue de l'armée.
Je finirai cet article en disant que les dé-
tachemens qui afioiblissent l'armée du tiers,
ou de la moitié, sont très- dangereux et
condamnables.
A R T I C L E X I.
Des Stratagèmes et des Rufes de guerre.
N se sert alternativement dans la guerre
de la peau du lion et de celle du renard.
La ruse réussit où la force échoue. Il est
donc absolument nécessaire de se servir de
l'une et de l'autre , puisque souvent la
force est repoussée par la force ; au lieu que
plusieurs fois la force est obligée 4e céder à
la ruse.
DU ROI DE PRUSSE. 28I
Le nombre des stratagèmes est infini. Je n'ai
pas envie de les citer ici. Ils ont tous le même
but, qui est d'engager l'ennemi à faire les faus-
ses démarches qu'on souhaite qu'il fasse. On
les emploie pour cacher le vrai dessein , et
pour lui faire illusion , en affectant des vues
qu'on n'a pas. Quand les troupes sont à la
veille de s'assembler , on leur fait faire plu-
sieurs contre-marches , pour donner l'alarme
à l'ennemi , et pour lui cacher le point
où l'on veut assembler l'armée, et pé-
nétrer.
Si c'est dans un pays où il y a des forte-
resses , on va se camper dans un endroit
qui menace deux ou trois places à la fois.
Si l'ennemi jette des troupes dans toutes
ces places 5 il s'aftoiblit , et vous profitez de
ce temps pour lui tomber sur le corps ;
mais s'il n'a eu cette précaution que pour
une seule , on se tourne du côté où il n'a
pas envoyé de secours , et on en fait le
siège.
Si vous avez le dessein de vous rendre
maître d'un poste considérable, ou dépas-
ser une rivière , il faut que vous vous éloi-
gniez du poste et de l'endroit où vous voulez
passer, pour attirer l'ennemi où vous êtes.
Et quand vous aurez tout disposé, et dérobé
S 5
q8q instruction militaire
une marche , vous tournerez tout d'un coup
sur l'endroit projeté , pour vous en emparer.
Si c'est pour combattre l'ennemi , et qu'il
paroisse en éviter l'occasion , vous faites
divulguer que votre armée est diminuée ,
ou vous faites semblant de craindre l'ennemi.
Nous avons joué ce rôle avant la bataille
de Hohen Friedberg. Je fis réparer les che-
mins 5 comme si j'avois dessein de marcher
sur quatre colonnes à Breslau , à l'approche
du Prince Charles : son amour propre me
seconda , pour l'attirer dans la plaine ; il y
fut battu.
On rétrécit quelquefois le camp , pour le
faire paroître plus foible ; on fait de petits
détachemens , qu'on annonce être considé-
rables 5 afin que l'ennemi méprise votre foi-
blesse , et quitte son avantage. Si j'avois
eu l'intention de prendre Kœnigingraetz et
Pardubitz dans la campagne de 174-5 5 j^
n'aurois eu que deux marches à faire par le
comté de Glatz , en tirant sur la Moravie ;
le Prince Charles n'auroit pas manqué d'y
aller, parce que cette démonstration le fai-
soit craindre pour la Moravie , d'où il tiroit
ses vivres , de sorte qu'il auroit abandonné
la Bohème ; car l'ennemi prend toujours ja-
lousie quand on menace d'assiéger les en-
BU ROI DE PRUSSE. 283
droits qui communiquent avec la capitale ,
et ceux où il a établi ses dépôts de vivres.
Si on n'a pas envie de combattre , on se
dit plus fort qu'on n'est 5 et on fait bonne
contenance. Les Autrichiens sont de grands
•maîtres dans cet artj c'est chez eux qu'il
faut l'apprendre.
En vertu de votre contenance, vous parois-
sez vouloir vous engager avec l'ennemi, vous
faites répandre le bruit que vous avez les
desseins les plus téméraires; et souvent l'en-
nemi croit qu'il n'auroic pas trop beau jeu
si vous veniez, et se tient aussi sur ladéfensive.
Une partie essentielle de la guerre défen-
sive, est de savoir choisir de bons postes,
et de ne les abandonner que dans la dernière
nécessité : alors la seconde ligne commence
à se retirer, suivie insensiblement de la pre-
mxiére ; et comme vous avez des défilés devant
vous , l'ennemi ne pourra trouver d'occasion
de profiter de votre retraite.
Pendant la retraite même 5 on prend des
positions si obliques, qu'elles donnent toutes
sortes de jalousies à l'ennemi. Les recherches
qu'il en fera, l'intimideront, en attendant
qu'elles vous m.éneront indirectement à votre
but.
5^4 INSTRUCTION MILITAIRE
Un autre ruse de guerre est celle de pré-
senter un grand front à l'ennemi ; s'il prend
la fausse attaque pour la véritable , il est
perdu.
Par des ruses on oblige encore l'ennemi à
faire des détachemens, et quand ils sont
partis on marche à lui.
Le meilleur stratagème est que dansle temps
où les troupes sont près de se séparer, pour
entrer en quartiers d'hiver, on sache endor-
mir son ennemi , et qu'on se retire pour mieux
avancer. Dans cette vue on distribue ses
troupes de manière qu'on puisse les assem-
bler promptement, pour forcer les quartiers
ennemis. Si vous réussissez à cela , vous ré-
parez en quinze jours tous les malheurs de
la campagne.
Lisez les deux dernières campagnes de Tu-
renne, et étudiez-les souvent. Ce sont des
chef- d'œuvres de stratagèmes de notre
temps.
Les ruses dont se servoient les anciens dans
la guerre , sont aujourd'hui le partage des
troupes légères ; elles dressent des embusca-
des, et tâchent d'attirer l'ennemi dans un
défilé par une fuite dissimulée , pour le sa-
brer après. Présentement il y a fort peu de
généraux assez mal-adroits pour donner dans
DU ROI DE PRUSSE. q85
ces sortes d'embuscades. Charles XII fut
pourtant séduit à Pultava par la trahison d'un.
des Cosaques. La même chose arriva à Pierre
I sur le Pruth par la faute d'un prince de ce
pays. Chacun des deux avoit promis des vi-
vres 5 qu'ils ne pouvoient pas fournir.
Comme j'ai assez détaillé dansmon Rè-
glement militaire comment il faut faire la
guerre par des partis et des détachemens ,
j'y renvoie tous ceux qui veulent s'en rafraî-
chir la mémoire, parce que je ne saurois y
rien ajouter.
Pour ce qui regarde l'art de savoir obliger
l'ennemi à faire des détachemens , on n'a
qu'à lire la belle campagne de i6go que le
Maréchal de Luxembourg fit contre le Roi
d'Angleterre en Flandre, qui se termina par
la bataille de Neerwinde.
ACTICLEXIL
Des espions ^ comment il faut s' en servir en toute
occasion et de quelle manière on peut avoir
des nouvelles de l'ennemi.
s
I on savoit toujours d'avance les desseins
de l'ennemi , on ne manqueroit jamais de
lui être supérieur avec une armée inférieure.
285 INSTRUCTION MILITAIRE
Tous les^ généraux qui commandent des ^t^
.vnées , tâchent de se procurer cet avantage t
mais il n'y en a guères qui y réussissent.
Il y a plusieurs sortes d'espions : i) des
gens ordinaires, qui se mêlent de ce métier,
2) des doubles espions , 3) des espions de
conséquence , et 4 ) ceux qu'on force à ce
malheureux métier.
Les gens ordinaires , comme les paysans,,
les bourgeois , les prêtres etc. qu'on envoie
dans le camp ennemi , ne peuvent être em-
ployés que pour savoir d'eux où est l'en-
nemi. La plupart de leurs rapports sont si
brouillés, et si obscurs , qu'ils ajoutent aux
incertitudes où l'on étoit.
L'énoncé des déserteurs ne vaut ordinai-
rement pas mieux. Le soldat sait bien ce qui
se passe dans le régiment où il est; mais
rien de plus. Les housards étant la plus grande
partie du temps absens de l'armée, et déta-
chés en avant , ne savent souvent de quel
côté elle est campée. Malgré tout cela , on
fait coucher leur rapport par écrit; c'est le
seul moyen d'en tirer quelque avantage.
On se sert des doubles espions pour don-
ner de fausses nouvelles à l'ennemi. Il y avoit
un Italien à Sclimiedeberg qui faisoit l'es-
pion chez les Autrichiens 5 à qui on fit
I>U ROI DE PRUSSE. q8;
accroire que nous nous retirerions à Breslau
lorsque l'ennemi s'approcheroit; il en donna
avis au Prince Charles de Lorraine , qui fut
trompé par là.
Le Prince Eugène paya pendant long- temps
une pension au maître de poste de Versailles-
Ce malheureux ouvroitles lettres et les ordres
que la cour dépêchoit aux généraux , et en
envoyoit une copie au Prince Eugène, qui
la recevoit ordinairement plutôt que ceux
^ui commandoient l'armée françoise.
Luxembourg avoit gagné un secrétaire du
Roi d'Angleterre, qui lui donnoit avis de tout
ce qui se passoit. Le Roi le découvrit , et tira
tous les avantages possibles d'une affaire si
délicate. Il força ce traître d'écrire à Luxem-
bourg, et de lui mander que l'armée des
alliés feroit le lendemain un grand fourrage»
Il s'en fallut peu que Les François ne fussent
surpris à Steinquerque. Ils auroient été en-
tièrenrent défaits , s'ils n'avoient pas com-
battu avec une valeur extraordinaire.
Il nous seroit fort difficile de trouver des
espions pareils dans une guerre contre les
Autrichiens, non pas qu'il n'y eût chez eux,
comme chez d'autres nations , des gens qui
se laissent corrompre , mais parce que leurs
troupes légères, qui environnent l'armée
28S INSTRUCTION MILITAIRE
comme un nuage, ne laissent passerpersonne
sans le fouiller. C'est ce qui m'a donné l'idée
qu'il faudroit gagner quelques officiers de
leurs housards, par lesquels on pourro'it
entretenir la correspondance, à peu prés de
la manière suivante. L'usage est que les hou-
sards, quand ils ont escarmouche ensemble,
font une espèce de suspension d'armes en-
tr'eux : on peut se servir de ce temps pour
se donner des lettres.
Quand on veut donner de fausses nouvel-
les à l'ennemi, ou avoir des siennes, on se
sert d'un soldat affidé , qu'on fait passer du
camp à celui de l'ennemi, et qui lui rapporte
tout ce qu'on veut lui faire croire ; l'on fait
aussi courir par lui des billets, pour exciter
, les troupes à la désertion. L'émissaire rentre
alors par un détour dans votre camp.
Si on ne peut trouver aucun moyen dans
le pays de Tennemi, pour avoir de ses nou-
velles , il y a un autre expédient, quoique
dur et cruel. On choisit un riche bourgeois,
qui a des fonds de terre , et une femme et
des enfans ; on lui donne un seul homme
travesti en domestique , qui possède la lan-
gue du pays. On force alors ce bourgeois
d'emmener ledit homme avec lui comme
son valet ou son cocher ^ et d'aller au camp
ennemi ,
DU ^ROI DE PRUSSE. «289
ennemi , sous prétexte d'avoir à se plaindre
des violences qui lui ont été faites, et on
le menace en même temps très-sévèrement,
que s'il ne ramène pas avec lui son homme,
après qu'il se sera assez long-temps arrêté au
camp, sa femme et ses enfans seront hachés
en pièces , et ses maisons brûlées. Je fus
contraint d'avoir recours à ce moyen, quand
nous étions campés à et il réussit.
J'ajouterai à tout ceci, qu'en payant les
espions il faut être généreux , et miême pro-
digue. Un homme qui pour votre service
risque la corx:ie, mérite bien d'en être récom-
^pensé.
ARTICLE XII r.
De c^talnes Jiiarques par lesquelles on peut
découvrir Vinteniion de ï emiemi.
L
E plus sûr moyen de découvrir les des-
seins de l'ennemi, avant l'entrée de la cam-
pagne , est l'endroit qu'il choisit pour le dé-
pot de ses vivres. Si les Autrichiens , par
exemple , font leurs magasins à Olmutz , on
peut être persuadé que leur projet est d'atta-
quer la haute Silésie : et s'ils en font à
Kcenigingraetz , la partie de Schweidnitz
$era menacée. Ouand les Saxons voluurent
Oeuv.deFr.II. T.III. T
<290 INSTRUCTION MILITAIRE
envahir la Marche électorale, leurs magasins
montroient le chemin qu'ils prendroientj car
leurs dépôts étoient à Zittau , Gœrlitz et à
Guben, qui est le chemin pour aller à
Crossen.
La première chose dont il faudra s'informer,
est de quel côté et dans quel endioit l'en-
nemi établira ses magasins. Les François ont
fait de doubles magasins, partie sur la Meuse,
partie sur l'Escaut, pour empêcher l'ennemi
de découvrir leurs desseins.
Lorsque les Autrichiens sont campés, on
devinera les jours qu'ils marcheront , par'ce
que c'est un usage chez eux de faire cuire
aux soldats les jours de marche. Si vous
apercevez donc à cinq ou huit heures du
matin beaucoup de fumée , vous jpouvez
hardiment croire qu'ils feront un mouve-
ment ce jour -là.
Toutes les fois que les Autrichiens ont in-
tention de combattre, ils font rentrer au camp
tous leurs gros détachemens de troupes légè-
res. Quand vous remarquez cela, vous n'avez
qu'à v^us tenir sur vos gardes.
Si vous attaquez un poste de leurs troupes
hongroises , et qu'elles tiennent ferme, vous
d^vez être persuadé que leur armée est à-
portée pour les soutenir. ^
DU ROI DE PRUSSE, Q9I
Si leurs troupes légères viennent se placer
entre votre armée et le corps que vous avez
détaché, vous pourrez en conclure que l'en-
nemi a formé un dessein sur ce détachement.
C'est à vous alors à prendre vos mesures.
Il faut dire encore, que si l'ennemi vous
oppose toujours le même général, vous pour-
rez apprendre ses manières et découvrir ses
desseins par sa façon d'agir.
. Après avoir bien réfléchi sur le pays où est
le théâtre de la guerre , sur l'armée que vous
commandez, sur la sûreté de vos dépôts de
vivres, sur la force des places de guerre, et
sur les moyens que l'ennemi peut avoir pour
s'en emparer, sur le dommage que ses trou-
pes légères vous causeroient, si elles venoient
se poster sur vos flancs , sur vos derrières 8c
autre part , ou si l'ennemi s'en servoit pout
faire une diversion ; après avoir bien réfléchi,
dis-je, sur tous ces points, vous pourrez comp-
ter qu'un ennemi savant fera précisément ce
qui vous nuira le plus; que c'est au moins
son intention , et qu'il faut par conséquent
s'y opposer autant qu'il sera possible,
T a
i
292 INSTRUCTION MILITAIRE
ARTICLE XïV.
"^jDe nos Pays , des Pays neutres ^ des Pays en-*
nemîs j de la différence des Religions , cl
quelle conduite ces différens objets requièrent.
o
N fait la guerre en trois sortes de pays ;
dans le sien, dans celui des puissances neu-
tres y et dans le pays de l'ennemi.
Si je n'avois pour objet que ma gloire , je
îie ferois jamais la guerre que dans mon pays,
à cause de tous les avantages que j'y trouve-
rois; car chacun y sert d'espion, et l'ennemi
ne sauroit faire un pas sans être trahi. On
peut hardiment faire sortir de gros détache-»
jnens 5 et leur faire jouer tous les tours dont
la guerre est susceptible. a
Si l'ennemi vient d'être battu, chaque pay-
san fait le soldat , et va le harceler. L'Électeur
Frédéric- Guillaume en fit l'expérience aprè»
la bataille de Fehrbellin. Les paysans tuèrent
plus de Suédois qu'il n'y en eut de tués dans
le combat. Pour moi je l'ai vu après la bataille
de Hohen Friedberg, où les habitans des mon-
tagnes en Silésie nous amenèrent beaucoup
de fuyards de l'armée autrichienne. '
Quand on fait la guerre dans un pays neu-
tre 5 l'avantage paroît être égal entre les deux
partis: il s'agit alors de voir qui des deux
DU KOI DE PRUSSE. ^gS
saura se concilier^ l'amitié et la confiance des
habitans. Pour y parvenir , on observera la
plus exacte discipline. On défendra la ma-
raude et tous les pillages , et on punira ce
crime à larigueur. On accuse l'ennemi d'avoir
contre le pays les desseins les plus pernicieux.
Si c'est dans un pays protestant, comme
la Saxe , on joue le rôle de protecteur de
la religion luthérienne , et on chesche à ins-
pirer le fanatisme au petit peuple , dont la
simplicité peut être facilement trompée.
Si le pays est catholique, on ne parle que
de tolérance , on prêche la modération , on
rejette sur les prêtres toute la faute de Tani-
mosité entre les sectes chétiennes, qui mal-
gré leurs disputes s'accordent ensemble sur
les principaux articles de la foi.
Pour ce qui regarde les partis qu'on veut
détacher, il faut se régler sur la protection
des habitans du pays. Chez vous , vous pour-
rez tout hasarder , mais dans un pays neutre
il faut être plus circonspect^- à moins qu'on
ne soit assuré de l'inclination de tous Iss pay-
sans , ou de la plus grande partie.
Dans un pays ennemi , comme la Bohème
et la Moravie, il ne faut jouer qu'au sûr, et
par les raisons ci-mentionnées , n'aventurer
jamais ses partis. Il faut faire la guerre à l'œil.
T 3
394 INSTRUCTION MILITAIRE
La plupart des troupes légères seront em-
ployées alors pour escorter les convois. Car
il ne faut pas s'imaginer de gagner jamais l'af-
fection de ces gens-là. Il n'y a que les hussi^
tes dans le cercle de Kœnigingraetz, dont on
pourroit profiter. Les seigneurs y sont des
traîtres, quoiqu'ils fassent semblant d'être
bien intentionnés pour nous. Il en est de
même des prêtres , et des baillis. Leur in-
térêt est attaché à celui de la maison d'Au-
triche , et comme cet intérêt n'est pas con-
forme au nôtre , on ne peut et on ne doit
jamais se fier à eux.
Tout ce qui vous reste encore , c'est le
fanatismie , lorsqu'on peut animer une nation
parla liberté de la religion, et lui insinuer
adroitement qu'elle est opprimée par les prê-
tres et les seigneurs. Voilà ce qu'on appelle
remuer le ciel et l'enfer pour son intérêt.
. Depuis le temps que ces Mémoires ont été
composés , l'Impératrice Reine a considéra-
blement augmenté les impôts en Bohème ,
et en Moravie ; on pourroit profiter de cette
particularité, pour se concilier l'affection
de ses sujets , surtout si on les flattoit de les
traiter avec plus de douceur j au cas qu'on
fît la conquête du pays.
/
DU il 01 DE PRUSSE. .^()5
ARTICLE XV.
De toutes les Marches quune armée peut faire.
U)
V
NE armée se met en mouvement , ou pour
faire des progrès dans le pays ennemi , ou
pour occuper un camp avantageux, ou pour
aller joindre un secours, ou pour donner
bataille, ou pour se retirer de devant l'en-
nemi.
La première règle est, qu'après avoir as-
suré le camp , on fasse reconnoître tous les
chemins qui en sortent , et tous les environs,
pour être en état de faire les dispositions né-
cessaires , selon les différens événemens qui
peuvent arriver.
Dans ce dessein on enverra sous plusieurs
prétextes de gros détachemens , accompa-
gnés de quelques ingénieurs, et quartiers-maî-
tres , qui se porteront dans tous les endroits
praticables pour des troupes. Ils lèveront la
situation du pays, etreconnoîtront les che-
mins par où on peut marcher. Ils se feront
suivre par des chasseurs , qui se noteront les
chemins , pour pouvoir mener les colonnes,
en cas qpè le général y marche.
A leur retour, lesdits officiers feront leur
rapport de la situation du camp , des che-
T4
Q96 INSTRUCTION MILITAIRE
niins qui y mènent , de la qualité du terrain,
des bois , des montagnes ou des rivières qui
s'y trouvent. Le général s'étant informé de
toutes ces particularités , fera ensuite sa dis-
position. Lorsqu'on n'est pas campé trop
près de l'ennemi , elle se fait comme il suit.
PU I» Je suppose qu'il y ait quatre chemins qui
conduisent au camp. L'avant-garde partira
ce soir à huit heures aux ordres de M^ N. N.
Elle sera composée de six bataillons de gre-
nadiers 5 d'un régiment d'infanterie, de deux
régimens de dragons, chacun de cinq esca-
drons * et de deux régimens de housards.
Tous les campemens de l'armée suivront cette
avant-garde, qui ne prendra avec elle que les
tentes , laissant ses gros équipages à l'armée.
Ces troupes marcheront quatre lieues en
avant, etoccuperont le défilé , la rivière, la
hîiuteur , la ville , le village etc. dont il est
question, et y attendront l'arrivée del'arméej
alors elles entreront dans le nouveau camp
qui aura été marqué.
Pi. Hv L'armée suivra demain matin l'avant-garde,
marchant sur quatre colonnes; les gardes qui
ont été postées dans les villages , rentreront
dans leurs régimens. La cavalerie des deux
lignes de l'aile droite , marchant par sa droite,
formera la première colonne : l'infanterie des
I
TiU ^01 T) E P K U S S E. 297
deux lignes de l'aile droite , marchant par sa
droite , formera la seconde colonne : l'infan-
terie des deux lignes de l'aile gauche filera
par sa droite , et fera la troisième colonne :
et la cavalerie de l'aile gauche, filant par sa
droite , formera la quatrième colonne.
Les régimens d'infanterie N.N. de la seconde PI* II»
ligne, et les trois régimens de housards , aux
ordres du Général N. N., escorteront les équi-
pages , qui marcheront à la queue des deux
colonnes d'infanterie. Il sera commandé qua-
tre aide-msjors , qui auront soin que les cha-
riots se suivent en ordre , et aussi serrés qu'il
«era possible.
Le général qui commandera l'arrière-garde
avertira de bonne heure le chef, en cas qu'il
ait besoin de secours.
Les quatre colonnes seront conduites par
les chasseurs qui auront reconnu les chemins.
A la tête de chaque colonne marchera un
détachement de charpentiers , et de chariots
chargés de poutres, de solives, et de plan-
ches, pour faire des ponts sur les petites
rivières.
Les colonnes s'observeront dans leur
marche, afin que les têtes se nedevancentpas.
Les généraux auront attention que les
bataillons marchent serrés , et se suivent sans
T 5
tSgS INSTRUCTION MILITAIRE
laisser d'intervalles. Les officiers commandant
les divisions garderont bien leurs distances.
Quand on passera un défilé , les têtes mar-
cheront doucement, ou s'arrêteront, pour
donner le temps à la queue de reprendra
les distances.
Voici comment on fait les ordres de
marche.
Lorsque vous passerez des défilés , des
bois , ou des montagnes , vous partagerez
vos colonnes ; toute la tête sera composée
de l'infanterie , suivie de la cavalerie , qui
en fermera la marche.
S'il y a une plaine au centre , on l'assi-
gnera à la cavalerie ; et l'infanterie, formant
les colonnes sur les deux extrémités , tra-
versera le bois. Mais cela ne s'entend que
d'une marche qui ne se fait pas trop près de
l'ennemi; car alors on se contentera de mettre
quelques bataillons de grenadiers à chaque
tête de colonne de cavalerie , pour ne pas
rompre tout l'ordre de bataille.
Si vous voulez faire arriver heureusement
un secours, le moyen le plus sûr est démar-
cher à sa rencontre par un terrain difficile ^
et de vous retirer de devant l'ennemi , pour
éviter le combat. Par la supériorité que Y on
DU ROr DE PRUSSE. 2g9
gagne par l'arrivée du secours , on recouvrera
bientôt le terrain qu'on n'a fait que lui
prêter.
Quand on est obligé de faire des marches
parallèles à celles de l'ennemi , il faut que
cela se fasse , ou par la droite , ou par la
gauche , en deux lignes , dont chacune for-
mera une colonne , précédées d'une avant-
garde. Du reste on observera les mêmes
règles, que je viens de donner.
Toutes les marches que nous fîmes de
Frankenberg à Hohen Friedberg , étoient
dirigées comme cela. On y marcha par la
droite.
Je préfère ces dispositions à toutes les au-
tres ; car l'armée est formée en bataille par
un à droite ou un à gauche , qui est la mé-
thode la plus prompte pour se remettre. Je
m'en servirois toujours , si j'avois le choix
d'attaquer l'ennemi ; j'en ai perdu l'avan-
tage à Hohen Friedberg et à Sorr. Dans ces
sortes de marches , il faut bien se garder de
prêter le flanc à l'ennemi.
Lorsque l'ennemi se met en marche pour
engager une affaire , vous vous débarrasserez
de vos équipages , et les enverrez sous une
escorte dans une des villes les plus à portée.
Vous formerez alors une avant-garde 5 que
3oo INSTRUCTiÔN" MILITAIKS
VOUS pousserez à une petite demi -lieue tri
avant.
L'armée marchant de front à l'ennemi ,'
il faut non-seulement que les colonnes ne se
devancent pas , mais qu'en approchant du
champ de bataille elles s'étendent de façon
que les troupes n'ayent ni plus ni moins de
terrain , qu'elles n'occupent quand elles sont
formées. C'est une chose très-difficile; ordi-
nairement quelques bataillons n'ont pas asse?
de terrain y d'autres fois les généraux ert
donnent trop.
La marche qui se fait par lignes, n'a aucun
inconvénient; c'estpour cela que je l'ai choisie.
Comme la meilleure.
Les marches qu'on fait pour combattre ,
demandent beaucoup de précautions , et un
général a raison d'être sur ses gardes. Il faut
qu'il reconnoisse le terrain de distance en
distance , mais sans s'exposer, ahnqu'ilait
plusieurs positions en tête, dont il pourra
se servir en cas que l'ennemi vienne l'at-
taquer.
Pour reconnoître un terrain , on se sert
des clochers , ou des hauteurs. On ouvre
le chemin, pour y aller, par des troupes
légères, qu'on détache de l' avant-garde.
BU ROI DE PRUSSE. 3ol
Les retraites ordinaires se font de la ma-
nière suivante. Un ou deux jours avant que
de partir, on se débarrassera de ses équipages,
et on les renverra sous une bonne escorte.
On réglera alors les colonnes sur le nom-
bre des chemins qu'on peut prendre, et la
marche des troupes selon l'espèce du terrain.
Si c'est une plaine , la cavalerie fera l'avant-
garde ; si c'est un pays coupé , on en char-
gera l'infanterie. Si c'est un pays de plaine, pijn
l'armée marchera sur quatre colonnes.
L'infanterie de la seconde ligne de l'aile
droite , filant par sa droite , et suivie de la
seconde ligne de la cavalerie de cette aile, >
formera la quatrième colonne. L'infanterie
de la première ligne de l'aile droite, filant
par sa droite, sera suivie de la première ligne
de cavalerie de cette aile, et formera la troi-
sième colonne.
L'infanterie de la seconde ligne de l'aile
gauche , suivie de la cavalerie de la même
ligne , formera la seconde colonne.
L'infanterie de la première ligne de l'aile
gauche sera suivie de la cavalerie de la même
ligne, et formera avec elle la première colonne.
De cette manière toute la cavalerie fera
l'arrière-garde , que vous ferez par préau-
tion jputenir par des housards de l'armée.
302 INSTRUCTION MILITAIRE:
*
Si VOUS avez à passer des défilés dans votre
retraite , il faudra les faire occuper la veille
de votre départ par de l'infanterie ; et la
placer de façon qu'elle déborde les troupes
I qui dans leur retraite passeront le défilé ,
de sorte que le chemin du défilé reste libre.
Supposons que l'armée marche sur deux
colonnes : la cavalerie de la droite filera par
sa gauche ; la seconde ligne partira la pre-
mière , et aura la tête de la seconde colonne ;
l'infanterie de la seconde ligne , suivie de
la première , se mettra à la queue de cette
cavalerie , et la suivra.
La cavalerie de l'aile gauche filera par sa
gauche: la seconde ligne partant la première,
aura la tête de la première colonne. Elle
sera jointe par l'infanterie de l'aile gauche,
dont la seconde ligne précédera la marche
de la première. C'est ce qui formera la pre-^
niière colonne.
Six bataillons de la queue de la première
ligne, soutenus de dix escadrons de housards,
feront l'arrière-garde. Ces six bataillons se
mettront en bataille en avant du défilé sur
PU ÏV* deux lignes , en échiquier , comme la PI. IV.
le fait voir. *
- Pendant que l'armée passera le défilé, il
faut que les troupes postées en avant Aé^
DU ROI DE PRUSSE. 3o5
bordent celles qui sont encore en deçà du
défilé 5 pour les protéger par leur feu.
Quand toute l'armé sera passée , la pre-
mière ligne de l'avant-garde passera par les
intervalles de la seconde, et se jetera dans
le défilé ; celle-ci étant partie , la seconde
fera la même manoeuvre , à la faveur du feu
de ceux qui seront postés de l'autre côté ,
et qui suivront les derniers, pour fairè^l'ar-
riére-garde.
De toutes les manoeuvres la plus difficile
est de passer dans sa retraite une rivière en.
présence de l'ennemi. Je ne saurois citer à
ce sujet un meilleur exemple que la retraite
que nous fîmes l'an 1744 en repassant l'Elbe
à Kolin.
Mais ne trouvant pas toujours des villes
dans ces sortes d'endroits, je suppose qu'on
n'ait que deux ponts. En ce cas il faudra
faire travailler à un bon retranchement , qui
enveloppera les deux ponts , et faire une
petite coupure à la tête de chaque pont.
Cela étant fait, on envoie des troupes et pi^ y^
beaucoup de canons de l'autre côté de la
rivière, et on les place sur le bord. Il en faut
choisir un qui soit un peu élevé, mais pas
trop roide, pour commander le bord opposé.
3oi. INSTRUCTION INI IL IT AIRE
Alors on garnira d'infanterie le grand retran-
chement. Après cette disposition, on fera
passer l'infanterie la première ; la cavalerie,
formant l'arrière-garde , se retirera en échi--
quier par le retranchement.
Ouand tout sera passé , on bordera les
deux petites têtes de pont avec de l'infan-
terie 5 et celle qui est dans le retranchement,
le quittera pour se retirer.
Si l'envie prend à l'ennemi de la pour-
suivre, il sera exposé au feu des deux têtes
de pont, et des troupes placées de l'autre
côté de la rivière.
L'infanterie qui étoit postée dans le re-
tranchement ayant passé la rivière , on fera
rompre le pont; et les troupes placées dans
les têtes de pont la traverseront sur des ba-
teaux, sous la protection des troupes qui
ont été placées à l'autre bord, et qui s'en
approcheront pour mieux les soutenir.
Lorsque les pontons auront été chargés
sur les chariots , les dernières troupes se
mettront en marche.
On peut aussi faire des fougasses aux an-
gles des retranchemens. Les derniers grena-
diers , dans le moment qu'ils passeront I4
rivière , y mettront le feu.
ARTICLE
DU ROI DE PRUSSE. 3o5
ARTICLE X V L
Quelles précautions on prendra dans une R^'
traite contre les housards et les pandours.
L
lES housards et les pandours ne sont re-
doutables qu'à ceux qui ne les connoissent
pas. Ils ne sont braves que quand l'espoir
du butin les anime , ou lorsqu'ils peuvent
nuire sans s'exposer. Ils exercent la première
espèce de bravoure contre les convois , et
les équipages ; et l'autre contre les corps,
qui sont forcés de se retirer, qu'ils viennent
alors harceler dans leur, retraite.
Nos troupes n'ont aucun affront à craindre
*eux ; mais comme leur manière d'escar-
moucher retarde une marche , et qu'ils ne
laissent pas de tuer quelques hommes , qu'on
perd fort mal à propos , j'indiquerai la
manière que je crois la meilleure pour se
f tirer d'affaire avec eux.
Quand on fait sa retraite par des plaines,
)n chasse les housards par quelques volées
[de canon ; et les pandours par des housards
€t des dragons , qu'ils craignent beaucoup.
As retraites les plus difficiles , où les pan-
idours peuvent faire le plus grand dommage^
lont celles où il faut passer des bois 5 des dé-
Oeuv^deFr.IL T. IIL V
3o6 INSTRUCTION MILITAIRE
filés et des montagnes. On ne peut presque
éviter alors de perdre du monde.
Dans ce cas il faut que votre avant-garde
occupe les hauteurs , faisant face à Tennemi.
Vous détacherez en même temps des troupes
sur les flancs de la marche , qui en côtoyant
l'armée 5 se tiendront toujours sur les hau-
teurs, ou dans le bois. Vous aurez quelques
escadrons à portée , pour vous en servir
quand le terrain le permettra.
îi ne faut jamais faire de haltes dans ces
sortes d'occasions, mais poursuivre toujours
sa marche; car de s'arrêter, est ce qui s'ap-
pelle sacrifier du. monde mal à propos.
Les pandours se jettent à terre et tirent ;
on ne voit pas d'où partent les coups; et
quand la marche de l'armée oblige l'arrière-
garde et les pelotons détachés de la suivre,
et de quitter les hauteurs , alors ils s'en
emparent , et étant à couvert , ils fusillent
ceux qui se retirent. Ni le feu de mousque-
terie , ni le Canon chargé à cartouches , ne
peut leur faire grand mal, étant éparpillés,
et cachés derrière les hauteurs ou les arbres.
- J'ai fait deux retraites semblables l'année
1745 ; l'une par la vallée de Liebenthal , en
marchant à Staudenitz ; et l'autre de Trau-
tenau à Schazlar, Malgré toutes les précau-
DU ROI DE PRUSSE, So^
lions imaginables , nous perdîmes à la pre-
mière soixante hommes tués ou blessés , e^
plus de deux cents à la seconde.
Quand on se retire par des chemins diffi-
ciles , il faut faire de petites marches, pour
pouvoir prendre des précautions plus promp-
tes et plus sages. La plus grande marche ne
doit être que de deux lieues , ou d'un mille
d'Allemagne j et comme alors on n'est pas
pressé 5 on peut quelquefois forcer les pan-
dours 5 particulièrement quand ils ont eu
l'imprudence de se fourrer dans de petits
bois qu'on peut tourner.
ARTICLE XVn.
JJe quelle manière les Troupes légères prus-
siennes combattront contre les housards et
les pandours.
N
OTRE manière de forcer un poste quele*
troupes légères des ennemis occupent , est
de le brusquer , parce que leur façon de
combattre étant de se débander, elles ne
peuvent tenir contre des troupes régulières.
Il ne faut pas les marchander. On ne fait que
détacher quelques troupes pour couvrir les
flancs du corps qui marche à elles , et pourvu
V 5
3oS INiSTRUCTION MILITAIRE
qu'on les attaque brusquement , on les en
chasse.
Nos dragons et housards les attaquent ser-
rés et le sabre à la main. Ils ne peuvent sou-
tenir ces sortes d'attaques f aussi les a-t-on
toujours battus , sans se soucier du nombre^
quelque supérieur qu'il fût.
ARTICLE XVIIL
Par quels Mouvemens on peut forcer fenneini
d'en faire aussi.
s
I l'on croit qu'il suffise de faire des mouve-
mens avec une armée pour obliger l'ennemi
d'en faire aussi ^ on se trompe beaucoup.
Ce n'est pas le mouvement seul qui l'y for-
cera, mais la manière dont il sera fait. Des
mouvemens spécieux ne feront pas prendre
le change à un ennemi savant; il faut prendre
des positions solides, qui l'engagent à faire
des réflexions , et le réduisent à la nécessité
de décamper.
C'est pourquoi il faut connoître le pays ,
le général avec lequel on a à faire , les places
où il a ses magasins , les villes qui lui sont
les plus commodes 5 et celles d'où il fait
venir ses fouyrages. Il faut bien combiner
13U ROI DE PRUSSE. Sog
tontes ces choses , former un projet , et le
bien digérer après.
Celui des deux généraux qui aura le plus
de ressources dans l'imagination , et qui
tentera le plus souvent sur son ennemi ,
remportera à la longue des avantages sur le
rival de sa gloire.
Celui qui , à l'entrée d'une campagne ,
assemblera le premier ses troupes y et mar-
chera en avant pour attaquer une ville , ou
pour occuper un poste, obligera toujours
l'autre de se régler sur ses mouvemens , et
de se tenir sur la défensive.
Si vous voulez pendant la campagne forcer
votre ennemi de décamper , il en faut avoir
des raisons suffisantes , soit que vous vous
proposiez de prendre une ville à portée de
laquelle il est campé , soit que vous vouliez
le rejeter dans un pays stérile où il ne pourra
vivre qu'avec peine , soit enfin que vous
vous flattiez d'engager une affaire qui pourra
vous donner des avantages considérables. Si
vous avez de semblables raisons , vous tra-
vaillerez à en former le projet ; mai» en le
faisant, vous examinerez avec attention si
les marches que vous ferez , et les camps que
vous ocouperez , ne vous mettront pas dans
un plus grand embarras que celui où il sera
V 3
3lO INSTRUCTION MILITAIRE
lui-même -, comme , par exemple , en vous
éloignant d'une place mal fortifiée où vous
avez votre dépôt, et q,ue les troupes légères
peuvent emporter d'emblée en votre absence f
ou en prenant une position dans laquelle
vous pourriez être coupé de votre pays ,
et de vos places ; ou bien en venant occu-
per un pays que vous serez obligé d'aban-
donner bientôt après , faute de subsistances.
Après avoir réfléchi mûrement sur tous
ces objets, et calculé la possibilité des en-
treprises que l'ennerrii pourroit faire , vous
formerez le projet , soit de venir vous cam-
per sur un de ses flancs , soit de vous ap-
procher de la province d'où il tire ses sub-
sistances 5 soit de le couper de sa capitale ,
soit de menacer ses dépôts , soit enfin de
prendre des positions par lesquelles vous lui
retrancherez les vivres.
Pour en donner un exemple qui est connu
de la plus grande partie de mes officiers,
je formerai le plan sur lequel nous aurions
dû espérer d'obli2;er le prince Charles de
Lorraine à abandonner Koenigingraetz et
Pardubitz en 1745.
En partant du camp de Dubletz , nous
aurions dû prendre à gauche , côtoyer le
comté de Glatz et marcher sur Hohenmauth*
DU HOI DE PRUSSE. 3lt
Par cette manoeuvre n^is aurions forcé les
Autrichiens , qui avoient leur magasin à
Teutschbrod, et qui tiroient la plus grande
partie de leurs vivres de la Moravie , de
marcher à Landscron , et de nous abandon-
ner Koenigingraetz et Pardubitz. Les Saxons,
coupés alors de leur pays , auroient été
contraints de se séparer des Autrichiens ^
pour couvrir leur pays.
Mais ce qui m'empêcha alors de faire ce
mouvement , fut qu'en gagnant même Koe-
nigingraetz je n'aurois rien gagné , puisque
j'aurois été obligé de faire des détachemens,
pour renforcer le Prince d'Anhalt , si les
Saxons étoient retournés chez eux. Outre
cela les magasins de Glatz n'étoient pas suf-
fisans pour me faire subsister toute la cam-
pagne.
Les diversions que l'on fait en détachant
des troupes , obligent encore l'ennemi de
décamper. Généralement toutes les entre-
prises auxc[uelles l'ennemi n'a pas été pré-
paré 5 le dérangent, et le forcent à quitter
sa position. ^
De cette espèce sont les passages des mon-
tagnes que l'ennemi croit impraticables , et
que l'on peut presque toutes passer : et aussi
V 4:
3l2 INSTRUCTION MILITAIRE
les passages des rivières qui se font sans que
l'ennemi s'en soit aperçu.
On n'a qu'à lire la campagne du Prince
Eugène de l'année 1701. On sait assez dans
quel désordre se trouva l'armée françoise ,
quand le Prince Charles de Lorraine la sur-
prit l'an 1744 en passant le Rhin.
Je finirai en disant que l'exécution de ces
sortes d'entreprises doittoujours répondre au
projet 5 et que tant qu'un général fera des
dispositions sages et fondées sur des maxi-
mes solides , il forcera toujours son ennemi
de se tenir sur la défensive , et de se régler
sur lui.
ARTICLE XIX.
Des Passages des Rivières.
L
«A force est inutile lorsque l'ennemi sera
de l'autre coté d'une rivière que vous aurez
intention de passer; il faut avoir recours à
la ruse. On n'a qu'à imiter le passage du
Rhin de César; celui du Pô du Prince Eugène;
ou celui du« Rhin du Prince Charles de Lor-
raine , s'il s'agit de passer une grosse rivière.
Ces généraux firent des détachemens. Pour
en imposer à l'ennemi , et pour lui cacher
DU ROI DE PRUSSE. 3l3
Tendroit qu'ils avoient choisi pour leur pas-
sage. Ils firent des préparatifs pour la cons-
truction des ponts dans des lieux où ils
n'avoient pas intention de passer; en atten-
dant que le gros de leur armée fit une marche
de nuit , pour s'éloigner de l'ennemi , et
gagner le temps de passer la rivière, avant
que les troupes destinés à défendre le pas-
sage eussent pu se mettre en devoir de les
en empêcher.
On choisit ordinairement pour le passage
des rivières les endroits où il y a de petites
îles, ce qui en facilite l'opération. On aime
aussi à rencontrer de l'autre côté de la rivière
des bois , ou d'autres obstacles , qui em-
pêchent Fennemi de vous attaquer avant que
vous ayez débouché.
Il faut une attention très -particulière et
prendre les mesures les plus justes dans ce»
sortes d'entreprises. Il est nécessaire que les
bateaux ou les pontons , et tout autre appa-
reil , soient au rendez-vous à l'heure mar-
quée , et que chaque pontonnier ou batelier
soit instruit de sa besogne, pour éviter le
1'
on fait passer des troupes , pour s'établir de
l'autre côté de la rivière.
V 5
désordre , qui se met ordinairement dans
les^xpéditions de nuit. Tout étant arrangé.
Sl4 INSTRUCTION MILITAIHE
Dans tous les passages des rivières il faut
toujours avoir attention à faire retrancher
les deux têtes de pont, et à les bien garnir
de troupes. On fortifie encore les îles qui
sont dans le voisinage , pour soutenir ces
retranchemens , afin que dans le tems que
vous faites ces opérations, l'ennemi ne vienne
pas prendre ou détruire vos ponts.
Si les rivières sont étroites , on choisit
pour leur passage les endroits où elles font
des coudes , et où le bord étant plus élevé
domine sur celui qui lui est opposé. On y
place autant de canons que le terrain le peut
permettre , et on le garnit de troupes. Sous
cette protection on construit ses ponts , et
comme le terrain se rétrécit par le coude
que fait la rivière, il ne faudra avancer que
fort peu , et insensiblement gagner chemin
à mesure que les troupes passeront.
S'il y a des gués , on y fait des rampes
pour que la cavalerie y puisse passer.
ARTICLE XX.
Comment il faut défendre le Passage des
Rivières. i^
JEN n'est plus difficile, pour ne pas dire
impossible , que de défendre le passage d'une
X) t7 KOr DE PRUSSE. 3l3
rivière ; surtout lorsque le front d'attaque
est d'une trop grande étendue. Je ne me
chargerois jamais d'une telle commission ^
si le terrain à défendre avoit plus de huit
milles d'Allemagne *) de front, et s'il n'y
avoit pas dans cette distance une ou deux
redoutes établies sur le bord de la rivière.
Il faudroit encore qu'il n'y eût aucun endroit
où l'on pût passer à gué.
Mais supposé que toutes les choses soient
telles que je viens de dire , il faudra toujours
du temps pour faire les préparatifs néces-
saires contre les entreprises de l'ennemi. La
disposition qu'on auroit à faire alors , seroit
à peu prés celle-ci.
On fera ramas ser tous les bateaux et toutes
les barques qui se trouveront sur la ri-
vière 5 et on les fera mener aux deux re-
doutes , pour empêcher que l'ennemi ne
puisse s'en servir.
Vous reconnoîtrez les deux bords de la
rivière , pour marquer les endroits à la faveur
desquels on pourroit la passer , et vous les
ferez démolir.
0 L'original dit exprès milles {l'Allemagne ; on l'a suivi
dans la traduction , quoique le mot de lieues paroisse
plus applicable ici par des raisons ci-dessous marquées,.
3l6 INSTRUCTION MILITAIRE
Vous noterez le terrain qui pourroit pro-
téger le passage de l'ennemi , et formerez
des projets d'attaque sur la situation de cha-
que terrain.
Vous ferez ouvrir des chemins larges pour
plusieurs colonnes , sur tout le front de votre
défense le long de la rivière , pour pouvoir
marcher à l'ennemi commodément et sans
embarras.
Après avoir pris toutes ces précautions ,'
vous ferez camper l'armée au centre de votre
ligne de défense , de sorte que vous n'ayez
que quatre milles à marcher , pour aller à
l'une ou l'autre extrémité.
Vous ferez seize petits détachemens com-
mandés par des officiers de housards ou de
dragons les plus actifs et les plus habiles 5
dont huit , aux ordres d'un général, auront
le front d'attaque de la droite, et huit, aux
ordres d'un autre général, auront celui de
la gauche.
Ces détachemens seront destinés pour
donner avis des mouvemens de l'ennemi ,
et de l'endroit où il tentera le passage.
Pendant le jour ils placeront des gardes
pour découvrir tout ce qui se passera, et
dans la nuit ils feront d'un quart d'heure à
l'autre des patrouilles près de la rivière , et
DU ROI DE PRUSSE. SlJ
aie se retireront que que quand ils auront
clairement vu '*'•') que l'ennemi ait fait un pont,
et que la tête ait passé.
Lesdits généraux et les commandans des
redoutes enverront quatre fois par jour leur
rapport au chef de l'armée. Il faut qu'il y
ait des relais établis entr'eux et l'armée ,
pour que les rapports arrivent promptement,
et qu'on soit tout de suite averti lorsque
l'ennemi passera. Comme il est du devoir
du général de s*y porter à l'instant même, il
aura déjà renvoyé ses 'équipages , pour être
prêt à tout événement.
Ces différentes dispositions étant faites
d'avance sur chaque terrain , il distribuera
*) Si l'on calcule le temps qu'il faut pour porter au général
en chef la nouvelle du passage qu'on suppose qu'il se
fait à une des extrémités de l'étendue du front, et le
temps qu'il faut pour y faire marcher l'armée j on verra
par cette supputation que l'eiinemi aura assez de temps
pour passer avec toutes ses troupes, avant que la moitié
de l'armée, qui a à faire une marche de quatre milles,
en partant de son centre , soit arrivée et puisse se mettre
en devoir de lui disputer le passage» Car quatre milles
sont huit lieues de chemin , et toutes les troupes du
monde, quelque ingambes et lestes qu'elles soient, ne
pourront les faire en moins de temps; particulièrement
dans la nuit , comme il est question ici. Pour rendre
cette manoeuvre possible, il faudroit qu'il n'y eût que
huit lieues de front pour toute l'armée , au lieu des huit
nulles d'Allemagne,
t
3l8 INSTRUCTION MILITAIRE
à ses généraux celles qui regarderont le&
points d'attaque. Il marchera avec toute la
célérité possible -, l'infanterie ayant la tête
des colonnes , parce qu'il faut supposer que
rennemi se soit retranché. A son arrivée /il
l'attaquera vivement sans balancer. C'e^t de
cette manière qu'il pourra se promettre le
succès le plus brillant.
Les passages des petites rivières sont plus
difficiles à s défendre; il faut rendre les gués
impraticables par des arbres qu'on y jette.
Mais si la rive du Coté de l'ennemi com-
mande celle où vous êtes y il est inutile de
faire résistance.
ARTICLE XXL
• Des Surprises des Villes,
OUR surprendre une ville , il faut qu'elle
soit mal gardée et peu fortifiée ; encore ne
pourroit-on la surprendre qu'en hiver et pen-
dant la gelée , si elle a des fossés remplis
d'eau.
On surprend les villes avec toute une ar-
mée 5 comme il arriva à Prague l'an 1741 ;
ou on les surprend après en avoir endormi
la garnison par un blocus qui traîne en Ion-
DU ROI DE PRUSSE." ^li)
gueur 5 comme le Prince Léopold d'Anhak
fit à Glogau. On les surprend encore par
des détachemens , comme le Prince Eugène
le tenta à Crémone j ou comme ont réussi
les Autrichiens à Cosel.
La régie principale , en faisant des dis-
positions pour des surprises, est de bien
connoître les fortifications et les intérieurs
de la place , pour diriger son attaque sur la
situation locale.
La surprise de Glogau est un chef-d'oeuvre,
.que tous ceux qui tenteront des surprises
doivent imiter. Celle de Prague ne fut pas
si extraordinaire , puisque la garnison ayant
à défendre une ville d'une vaste étendue ^
il n'étoit pas étonnant qu'on l'emportât par
les différentes attaques qu'on y fit. Cosel et
Crémone furent surpris par trahison. La
première le fut par un officier de la garni-
son 5 qui ayant déserté , donna avis aux
Autrichiens que l'évacuation du fossé n'étoit
pas achevée. Ils le passèrent, et la place fut
emportée.
Si on veut prendre de petites places , on
fait petarder les portes. On envoie en même
temps des détachemens à toutes les autres-,
pour empêcher que la garnisin ne se sauve..
320 INSTRUCTION MILITAIRE
Si on veut y employer du canon , il faut le
placer de sorte que les canonniers ne soient
exposés à la mousqueterie ; autrement on
risque de perdre le canon.
ACTICLE XXI I.
Des Combats et des Batailles»
I
L est très-difficile de surprendre les Autri-
chiens dans leur camp , à cause du nombre
des troupes légères dont ils sont entourés.
Si deux armées se tiennent dans le voisi-
nage l'une de l'autre , l'affaire sera bientôt
décidée entr'elles , ou il faudroit que l'une
des deux occupât un poste inattaquable ,
qui la garantît des surprises ; de façon que
ces événemens n'arrivent que très-rarement
entre des armées ; entre des détachemens y
c'est une chose très-ordinaire.
Pour surprendre l'ennemi dans son camp,""
il faut qu'il ne s'attende jamais à pouvoir être
surpris , et qu'il ait une confiance entière^
ou dans la supériorité de ses troupes, dans
la situation avantageuse de son poste , ou
dans les rapports de ses émissaires, ou enfin
dans la vigilance de ses troupes légères.
Avant
DU ROI DE PRUSSE. gQl
Avant que de former aucun projet ^ il
faut commencer par bien connoître le pays,
et la position de l'ennemi.
On examinera les chemins qui mènent au
camp 5 et on formera là-dessus sa disposition
générale , en se réglant dans tous les point*
sur la connoissance détaillée de toutes choses.
Vous destinerez les chasseurs les plus in-
telligens , et les plus instruits des chemins,
pour conduire les colonnes.
Ayez grande attention à cacher votre des-
sein. Le secret est l'ame de toutes ces en-
treprises.
Les troupes légères précéderont la marche,^
sous plusieurs prétextes , mais en effet pour
empêcher qu'un maudit déserteur n'aille
vous trahir. Ces housards empêcheront aussi
que les patrouilles ennemies ne s'approchent
trop près et ne découvrent les mouvemeng
que vous faites.
Il faut que vous donniez aux généraux
•qiû sont sous vos ordres , une instruction
sur tous les événemens qui pourront arriver,
afin que chacun d'eux sache ce qu'il aura a
/aire alors.
Si le camp de l'ennemi est assis dans une
plaine , on pourra former une avant-garde
de dragons , qui joints par des hou&ards
Oeuv.deFr.IL T.ÎIL X
3aç} INSTRUCTION MILITAIRE
entreront à toute bride dans le camp ennemi,
pour y mettre tout en désordre , et faire
main basse sur tout ce c[ui se présentera à
eux.
Ces dragons doivent être soutenus de toute
l'armée ; l'infanterie en ayant la tête , étant
pirticulièrement destinée à attaquer les ailes
de la cavalerie ennemie.
L'attaque de l'avant-garde commencera
une demi heure avant la pointe du jour ;
mais il faut que l'armée n'en soit éloignée
que de huit cents pas.
Pendant la marche on gardera un profond
silence ; et on défendra au soldat de fumer
du tabac.
Lorsque l'attaque commencera et que le
jourparoîtra, l'infanterie, formée sur quatre
:ou six colonnes , marchera tout droit au
camp 5 pour soutenir son avant-garde.
On ne tirera pas avant la pointe dujour,
or on risqueroit de tuer ses propres gens j
mais aussitôt qu'il fera jour , il faudra tirer
sur les endroits où l'avant-garde n'a pas
percé ; particulièrement sur les ailes de la
cavalerie , pour obliger les cavaliers , n'ayant
pas le temps de seller ni de brider leurs
chevaux , de s'en aller . et de les abaa-i
donner,
DUROIDEPRUSSE. 323
On poursuivra l'ennemi jusqu'au delà du
camp , et on lâchera toute la cavalerie après
lui , pour profiter du désordre et de-la con-
fusion où il sera.
Si l'ennemi avoit abandonné ses armes ,
il faudroit laisser un gros détachement pour
la garde du camp , et sans s'amuser à piller,
poursuivre l'ennemi avec toute la chaleur
possible; d'autant plus qu'une si belle occa-
sion de détruire entièrement une armée , ne
se présentera pas si tôt; et qu'on sera maître
pendant toute la campagne de faire tout ce
qu'on voudra.
La fortune m'en avoit destiné une pareille
avant la bataille de Molvvitz. Car nous nous
approchâmes de l'armée du Maréchal de
Neuperg , sans rencontrer personne , ses
trouoes étant cantonnées dans trois villages.
Mais je n'avois pas dans ce temps-là assez
de connoissances pour savoir en profiter.
Ce que j'aurois dû faire alors, étoit d'em-
brasser le village de Molwitzpar deux colon-
nes 5 et de l'attaquer après l'avoir enveloppé.
En même temps j'aurois dû détacher des
dragons aux deux autres villao;es où étoit la
cavalerie autrichienne , pour la mettre en
désordre. L'infanterie qui les eût suivis ,
iiuroit empêché c<:tte cavalerie de monter à
3q4 instruction militaire
cheval. Je suis très-persuadé que leur armée
auroit été entièrement défaite.
J'ai montré ci-dessus toutes les précau-
tions que nous prenons à ce sujet dans notre
camp , et de quelle manière nous le faisons
garder : mais en supposant , que malgré tou-
tes les précautions l'ennemi puisse s'appro-
cher de l'armée, je donnerois le conseil de
mettre en toute diligence les troupes en ba-
taille sur le terrain qui leur sera marqué ,
d'ordonner à la cavalerie de tenir ferme à
ses postes , et de faire son feu de peloton
jusqu'à l'arrivée du jour, Alors les généraux
examineront s'il faut avancer , si la cavalerie
a été victorieuse , si elle a été repoussée ,
et ce qu'il y aura à faire.
En de pareilles occasions il faut que cha-
que général sache prendre son parti , et
agir par lui-même , sans attendre pour cela
les ordres du crénéral en chef.
o
Pour moi je n'attaquerai jamais dans la
nuit 5 parce que l'obscurité cause bien des
désordres , et que la plupart des soldats ne
font leur devoir que sous les yeux de leurs
officiers 5 et quand ils ont à craindre la pu-
nition.
Charles Xîï attaqua l'année 1 7 15 le Prince
d'Anhait dans la nuit , lorsqu'il ne venoi^
DU 1^01 DE PRUSSE. 3q5
que de débarquer dans l'île de Rugeh. Le
Roi de Suède avoit raison de le faire , parce
qu'il vouloit cacher le petit nombre de ses
troupes 5 dont on se seroit aperçu s'il avoit
fait jour. Il n'avoit que quatre mille hommes,
avec lesquels il en vint attaquer vingt mille.
Il fut battu.
Un axiome de la guerre est d'assurer ses
derrières et ses flancs , et de tourner ceux
de l'ennemi ; ce qui se fait, de différentes
manières , qui partent toutes d'un même
principe.
Quand vous serez obligé d'attaquer un
ennemi retranché , il faut le faire tout de
suite , sans lui donner le temps djachever
ses ouvrages. Car ce qui est bon le premier
jour, ne le sera plus le lendemain. Mais
avant que de vous mettre en devoir de l'at-
taquer , vous reconnoîtrez par vous-même
la position de l'ennemi. Les premières dis-
positions qne vous aurez faites de votre at-
taque , vous feront voir la facilité ou la dif-
ficulté du succès de votre projet.
La plupart des retranchemens sont pris ,
parce qu'ils ne sont pas bien appuyés. Le
retranchement de Turènne fut emporté , de
même que celui de '') où le Prince
*) Apparemment celui du Schellenberg» ■
X3
ScG INSTRUCTIOK MILITAIRE
d'Anhalt trouva assez de terrain pour le faire
tourner. Le retranchement de Malplaquet
fut tourné par le bois qui étoit à la gauche
du Maréchal de Villars. Si on avoit eu cette
idée au commencement de la bataille , les
alliés auroient épargné quinze mille hommes
à leur armée.
Si le retranchement est appuyé à une
rivière qui soit guéable , il faudra le faire
attaquer de ce côté-là. Celui de Stralsund, fait
par les Suédois , fut emporté , parce qu'on
l'attaqua du côté de la mer , où le étoit
guéable.
Si les retranchemens de l'ennemi sont
d'une trop grande étendue , et que les trou-
pes , pour les garnir , soient obligées d'em-
brasser trop de terrain , on fera plusieurs
attaques , et on s'en rendra sûrement maître,
pourvu qu'on ait soin de cacher ses dispo-
sitions à l'ennemi , afin qu'il ne puisse s'en
apercevoir, et vous opposer des forces
suffisantes.
PI» VK ^^ P^* ^^I vous expliquera les dispositions
suivantes de l'attaque d'un retranchement.
Je formerai une ligne de trente bataillons ,
dont j'appuierai l'aile gauche à la rivière N. N,
Douze bataillons formeront l'attaque de la
gauche où je veux percer , et huit autres celle
t)U ROI DE rRUSSS-. 5Qf
Oe la droite. Les troupes destinées pour Tat-»
taque seront placées en échiquier avec des-
intervalles. Le reste de l'infanterie se mettra
en troisième ligne , et derrière elle sera la
cavalerie , à la distance de quatre cents pas.
Par cette disposition mon infanterie tiendra
l'ennemi en échec , et elle sera à portée de
profiter du moindre faux mouvement qull
pourroit faire.
Il faut avoir attention de faire suivre cha-
cune de ces attaques par un nombre de tra-
vailleurs avec des pelles , des pioches , et des
fascines , pour combler le fossé , et faire des
passages pour la cavalerie , lorsqu'on aura,
forcé le retranchement.
L'infanterie qui formera l'attaque , ne com-
mencera à tirer que quand elle aura emporté
le retranchement , et qu'elle se sera mise en
bataille sur le parapet.
La cavalerie y entrera par les ouvertures
faites par les travailleurs , et se rangera en
bataille , pour attaquer l'ennemi quand elle
sera en force. Si elle est repoussée , elle ira
se rallier à la faveur du feu de l'infanterie ^
jusqu'à ce que toute l'armée ait pénétré , et
que l'ennemi soit entièrement mis en déroute.
Je répéterai ici ce que j'ai dit dans un des
articles précédent , que je ne ferois jamais
X 4>
3q5 instruction militaire
1
retrancher mon armée , si ce n'est dans le
temps que j'aurois intention d'entreprendre
un siège. Etje ne sais si on ne feroit pas
mieux d'aller au devant de l'armée qui vient
secourir la place, ^
Mais supposons pour un moment qu'on
veuille se retrancher. Dans ce cas je propo-
serai la manière la plus avantageuse pour le
faire.
On se ménagera deux ou trois grosses ré-
serves , pour les envoyer pendant l'attaque
aux endroits où l'ennemi fait les plus grands
efforts.
PU VI» On bordera le parapet de bataillons , et
onplacerauneréserve derrière eux, qui puisse
être à portée de donner du secours où l'on
en aura besoin.
La cavalerie sera rangée sur une ligne der-
rière ces réserves.
Le retranchement doit être bien appuyé.
S'il vient joindre une rivière , il faut que lé
fossé avance assez loin dans la rivière pour
ne pas être tourné.
Si ce retranchement vient s'appuyer à un
bois, il faut qu'il soit fermé à cette extré-
mité par une redoute, et qu'on fasse dans le
bois un très -grand abatis d'arbres.
DU ROI DE PRUSSE. 3(29
On aura attention que les redans soient
bien flanqués. ' ,
Le fossé sera très-large et profond , et on
perfectionnera tous les jours de plus en plus
les retranchemens , soit en renforçant le pa-
rapet 5 soit en plaçant des palissades à l'en-
trée des barrières, soit en creusant des puits,
soit encore en garnissant tout le camp de
chevaux de frise.
Le plus grand avantage que vous ayez , esc
dans le choix , et dans certaines règles de
la fortification qu'il faut observer , pour ob-
liger l'ennemi à vous attaquer sur un petit
front, et pour le mettre dans la nécessité de
ne vous attaquer que dans les principaux
points de votre retranchement.
Pour vous en donner une idée plus pré- PI» VII,
cise , voyez la PI. VIL L'armée , qui se trouve
à la tête de votre retranchement, estrétrécie
d'un côté par la rivière, et vous présentez à
celui qui vient vous attaquer un front qui
le déborde. Il ne pourra pas attaquer votre
droite , parce que les batteries placées à l'ex-
trémité de cette aile le prendroient en flanc,
pendant cpie la redoute du centre le pren-
droit en queue. Il ne pourra donc former
d'autre attaque que celle de ladite redoute
X 3
53o INSTRUCTION MILITAIRE
du centre , qu'il sera obligé d'entamer dii
coté de l'abatis.
Comme vous vous attendrez à cette atta-^
que , vous renforcerez les fortifications de
cette redoute , et n'ayant qu'un ouvrage à
jportifier , vous y donnerez d'autant plus d'at-
La PI. VIIÎ fait voir une autre espèce de
retrancbemens' , composée de redoutes sail-
lantes et rentrantes , qui se croisent l'^e
l'autre , et se joignent par des retrancbemens.
Par cette manière de fortifier , les saillans
forment les points d'attaque , et n'y en ayant
que très-peu , on pourra les perfectionner
plus vite que si le front étoit partout égale-
ment fortifié.
Il faut que le feu de la mousqueterie se
croise dans les redoutes saillantes; par cette
raison elles ne seront qu'à six cents pas l'une
de l'autre.
Notre infanterie défend un retranchement
par des décbarges de bataillons entiers. Cha-
que soldat doit être pourvu de cent cartou-
ches. Mais cela n'empêchera pas de placer
entre les bataillons 5 et dans les saillans des
redoutes, autant de canon que l'on pourra.
• Tant que l'ennemi sera éloigné , on tirera
à boulets- mais lorsqu'il se sera avancé à la
DU ROI DE PRUSSE. 3Si
distance de quatre cents pas , on commen-
cera à tirer à cartouches.
Si l'ennemi, malgré la force de. votre «re-
tranchement et nonobstant un feu opiniâtre,
pénètre en quelque endroit, la réserve d'in-
fanterie marchera à lui pour le repousser; et
en cas que cette réserve fût obligée de plier,
c'est à votre cavalerie à faire alors les der-
niers efforts pour le rechasser.
La plupart des retranchemens sont empor-
tés, parce qu'ils n'ont pas été construits dans
les règles , ou que ceux qui les défendent
sont tournés , ou que la peur prend aux
troupes qui les défendent : cela vient de ce
que celui qui attaque , peut faire ses mou-
Kvemens avec plus de liberté et plus de har-
diesse.
Au commencement les exemples ont fait:
voir qu'un retranchement étant forcé , toute
l'armée est découragée, et prend la fuite. Je
crois que nos troupes auroient plus de fer-
meté, et qu'elles repousseroient l'ennemi:
mais à quoi serviroient tous ces avantages,
si les retranchemens vous empêchent d'en
profiter?
Puisqu'il y a tant dinconvéniens aux re-
tranchemens , il s'ensuit naturellement que
les lignes sont encore moins utiles. De notre
337 ÏNSTHUCTIO^Î- MILITAIRE
-temps la mode nous en est venue du Prince
Louis de Bade , qui fit faire les premières du
<:6zé deBriel. Les F^rançois en ont fait aussi
en Flandres dans la guerre de succession.
Je soutiens qu'elles ne valent rien , puis-
qu'elles embrassent plus de terrain qu'on n'a
de troupes pour les garder; qu'on peut for-
mer plusieurs attaques, et qu'on est persuadé
de les forcer. Par cette raison elles ne couvrent
pas le pays , et ne servent qu'à faire perdre
la réputation des troupes qui les gardent.
Si une armée prussienne est inférieure à
celle de l'ennemi 5 il ne faut pas pour cela
désespérer de le vaincre; la disposition du
générai suppléera au nombre.
Une armée foible choisira toujours un pays
coupé et montagneux, où le terrain soit res-
serré , de sorte que le nombre supérieur de
l'ennemi , lorsqu'il ne pourra pas dépasser
vos ailes , lui deviendra inutile , et quelque-
fois même à charge.
Ajoutons ici que dans un pays fourré et
de montagnes , on pourra mieux appuyer ses
ailes que dans une plaine. Nous n'aurions
jamais gagné la bataille de Sorr "), si le ter-
*) Si le Prince Charles avoit suivi la règle que Mr de Feu-
quières nous donne dans ses remarques sur la bataille
•le Steinquerque , & qu'il fût entré avec sa première ligne
DU ROI DE PRUSSE. 333
rain ne nous eût été favorable; car quoique
le nombre de nos troupes ne passât point la
moitié de celui des Autrichiens , ils ne pou-
voient pas déborder nos ailes , de sorte que
le terrain mit une espèce d'égalité entre les
deux armées. ^
Ma première règle regarde le choix du ter-
rain , et la seconde, la disposition de la ba-
taille même. C'est ici où l'on peut faire une
application utile de mon ordre de bataille
oblique. Car on refuse une aile à l'ennemi ,
et on renforce celle qui doit faire l'attaque.
Par-là vous portez toutes vos forces sur l'aile
de l'ennemi 5 que vous voulez prendre en
flanc.
Une armée de 100,000 hommes, tournée
par ses flancs, prendra bientôt son parti. On pi^ ix,
n'a qu'à voir la Planche IX. Mon aile droite
fait ^tout l'effort. Un corps d'infanterie se
jettera insensiblement dans le bois, pour at-
taquer la cavalerie ennemie sur ses flancs ,
et pour protéger l'attaque de la nôtre. Quel-
ques régimens de housards auront ordre de
prendre l'ennemi en queue ,* en attendant
en colonne clans le camp prussien , ponr séparer les trou-
pes , en attendant que sa seconde ligne se fût mise en ba-
taille pour la soutenir , l'avantage du terrain n'auroit pas
sauvé l'armée prussienne de cette surprise. Elle auroit ct:é
entièrement défaite,
334 INSTRUCTION MILITAIRE
l'armée s'avancera. Lorsque la cavalerie en-
nemie sera mise en déroute , l'infanterie
qui est dans le bois , prendra celle de l'en-
nemi en flanc , dans le temps que l'autre
l'attaquera de front.
Mon aile gauche ne s'avancera pas que
l'aile gauche de l'ennemi ne soit entièrement
défaite.
Par cette disposition vous aurez l'avantage^
i) de faire tête avec un petit nombre de trou-
pes à un corps supérieur , q) d'attaquer l'en-
nemi d'un côté où l'affaire sera décisive, et
3) votre aile ayant été battue , il n'y aura
qu'une partie de votre armée d'entamée, les
autres trois quarts des troupes , qui sont en-
core fraîches j serviront pour faire votre re-
traite.
Si on veut attaquer l'ennemi dans un poste
avantageux 3 il en faut examiner le foible et
le fort, avant que de faire les dispositions
de l'attaque. On se déterminera toujours pour
l'endroit où l'on croit trouver le moins de
résistance*
, Les attaques des villages coûtent tant de
monde, que je me suis fait une loi de les évi-
ter, tant que je n'y serai pas absolum^ent
forcé j car on y risque l'élite de son infan-
^4erie.
DU ROI DE PRUSSE. 335
^ Il y a des généraux qui disent qu'on ne
sauroit mieux attaquer un poste que dans son
centre. La Planche X représentera la situation PI» ^*
d'un tel poste, où je suppose que l'ennemi
ait deux grandes villes , et deux villages sur
fies ailes. Il est certain que les ailes seront
perdues lorsque vous forcerez le centre , et
que par de pareilles attaques on pourra rem-
porter les victoires les plus complètes.
J'en donne ici le plan , et j'ajoute, que
quand vous aurez percé , vous doublerez
votre attaque , pour obliger l'ennemi de se
replier par sa droite et par sa gauche.
Dans une attaque de poste il n'y arien de
fii redoutable que les batteries chargées à
cartouches , qui font un terrible carnage
dans les bataillons. A Sorr et à Kesselsdorft
j'ai vu attaquer des batteries, et j'ai fait des ré-
flexions quim'ont donné une idée queje com-
muniquerai ici , en supposant une batterie de
quinze pièces de canon , qu'on voudroit em-
porter et qu'on ne pourroit pas tourner.
J'ai remarqué que le feu du canon, et dç
l'infanterie qui soutient la batterie, la rend
inabordable. Nous ne nous sommes emparés
des batteries de l'ennemi que par sa faute ,
notre infanterie qui les attaquoit étant à
moitié écrasée^ commençoit à plier 3 l'in--
336 INSTRUCTION MILITAIRE
fanterie ennemie la voulant poursuivre, quitta
son poste. Par un effet de ce mouvement
leur canon n'osa plus tirer , et nos troupes,
qui talonnoient l'ennemi, arrivèrent en même
temps avec lui aux batteries 5 et s'en rendi-
rent maîtres.
L'expérience de ces deux batailles m'a
fourni l'idée , qu'il faudroit suivre en pareil
cas l'exemple de ce que nos troupes ont fait,
en formant son attaque sur deux lignes en
échiquier , soutenue en troisième ligne par
quelques escadrons de dragons.
On donnera l'ordre à la pemière ligne de
n'attaquer que foiblement , et de se retirer
par les intervalles de la seconde, afin que
l'ennemi, trompé par cette retraite simulée,
se mette à les poursuivre , et abandonne son
pôstel
Ce mouvement sera le signal de marcher
en avant , et d'attaquer vigoureusement.
PI. XL La Planche XI montrera la disposition de
cette manoeuvre.
Mon principe est de ne mettre jamais toute
ma confiance dans un poste seul, s'il n'est
pas physiquenient prouvé qu'il soit inatta-
c^uable.
Toute
DU ROI DE PRUSSE. 33^
Toute la force de nos troupes consiste dans,
l'attaque , et nous ne serions pas sages si
nous y renoncions sans raison.
Mais si on est obligé d'occuper des postes,
on observera de gagner les hauteurs , et de
bien appuyer ses ailes.
Je ferois mettre le feu à tous les villages
qui se trouveroient à la tête de l'armée et
aux ailes, si le vent ne portoit paslafumée
dans notre camp.
S'il y avoit quelques bonnes maisons de
maçonnerie en avant du front, je les ferois
rr garder par de l'infanterie , pour incommoder
K l'ennemi pendant la bataille.
^" Il faut bien se garder de mettre les troupes
dans un terrain où elles ne puissent pas agir.
Par cette raison notre position de Grotkau en
l'année 1741 ne valoitrien, le centre et l'aile
gauche étant placée derrière des marais im-
praticables. Il n'y avoit qu'une partie de
l'aile droite qui eût un terrain libre pour
manoeuvrer.
Villeroi fut battu à Ramillies , s'étant
posté de la manière que je viens de dire.
Son aile gauche lui fut absolument inutile,
et l'ennemi porta toutes ses forces contre
l'aile droite des François , qui n'y purenf
résister.
Oeuv4eFr.lL T. III Y
338 INSTRUCTION MILïTAlKJS
Je permets que les troupes prussiennes
occupent , aussi bien que les autres , de*
postes avantageux , et s'en servent pour un
mouvement , et pour tirer avantage de leur
artillerie : mais il faut qu'elles quittent tout
d'un coup ce poste , pour marcher fière-
ment à l'ennemi, qui au lieu d'attaquer,
est attaqué lui-même , et voit tout son pro-
jet renversé. Car tous les mouvemens que
l'on fait en présence de son ennemi , sans
qu'il s'y attende , font un très-bon efîet.
Il faut compter ces sortes de batailles au
nombre des meilleures. On y attaque tou-
jours par l'endroit le plus foible.
Dans ces occasions je défendrois à mon
infanterie de tirer -, car cela ne fait que l'ar-
rêter 5 et ce n'est pas le nombre des ennemis
tués qui vous donne la ^ctoire . mais le ter-
xain que vous avez gagné.
Le moyen le plus sûr pour remporter la
victoire , est de marcher fièrement et en
ordre à l'ennemi , et de gagner toujours du
terrain.
Un usage reçu est de donner quinze pas ,
d'intervalle aux escadrons dans un terrain,
difficile et coupé , au lieu que dansunpay^
uni ils $e forment suj, une ligne pleine^
DU ROI DE PRUSSE. 339
L'infanterie ne gardera pas d'autres inter-
valles que ceux qu'il faut pour le canon. II
îi'y a que dans les attaques des retranche-
mens , dans celles des batteries , et des vil-
lages , et aussi dans les arriére-gardes de re-
\ traite , qu'on place la cavalerie et l'infante-
rie en échiquier, pour renforcer tout d'un
coup la première ligne , en faisant entrer la
seconde dans les intervalles de la première,
pour que les troupes puissent se replier sans
désordre , et se soutenir les unes les autres.
Ce qui est une régie qu'on doit toujours
observer.
L'occasion se présente ici de vous donner
quelques règles principales sur ce que vous
aurez à observer quand vous mettrez votre
armée en bataille, dans quelque terrain que
ce puisse être. La première est de prendre
des points de vue pour les ailes ; que l'aile
droite , par e^cemple , s'aligne au clocher FU XI»
de N. N.
Il faut encore que le général ait grande
attention à ce que ses troupes ne prennent
pas une fausse position.
Il n'est pas toujours nécessaire d'attendre
que toute l'armée soit en bataille , pour
commencer l'attaque. L'occasion vous pré-
sente souvent des avantages , que vous per-
Y 2
340 INSTRUCTION MlLîTAIRE
drez mal à propos en retardant d'en pro-
fiter.
, Cependant il faut qu'une bonne partie de
l'armée soit en bataille , et vous aurez par-
ticulièrement pour objet la première ligne,
sur laquelle vous réglerez l'ordre de bataille.
Si les régimens de cette lia;ne ne sont pas
tous présens , ils seront remplacés par d'au-
tres de la seconde.
Vous appuierez toujours vos ailes, ou au
moins celles qui doivent faire les plus grands
efforts. *
Les ordres de bataille en rase campagne
doivent être partout également forts : car
tous les mouvemens de l'ennemi y étant
libres , il pourroit bien se réserver un corps
qu'il emploieroit à vous donner de la be-
sogne.
En cas que l'une des deux ailes ne fiit
pas appuyée , le général qui commande la
seconde ligne , doit envoyer des dragons
pour déborder la première ligne , sans en
attendre l'ordre ; et les housards tirés de
la troisième ligne viendrent déborder les
dragons.
La raison en est que si l'ennemi fait un
mouvement pour prendre la cavalerie de
la première ligne en flanc , vos dragons et
î)U ROI DE PRUSSE. 34 ï
housards feront à leur tour la même chose à
l'ennemi.
On verra dans la Planche XII que je fais PU XII.
placer trois bataillons dans l'intervalle des
deux de l'aile gauche de mon infanterie ; c'est
pour mieux assurer cette aile. Car supposé
que votre cavalerie fût battue, ces bataillons
empêcheront toujours que l'infanterie ne
soit entamée , comme nous en avons eu
l'exemple à Molwitz.
Le général qui commandera la seconde
ligne 5 observera une distance de trois cents
pas entre elle et la première , et s'il s'aper- ^
çoit de quelques intervalles dans la pre-
mière ligne , il y fera entrer des bataillons
de la seconde.
Dans la plaine , il faut qu'il ait toujours
derrière le centre des bataillons une réserve
de cavalerie , qui doit être commandée par
un officier de tête , puisqu'il faut qu'il agisse
par lui-même , soit en portant du secours à
l'aile qu'il verra en avoir besoin , soit en
prenant en flanc l'ennemi qui poursuivra
l'aile mise en déroute , pour donner par -là
le temps à la cavalerie de se rallier.
La cavalerie attaquera au grand galop , et
engagera l'affaire. L'infanterie marchera à
grands pas à l'ennemi. Les commandans des
Y 3
34^ INSTRUCTION^ MILITAIRE
bataillons auront attention de percer l'enne-
mi , de l'enfoncer , et de ne faire usage de
leur feu que quand il aura tourné le dos.
Si les soldats commençoient à tirer sans
ordre , on leur feroit remettre leurs armes
sur l'épaule , et ils avanceroient sans s'ar-
rêter.
On fera des décharges par bataillon lors-
que l'ennemi commencera à plier. Une
bataille engagée de cette façon sera bientôt
décidée.
Dans la PL XIII est un nouvel ordre de
bataille , différent des autres en ce qu'il y
a des corps d'infanterie aux extrémités des
ailes de la cavalerie. Les bataillons sont
destinés à soutenir la cavalerie , et à fouetter
au commencement de l'affaire avec leurs
canons , et celui des ailes de l'infanterie , la
cavalerie ennemie , afin que la nôtre ait
plus beau jeu en allant l'attaquer. Une autre
raison est , que si votre aile a été battue ,
l'ennemi n'osera la poursuivre, car il se
mettroit entre deux feux.
Lorsque votre cavalerie , selon toute ap-
parence 5 sera victorieuse , cette infanterie
s'approchera de celle de l'ennemi ; les ba-
taillons qui sont dans les intervalles , feront
DU ROI DE PRUSSI. 343
un quart de conversion , et se mettront sur
vos aiîes, pour de là prendre l'infanterie
ennemie en queue et en flanc : de sorte que
vous en aurez meilleur marché.
L'aile victorieuse de votre cavalerie ne
laissera pas le temps à celle de l'ennemi de
se rallier, mais la poursuivra en ordre, et
tâchera de la couper de son infanterie.
Quand le désordre y sera général , le com-
mandant de la cavalerie lâchera après eux:
les housards , qu'il fera soutenir par la ca-
valerie. Il détachera en même temps des
dragons du côté du chemin ^jue les fuyards
de l'infanterie auront pris , pour les ramas-
ser, et pour faire un plus grand nombre de
prisonniers , en leur coupant toute retraite.
La différence de cet ordre de bataille aux
autres est encore , que les escadrons de dra-
gons sont mêlés dans l'infanterie de la secon-
de ligne : ce que je fais , parce que dans
toutes les affaires que nous avons eues avec
les Autrichiens , j'ai remarqué que le feu de
la mousqueterie ayant duré un quart d'heure,
leurs bataillons ont commencé à tourner au-
tour de leurs drapeaux. Notre cavalerie en-
fonça à la bataille de Hohen Friedberg plu-
sieurs de ces tourbillons et en fit beaucoup
de prisonniers. Les dragons étant à portée^
Y 4
544 INSTRUCTION MILITAIRE
VOUS les détacherez tout de suite sur eux , et
ils les écraseront sûrement.
On dira que je défends de tirer, et que
dans toutes ces dispositions je n'ai pour ob-
jet que de me servir de mon artillerie : je
répondrai à cela que des deux choses que
je suppose, il en arrivera une ; ou que mon
infanterie tirera malgré la défense ; ou qu'en
obéissant à mes ordres , l'ennemi commen-
cera à plier. Dans l'un et l'autre cas , il fau-
dra détacher la cavalerie contre lui , aussi-
tôt qu'on verra que la confusion se mettra
dans ses trou||^s , qui étant attaquées d'un
côté par leurs flancs , pendant qu'on les
charge de front , et voyant leur seconde
ligne de cavalerie coupée par la queue , tomr
beront presque toutes en votre puissance.
Ce ne sera pas alors une bataille , mais
une destruction totale de vos ennemis, sur- '
tout s'il n'y a point de défilé dans le voisi-
nage , qui puisse protéger leur fuite.
Je finirai cet article par une seule réflexion,
c'est que si vous marchez en colonne à
irne bataille , soit par la droite , ou par la
gauche , il faudra que les bataillons et les
divisions se suivent de près; pour que vous
puissiez promptement vous mettre en bataille,
lorsque vous commencerez à vous déployer.
Dtr 11 01 DE CRUSSE. 34^
Mais si vous marchez de front , les batail-
lons observeront bien leurs distances , afin
qu'ils ne se serrent ni ne s'ouvrent trop.
Je fais une distinction entre le gros canon,
et les pièces de campagne qui sont attachées
aux bataillons. Le gros canon sera placé
sur les hauteurs , et les petites pièces à cin-
quante pas en avant du front des bataillons.
Il faut que l'un et l'autre visent bien, et ti-
rent de même.
Quand on se sara approché à cinq cents
pas de l'ennemi , les petites pièces seront
menées par des hommes , et resteront, pour
continuer à tirer sans relâche en avançant.
Si l'ennemi commence à s'enfuir, le gros
canon avancera, pour faire encore quelques
décharges , et pour lui souhaiter bon voyage.
A chaque pièce en première ligne , il faut
qu'il y ait six canonniers et trois charpentiers
des régimens. J'ai oublié de dire qu'à trois
cent cinquante pas le canon commencera à
tirer à cartouches.
Mais à quoi servira l'art de vaincre , si
vous ne savez pas profiter de votre avan-
tage ? Répandre le sang de ses soldats inuti-
lement , c'ost le mener inhumainement à la
boucherie ; et ne pas poursuivre l'ennemi
dans de certaines occasions , pour augmenter
Y 5
f?i f
^40 INSTRUCTION MILîTAIRïf
sa peur , ou faire plus de prisonniers, c'est
remettre au hasard un affaire qui vient d'être
décidée. Cependant le défaut des subsistan-
ces et les grandes fatigues peuvent vous em^
pêcher de poursuivre les vaincus.
C'est la faute du général en chef quand il
manque .de vivres. Lorsqu'il donne une ba-
taille , il a un dessein ; et s'il a un dessein,
il faut qu'il prépare tout ce qui est néces-
saire pour l'exécution ; par conséquent on
aura soin d'avoir du paia ou du biscuit pour
huit à dix jours. Pour les fatigues, si elles
n'ont pas été trop excessives , il faudra dans
des jours extraordinaires faire des choses ex-
traordinaires.
Après une victoire remportée, je veux
qu'on fasse un détachement des régimens
qui ont le plus souffert , puis qu'on ait soin
des blessés , et qu'on les fasse transporter
aux hôpitaux qu'on aura déjà établis. On
commence par soigner ses blessés, sans
oublier ce que l'on doit à l'ennemi.
En attendant , l'armée poursuivrajusqu'au
premier défilé l'ennemi , qui dans la pre-
miiére consternation ne tiendra pas, pourvu
qu'on ne lui donne pas le temps de respirer.
Quand vous aurez pourvu à toutes choses ,
vous ferez marquer le camp ; mais il faut que
DU ROI- DE P 11 tl S S E. 3^7
cela se fasse dans les règles , sans se laisser
endormir par la sécurité.
Si la victoire a été complète , on pourra
faire des détachemens , soit pour couper la
retraite à l'ennemi , soit pour lui enlever
ses magasins , oupour assiéger trois ou quatre
villes à la fois.
Je ne puis donner que des règles géné-
rales sur cet article ; il faudra se régler sur
les événemens. Il ne faut jamais s'imaginer
avoir tout fait , tant qu'il y a encore quelque
chosî à faire ; et il ne faut pas croire non
plus qu'un ennemi un peu habile manque
de profiter de vos fautes , quoiqu'il ait été
vaincu.
Les règles qu'on a à observer dans un jour
de bataille, sont les mêmes pour les petits
combats entre les détachemens. ^ ^
Si les détachemens savent se ménao;er un
petit secours , qui pendant le combat vienne
les joindre , l'affaire se terminera ordinaire-
ment en leur faveur : car l'ennemi voyant
arriver du secours*, le croira trois fois plus
fort qu'il n'est , et perdra courage.
Lorsque notre infanterie n'a à faire qu'à
des housards , elle se met quelquefois sur
deux rangs , pour présenter un plus grand
front, et pour faire ses décharges plus aisé-
348 INSTRUCTION MILITAI il B
ment. En général on fait bien de l'honneuF
aux housards , quand on leur présente un
corps d'infanterie sur deux rangs.
Dans une bataille perdue le plus grand
mal n'est pas la perje des hommes , mais le
découragement des troupes qui s'ensuit.
Car quatre ou cinq mille hommes de plus
dans une armée de cinquante mille , ne sont
pas une assez grande différence pour pouvoir
décourager.
Un général qui a été battu , doit tâcher
<ie revenir des fâcheuses impressions qui
suivent la perte d'une bataille , et ranimer
par sa bonne contenance l'officier et le soldat.
Il ne doit pas non plus augmenter ni dimi-
nuer sa perte.
Je prie le Ciel que les Prussiens ne soient
jamais battus ^ et j'ose dire que tant qu'ils
seront bien menés, et bien disciplinés, ils.
n'auront jamais à craindre un tel revers.
Mais en cas qu'un pareil désastre leur
•arrivât , vous observerez les régies suivantes
pour réparer l'affaire. Quand vous verrez
que la bataille sera perdue sans ressource ,
et que vous ne pourrez plus vous opposer
aux mouvemens de l'ennemi , ni lui résister
plus long-temps , vous prendrez la seconde
ligne de l'infanterie 3 et s'il y a un défilé è
DU ROI DE P11USSE< 549.
portée, vous le lui ferez garnir, selon la dis-
position que j'en ai donnée dans l'article des
Retraites , et en y envoyant aussi autant de
canon que vous le pourrez.
S'il n'y a point de défilé dans le voisinage,"
votre première ligne se retirera par les inter-
valles de la seconde, et se remettra en bataille
à trois cents pas derrière elle.
Vous ramasserez tout ce qui vous restera
de votre cavalerie , et si vous voulez , vous
formerez un quarré , pour protéger votre
retraite.
Nous trouvons deux quarrés célèbres dans
l'histoire; l'un fait par le Général de Schu-
lembourg, après la bataille de Frauenstadt ,
au moyen duquel il se retira au delà de l'Oder,
sans que Charles XII pût le forcer ; et celui
du Prince d'Anhalt, lorsque le Général de
Stirum perdit la première bataille de Hœch-
staett. Ce Prince traversa une plaine de deux
lieues , sans que la cavalerie françoise osât
l'entamer.
Je finirai par dire , que si l'on a été battu,
il ne faut pas pour cela se retirer à quarante
lieues , mais s'arrêter au premier poste avan-
tageux qu'on trouvera , et y faire bonne
, contenance , pour remettre l'armée, et pour
calmer les esprits de ceux qui sont encqre
découragés.
35q instruction militaire
ARTICLE XXIII.
Par quelle raison et comment il faut donner
Bataille.
L
ES batailles décident le sort d'un Etat.
Il faut absolument dans la guerre en venir à
des actions décisives , soit pour se tirer de
l'embarras de la guerre 5 soit pour y mettre
son ennemi, soit encore pour tespiiner une
querelle qui peut-être ne finiroit jamais. Un
homme sage ne fera aucun rr^uvement sans '^
en avoir de bonnes raisons, et un général
d'armée ne donnera jamais bataille , s'il n'a
pas quelque dessein important. Lorsqu'il y
sera forcé par l'ennemi , ce sera sûrement
parce qu'il aura fait des fautes qui l'obligent
de recevoir la loi de son ennemi.
On verra que dans cette occasionje ne fais
pas mon éloge. Car des cinq batailles que
mes troupes ont livrées à l'ennemi, il n'y
en a que trois que j'eusse préméditées : j'ai
été forcé à donner les autres. A celle de
Molwitz les Autrichiens s'étoient mis entre
mon armée et Wohlau , où j'avois mon ar-
tillerie et mes vivres. A celle de Sorr les
ennemis me coupoient le chemin de Trau-
tenau, de sorte que sans courir risque de
DU ROI DE PRUSSE. 35l
perdre entièrement mon armée , je ne pou-
vois éviter de combattre. Mais qu'on exa-
mine la différence qu'il y a entre les batailles
forcées , et celles qu'on a préméditées. Quel
succès n'ont pas eu celles de Hohen Fried-
berg 5 et de Kesselsdorff; et celle de Czaslau,
qui nous procura la paix !
En donnant les règles pour les batailles,
je ne soutiendrai pas que je n'aye manqué
souvent par inadvertance ; mais il faut que
mies officiers profitent de mes fautes , et
qu'ils sachent que je m'appliquerai à m'en
corriger.
o
Quelquefois les deux armées ont envie
de se battre; alors l'affaire est bientôt vidée.
Les meilleures batailles sont celles qu'on
force l'ennemi de recevoir. Car c'est une
règle constatée , qu'il faut obliger l'ennemi
à faire ce qu'il n'avoit pas envie de faire; et
comme votre intérêt est diamétralement op-
posé au sien , il vous faut vouloir ce quç
l'ennemi ne veut pas.
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles oix
donne bataille : c'est , ou pour forcer l'en^
nemi à lever le siège d'une place qui vouç
seroit convenable ; ou dans la vue de le chas-
ser d'une province dont il s'est emparé; ou
de pénétrer dans son pays; gu de uire un
^35 INSTRUCTION MILITAIRE
siège ; ou de réprimer son opiniâtreté , lors-
qu'il refuse de faire la paixj ou enfin pour
le châtier d'une faute.
Vous obligerez encore Tennemi de com-
o
battre , quand vous viendrez par une marche
forcée vous mettre sur ses derrières , et lui
couper ses communications ; ou quand vou$
menacerez une ville dont la conservation
l'intéresse.
Mais vous vous garderez bien, en faisant
ces sortes de manœuvres , de vous mettre
dans le même inconvénient , ni de prendre
une position par laquelle l'ennemi puisse
vous couper d'avec vos magasins.
Les affaires où l'on risque le moins, sont
celles qu'on entreprend contre les arrière-
gardes. Si vous avez ce dessein , vous vous
camperez fort près de l'ennemi,- et lorsqu'il
voudra se retirer et passer des défilés en votre
présence, vous attaquerez la queue de son
armée. Dans ces affaires on gagne beaucoup.
C'est encore la coutume de se harceler,
pour empêcher les corps ennemis de se join-
dre. Cette raison est assez valable ; mais un
ennemi habile aura l'adresse de vous échap-
per par une marche forcée , ou de prendre
un poste avantageux.
Ouel^
BU ROI DE PRUSSE. 35^
Quelquefois on n'a point intention d'en-
gager une affaire , mais on y est invité pres-
que par les fautes de l'ennemi, dont il faut
profiter pour le punir.
A toutes ces maximes je joindrai encore
que nos guerres doivent être courtes et vives,
puisqu'il n'est pas de notre intérêt de traîner
l'affaire ; qu'une longue guerre ralentit in-
sensiblement notre admirable discipline . et
ne laisse pas de dépeupler notre pays , et
d'épuiser nos ressources.
Par cette raison les généraux qui comman-
deront des armées prussiennes , tâcheront ,
quoique heureux, de terminer l'affaire promp-
tement et avec prudence. Il ne faut pas qu'ils
pensent comme le Maréchal de Luxembourg,
à qui son fils disoit dans une des giHerres de
I Flandre : il me paroît , mon père, que nous
pourrions prendre encore une ville. A quoi
le Maréchal répondit: Tais -toi, petit fou;
veux- tu que nous nous en retournions chez
nous pour y planter des choux? En un mot,
en matière de batailles il faut suivre la maxime
du Sannérib des Hébreux , qu'il vaut mieux
qu'un homme périsse que tout un peuple.
Pour ce qui est de châtier l'ennemi de
ses fautes , on n'a qu'à lire la relation de la
bataille de Senef , où le Prince de Condé
Oeuv.deFr.ILT.IIL Z
334 INSTRUCTION MILITAIRE
entama une affaire d'arrière-garde contre le
Prince d'Orange, ou le Prince de Waldeck,
qui avoit négligé d'occuper la tête d'un
défilé 5 pour faciliter la retraite de son arrière-^
garde.
Les relations de la bataille de ... . gagnée,
par le Maréchal de Luxembourg , et de celles
de Raucoux fourniront d'autres exemples.
ARTICLE XXIV.
Des hafards , et des accident imprévus qui
arrivent à la guerre.
ferois un article bien long , sije voulois
traiter de tous les accidens qui peuvent ar-
river à *iin général dans la guerre. Je me
retrancherai à dire qu'il y faut de l'adresse
et du bonheur.
Le5 généraux sont plus à plaindre qu'on
ne pense. Tout le monde les condamne sans
les entendre. La gazette les expose aujuge-
ment du plus vil public. Entre plusieurs
milliers de personnes , il n'y en a peut-être
pas une qui sache conduire le moindre déta-
chement.
Je n'entreprendrai pas de parler en faveur
des généraux qui ont fait ^des fautes. Je sa-
Dtr ROI DE PRUSSE. ' 355
criîie mêine ma campagne de 1744; maïs
j'ajoute 5 qu'avec plusieurs fautes , j'ai fait
quelques bonnes expéditions , comme par
exemple le siège de Prague , la retraite et
la défense de Kolin ; et encore la retraite
en Silésie. Je ne les toucherai plus. Je dirai
seulement qu'il y a des événemens malheu-
reux, contre lesquels ni la prévoyance hu-
maine 5 ni des réflexions solides ne font rien.
Comme je n'écris que pour mes généraux,
je n'alléguerai ici d'autres exemples que
ceux qui me sont arrivés. Lorsque nous
fûmes à Reichenbach , j'avois formé le des-
sein de gagner la rivière de la Neisse par
une marche forcée , et de me mettre entre
la ville de ce nom, et l'armée du Général
de Neuperg, pour lui couper sa communi-
cation. Toutes les dispositions furent faites
pour cela , mais il survint une grosse pluie,
qui rendit les chemins si impraticables,
que notre avant-garde , qui menoit les pon-
tons avec elle , né put pas avancer. Pendant
la marche de l'armée , il fit un brouillard
si épais 5 que les troupes qui avoient été
de garde, aux villages , s'égarèrent, de sorte
qu'elles «ne purent plus retrouver leurs ré-
gimens. Tout alla si mal , qu'au lieu d'ar-
river le matin à quatre heures , comme je
Z Q
356 INSTRUCTION MILITAIRE
l'avols projeté, on n'arriva qu'à midi. Il
ne fut plus alors question d'une marche
forcée, l'ennemi nous prévint, et détruisit
mon projet.
Si les maladies se mettent dans vos troupes
peîidant vos opérations, elles vous mèneront
à la défensive ; comme il nous arriva en
Bohème l'année 1741 , à cause de la mau-
vaise nourriture qu'on avoit fournie aux
troupes.
A la bataille de Hohen Friedberg j'ordon-
nai à un de mes aides de camp d'aller dire
au Margrave Charles de se mettre , comme
le plus ancien Général , à la tête de ma se-
conde ligne ; parce que le Général Kalck-
stein avoit été détaché à l'aile droite contre
les Saxons. Cet aide de camp fit un qui-
proquo , et porta ordre au Margrave de for-
mer la seconde ligne de la première. Je m'ap-
perçus heureusement de cette méprise , et
j'eus encore le temps de la réparer.
On doit par conséquent être toujours sur
ses gardes , et songer qu'une commission
mal exécutée peut gâter une affaire. Si un
général vient à tomber malade , ou qu'il
soit tué à la tête d'un détachement d'impor-
tance , plusieurs de vos mesures en seront
dérangées. Car il faut de bonnes têtes et de
DU ROI DE PRUSSE. 55]
bons généraux , qui ayent de la valeur ,
pour agir ofîensivement. Le nombre en est
petit ; je n'en ai tout au plus que trois ou
quatre dans mon armée.
Si malgré toutes vos précautions l'ennemi
réussit à vous enlever quelque convoi, toutes
vos mesures seront encore dérangées , vos
projets renversés et suspendus.
Si des raisons de guerre vous obligent de
faire avec l'armée des mouvemens en arrière,
vos troupes en seront décoaragées. J'ai été
assez heureux pour n'en pas faire l'expé-
rience avec toute mon armée ; mais j'ai re-
marqué , à la bataille de Molwitz , combien
il faut de temps pour rassurer un corps qui
a été découragé. Ma cavalerie étoit alors tel-
lement déchue , qu'elle se croydit menée à
la boucherie ; j'en fis de petits détachemens
pour l'aguérir , et la faire agir. Ce n'est que
depuis la bataille de Hohen Friedberg que
commence l'époque où elle est devenue ce
qu'elle auroit dû être , et ce qu'elle est à
présent.
L'ennemi ayant découvert un espion d'im-
portance que vous aurez dans son camp ,
vous perdrez la boussole sur laquelle vous
vous étiez orienté , et vous n'apprendrez de
ses mouvemens que ceux que vous verrez.
Z 3
558 INSTBTTCTIdN MILITAIRE
La négligence des officiers détachés pour
reconnoître , peut vous mettre dans le der-
nier embarras. Le Maréchal de Neuperg fut
surpris de cette manière, l'officier des hou-
sards qu'on avoit envoyé à la découverte,
ayant négligé son devoir. Nous fûmes à lut
sans qu'il en soupçonnât la moindre chofe.
Un officier du régiment de Ziethen ^') fit né-
gligemment sa patrouille dans la nuit où
l'ennemi construisit ses ponts à Selmitz, et
surprit les équipages.
Vous apprendrez par ce que je viens d®
dire , qu'il ne faut jamais confier la sûreté
de toute une armée à la vigilance d'un simple
officier. Des affaires d'une si grande consé-
quence ne doiventjamais dépendre d'un seul
homme , ou d'un officier subalterne. Impri-
*) Il se peiTt fort bien que l'officier de Ziethen n'ait pas fait
exactement son devoir; mais il étoit bien difficile à deux
foibles bataillons de difputer à une armée de soixante-dix
n^ille hommes le pafiage d'une rivière telle que l'Elbe eft
du coté de TeinitZv Les quartiers des Prussiens , par le
front qu'ils avoient à défendre, n'étoient pas assez resser-
rés, pour se soutenir promptement et en force contre
une arm.ée aussi nombreuse , qui étoit assemblée dans un
seul point , pour y pénétrer , et qui avoit encore l'avan-
tage^du terrain» Cet exemple fait voir, que les dispositions
les plus sages & les mieux digérées échoueront contre un
projet de passage de rivière , si le front qu'on a à garder
Gst d'une trop grande étendue et que la situation avanta-
geuse du terrain ne supplée pas â ce défaut.
ÔÛ ROI DE PRUSSE. 359
niez -VOUS bien dans la mémoire ce que j'ai
dit à ce sujet dans Tarticie de la défense des
rivières.
Les patrouilles et les partis détachés pour
reconnaître , ne doivent être regardés que
comme une précaution superflue ; il ne faut
jamais s'y fier, mais en prendre d'autres plus
solides et plus sûres,
La trahison dans une armée est le plus grand
malheur de tous. Le Prince Eugène fut en
l'année i 733 trahi par le Général St. . ., que
les François avoient corrompu. Je perdis Co-
sel par la trahison d'un ofîicier de la garnison,
qui déserta chez l'ennemi , et l'y mena. Il
s'ensuit enfin de tout ceci qu'il ne faut jamais,
même au milieu du bonheur, se fier à la for-
tune, ni devenir orgueilletix dans les succès 5
mais songer toujours que le peu que vous
aurez d'esprit et de prévoyance, n'est qu'un
jeu du hasard, et d'accidens imprévus; par
où il plaît 5 à je ne sais quel destin, d'abais-
ser l'orgueil des hommes pleins de pré-
somption*
Z4
j6q instruction militaire
ARTICLE XXV.
S'il est absolument nécessaire qu'un Général
d'armée tienne Conseil de guerre.
L
E Prince Eugène avoit coutume de dire
qu'un général qui avoit envie de ne rien en-
treprendre, n'avoit qu'à tenir conseil de
guerre. Cela est d'autant plus vrai , que les
voix sont ordinairement pour la négative. Le
secret même , qui est si nécessaire dans la
guerre , n'y est pas observé.
Un général à qui le souverain a confié ses
troupes 5 doit agir par lui - même , et la
confiance que le souverain a mise dans le
mérite de ce général, l'autorise à faire tout
d'après ses lumières.
Cependant je suis persuadé qu'un géné-
ral , à qui même un officier subalterne
donne un conseil, en doit profiter, puis-
qu'un vrai citoyen doit s'oublier lui-m.ême ,
et ne regarder qu'au bien de l'affaire , sans
s'embarrasser si ce qui l'y mène provient de
lui , ou d'un autre , pourvu qu'il parvienne
à ses fins.
DU ROI DE PRUSSE. 36t
ARTICLE XXVr.
Des manœuvres dune armée.
o
N verra par les maximes que j'ai établies
dans cet ouvrage , sur quoi roule la théorie
des évolutions que j'ai introduites j)armi mes
troupes. L'objet de ces manœuvres est de
gagner du temps dans toute occasion , et de
décider une affaire plus promptement qu'il
n'a été d'usage jusqu'à présent; & enfin de
renverser l'ennemi par les furieux chocs de
notre cavalerie. Par cette impétuosité, le pol-
tron est entraîné de façon (ju'il est obligé de
faire son devoir , aussi bien que le brave
homme. Il n'y a aucun cavalier qui soit inutile.
Tout dépend de la vivacité de l'attaque.
Je me flatte donc que tous les généraux,
convaincus de la nécessité et de l'avantage de
o
la difcipline , tâcheront d'entretenir toujours
la nôtre, et de la perfectionner, tant en temps
de guerre qu'en temps de paix.
Je n'oublierai jamais ce que Végèce dans un
certain enthousiasme nous dit desRomains: Et
à la fin la discipline romaine triompha des corps
mlleniands , de la force des Gaulois , de la ruse
Z 5
S6<2 INSTRUCTION MIIITAIHÉ
des Allemands, du grand nombre des Barbares, et
subjugua tout ï univers connu. Tant la prospé-
ritéd'un État est fondée sur la discipline de
son armée.
ARTICLE XXVII.
T)es Quartiers d'hiver.
X^<
^ORSOUE la campagne est finie, on songe
aux quartiers d'hiver. On en fait l'arrange-
ment selon les circonstances où l'on se trouve.
On commence par faire la chaîne des trou-
pes qui couvriront les quartiers. Les chaînes
se formeront de trois manières : ou derrière
une rivière, ou à la faveur des postes défen-
dus par des montagnes , ou sous la protection,
de quelques villes fortifiées.
Dans l'hiver de 1741 à 1742 le corps de
mes troupes qui avoit des quartiers d'hiver
en Bohème , prit les siens derrière l'Elbe. La
chaîne qui les couvroit , commençoit à
Brandais , et allant par Nienbourg , Kolin ,
Bodiebrod et Pardubitz se terminoit à Kœ-
nigingraetz.
J'ajouterai ici qu'il ne faut jamais se fier
aux rivières , puisqu'on peut les passer par-
BU KOI DE PRUSSE." 363
tout lorsqu'elles sont gelées. Vous aurez la
précaution démettre des housards dans tous
les endroits de la chaîne , pour être attentifs
à tous les mouvemens de l'ennemi. Ils feront
des patrouilles fréquentes en avant, pour sa-
voir si l'ennemi est tranquille , ou s'il fait
assembler des troupes. Il faut encore que de
distance en distance , outre la chaîne de l'in-
fanterie 5 il y ait des brigades de cavalerie
et d'infanterie , pour être ^prêtes à donner
du secours partout où l'on en aura besoin.
^ Dans l'hiver de 1744 ^ 174^ nous formâ-
mes la chaîne de nos quartiers tout le long
des montagnes qui séparent la Silésie de la
Bohème , et nous gardâmes exactement les
frontières de nos quartiers, pour être en
repos.
Le Lieutenant Général de Truchsefs avoit
à observer le front de la Lusace jusqu'au
comté de Glatz , la ville de Sagan, et les
postes de Schmiedeberg à Friedland. Ce der-
nier endroit étoit fortifié par des redoutes. Il
y eut encore quelques autres petits postes re-
tranchés sur les chemins de Schazlar, Liebau,
et Silberfeerg. Le Général de Truchsefs s'étoic
ménagé une réserve , pour soutenir le premier
de ces postes qui vicndroit à être insulté par
l'ennemi. Tous les détachemens étoient cou-
36,]. INSTRUCTION MILITAIRE
verts par les abatis faits dans les bois ; et tous
les chemins menant en Bohème , avoient été
rendus impraticables. Chaque poste avoit ses
housards , pour reconnoître.
Le Général Lehwald couvroit le comté de
Glatz par un pareil détachement, et avec la
même précaution. Ces deux Généraux se
prêtoient la main, de sorte que si les Autri-
chiens avoient marché contre le Général de
Truchsefs, le Général Lehwald entroit eu
Bohème, pour prendre l'ennemi en queue,
et réciproquement l'autre.
Les villes de Troppau et de JaegerndorfF
étoient nos têtes dans la haute Silésie , et la
communication étoitparZiegenhals etPatsch-
kau à Glatz , et par Neustadt à Neifse. ,
J'avertirai ici qu'il ne faut jamais se fier
aux montagnes , mais se souvenir toujours
du proverbe qui dit : que partout où passe
une chèvre, un soldat passera.
Pour ce qui concerne les chaînes des quar-
tiers qui sont soutenus par des forteresses ,
je vous renverrai aux quartiers d'hiver du
Maréchal de Saxe. Ils sont les meilleurs, mais
on n'a pas la liberté du choix j il faut faire
sa chaîne selon le terrain qu'on occupe.
J'établirai ici pour maxime , qu'il ne faut
pas s'opiniâtrer dans les quartiers d'hiver
DIT ROI DE PRUSSE. 565
pour une seule ville, ou pour un poste, à
moins que l'ennemi ne vous gêne trop par-là.
Car vous deve% porter toute votre attention
à avoir des quartiers d'hiver tranquilles.
Pour seconde maxime j'ajouterai encore ,
que la meilleure méthode est de distribuer
les régimens par brigade dans leurs quartiers
d'hiver; afin qu'ils soient toujours sous les
yeux des généraux. Notre service exige aussi
de placer , s'il est possible, les régimens avec
les généraux qui en sont les chefs. Mais il y
a des exceptions à cette règle; le général d'ar-
mée jugera si cela pourra se faire.
Voici présentement les règles sur l'entre-
tien des troupes en quartiers d'hiver.
Les circonstances voulant absolument qu'on
prenne les quartiers d'hiver dans son pays,
alors il faut que les capitaines et les officiers
subalternes ayent une gratification propor-
tionnée aux douceurs ordinaires qu'ils reçoi-
vent dans les quartiers d'hiver. Le soldat aura
le pain et la viande gratis.
Mais les quartiers d'hiver étant dans un
pays ennemi, le général en chef des troupes
aura i5,ooofl., les généraux de la cavalerie
et de l'infanterie auront chacun io,qoo fl.;
les lieutenans généraux 7,000, et les majors
généraux, (maréchaux de camp) 5, 000; les
365 INSTRUCTION Z^ÎILITAÎPvE
capitaines de cavalerie auront chacun q,ooo,
ceux de l'infanterie 1800 fl. et les subalternes
100 ducats ou quatre à cinq cents florins. Le
soldat aura du pain, de la viande, et de la
bière gratis, que fournira le pays : mais point
d'argent , parce que cela favorife la dé-
sertion.
Le général en chef tiendra la main pour que
cela se fasse en ordre, et ne permettra aucun
pillage ; mais il ne chicanera pas l'ofhcier pour
quelque petit profit qu'il pourroit faire.
Si l'armée est en quartiers dans le pays en-
nemi, c'est au général d'armée d'avoir soin
que les recrues nécessaires lui soient fournies.
(Il diflribuera les cercles de façon que trois
régimens , par exemple , seront assignés à
l'un , et quatre à un autre. ) Chaque cercle
sera subdivisé aux régimens, comme cela se
fait dans les cantons d'enrôlement.
Si les Etats du pays veulent eux-mêmes
fournir les recrues , il n'en sera que mieux.
Sinon, on y emploiera la force. Il faut qu'el-
les arrivent de bonne heure , pour que l'of-
ficier ait le temps de les exercer et de les
mettre en état de faire le service le printemps
prochain. Mais cela n'empêchera pas les ca-
pitaines d'envoyer en recrue.
BU ROIDE PRUSSE. 367
Comme le général en chef doit se mêler de
toute cette économie, il aura attention que
les chevaux d'artillerie et de vivres, qui sont
un tribut du pays, soient fournis en nature ,
^ ou en argent comptant. Il ne manquera pas
non plus d'avoir soin que les contributions
soient payées très-exactement au trésor de
l'armée. C'est aussi au pays ennemi à faire
réparer à ses dépens tous les chariots d'équi-
page, et tout ce qu'il faut pour l'apparat d'une
armée.
Le général portera toute son attention à ce
que les officiers de cavalerie fassent réparer
les selles , les brides, les étriers , et les bot-
tes ; et que ceux d'infanterie se pourvoient
de souliers , de bas , de chemises, et de guê-
tres pour la campagne prochaine. Il faudra
encore faire raccommoder les couvertures des
soldats, et leurs tentes 5 il faut que la ca-
valerie affile ses épées , que l'infanterie re-
mette ses armes en bon état ; et que l'artil-
lerie prépare la quantité nécessaire de car-
touches pour l'infanterie. v
Il reste encore au général à avoir soin que
les troupes qui forment la chaîne , soient
suffisamment pourvues de poudre et de bal-
les, et qu'il n'y ait rien qui manque dans
toute l'armée.
36S INSTRUCTION MILITAIRE
Si le temps le permet , le général ne fera
pas mal d'aller visiter quelques-uns de ces
quartiers , pour examiner l'établissement des
troupes, et pour être assuré que les officier*
les exercent et font ce service comme tout
auti'e 5 car il faut faire exercer non- seule-
ment les recrues , mais aussi les vieux sol-
dats, pour les entretenir dans l'habitude.
A l'entrée de la campagne on changera les
quartiers de cantonnement, et on les distri-
buera félon l'ordre de bataille; savoir la ca-
valerie aux ailes, et l'infanterie au centre. Ces
cantonnemens ont ordinairement neuf à dix
lieues, (quatre à cinq milles) de front, sur
quatre (deux) de profondeur, et dans le
temps que vous devrez camper, on les ré-
trécira un peu.
Je trouve qu'il est très - convenable de dis-
tribuer dans les cantonnemens les troupes
aux ordres des six premiers généraux. Que
l'un , par exemple , commande toute la ca-
valerie de l'aile droite , et l'autre celte de la
gauche en première ligne ; les deux autres
commanderont celle de la seconde : de cette
façon les ordres seront plus promptement
expédiés , et les troupes se mettront plus
facilement en colonnes , pour entrer au
camp.
A Toc-
9
DU ROI i)E prussé: 369
A l'occasion des quartiers d'hiver, j'aver-
tirai encore de vous bien garder d'établir vos
troupes dans les quartiers d'hiver, tant que
vous n'aurez pas des avis certains que l'armée
ennemie est entièrement séparée. Je recom-
mande à ce sujet de se souvenir toujours de
ce qui arriva à l'Electeur Frédéric-Guillaume,
quand le Maréchal de Turenne le surprit dans
ses quartiers en Alsace.
ARTICLE XXVIÎI.
Des Campagnes d'hiver en particulier.
L
E S campagnes d'hiver abyment les trou-
pes, tant par les maladies qu'elles y causent,
que parce qu'étant obligées d'être toujours
dans im mouvement,continuel , elles ne peu-
vent être ni habillées , ni recrutées. Le même
inconvénient se trouve pour l'attirail des
munitions de guerre et de bouche.
Il est certain que la meilleure armée du
.monde ne soutiendra pas long-temps de sem-
blables campagnes, et qu'il faut par cette
raison éviter les guerres d'hiver, comme cel-
les qui de toutes les expéditions sont les plus
condamnables. Mais il peut arriver tels évé-
Oeiiv. de Fr. IL T. IlL A a
#
370 INSTKUCTÏOK MILITAIRE
nemens qui obligent un général d'en ve-
nir là.
Je crois avoir fait plus de campagnes d'hi-
ver qu'aucun Général de ce siècle ; je ne
ferai pas mal de dire les motifs qui m'y ont
déterminé.
A la mort de l'Empereur Charles VI, l'an-
née 1740, il n'y avoit que deux régimens
autrichiens en Silésie. Ayant résolu de faire
valoir des droits de ma maison sur ce duché,
je fus obligé de faire la guerre en hiver, pour
profiter de tout ce qui me pouvoit être avan-
tageux, et porter le théâtre de la guerre sur
la Neisse.
Sij'avois pris le parti d'attendre le prin-
temps , nous aurions établi la guerre entre
Crossen et Glogau, et nous n'aurions em-
porté qu'après trois ou quatre campagnes
difficiles ce que nous gagnâmes par une
simple marche. Cette raison étoit à mon avis
assez valable.
Si je n'ai pas réussi dans la campagne d'hiver
de 174-Q5 que je fis pour dégager les pays de
î'Électeur de Bavière , c'étoit que les Fran-«
DU noi DE Prusse: 371
çois y agissoient en étourdis et les Saxons '^)
en traîtres.
L'hiver de 1745 à 1746 je fis ma troisième
campagne d'hiver, parce que les Autrichiens
ayant envahi la Silésie '^''') , je fus obligé de
les en chasser.
Dès le dommencement de l'hiver 1745 à
1746 les Autrichiens et les Saxons voulu-
rent faire une irruption dans mes pays héré-
ditaires, pour mettre tout à feu et à sang 5
j'agis alors selon mon principe et je les pré-
vins. Je fis au milieu de l'hiver la gueiTe ,
dans le cœur de leur pays.
Si de pareilles circonstances venoîent se
présenter encore , je n'hésiterois pas de pren-
dre le même parti , et j'approuverois la con-
duite de mes généraux qui suivroient mon
exemple. Mais sans cela je blâmerai toujours
ceux qui inconsidérément entreprendront des
guerres d'hiver.
Pour ce qui regarde le détail de ces cam-
*) Les mémoires authentiques de ce temps -là justifieront
pleinement la conduite des Saxons, Il seroit fort inu-
tile de vouloir la disculper ici* C'est la fable de la
Brebis et du Loup»
** ) L'histoire ne fait pas mention de cette invasion. Elle
nous dit seulement que le Prince Charles fut obligé de
quitter les bords du Rhin, pour sauver la Bohème^
A a q
37 2 INSTRUCTION MILITAIRS
pagnes d'hiver , il faudra toujours faire mar-«
cher les troupes dans des cantonnemens bien
serrés , et loger dans un village deux à trois
régimens de cavalerie, mêlés même d'in-
fanterie, s'il peut les recevoir. On fait quel-
quefois entrer toute l'infanterie dans une
même ville; comme le Prince d'Anhalt fit à
Torgau , Eulenbourg , Meissen , ' et deux
ou trois autres petites villes en Saxe , dont
je ne puis plus me rappeler les noms : après
quoi il vint se camper.
Lorsqu'on s'approchera de l'ennemi , on
assignera des rendez- vous aux troupes , et
on marchera sur plusieurs colonnes comme
à Tordinaire; et quand on en viendra au
mouvement décisif pour l'affaire , c'est-a-dire
à enfoncer les quartiers de l'ennemi , ou à
marcher à lui , pour le combattre , on cam-
pera en bataille , les troupes restant à la
belle étoile. Chaque compagnie allumera
alors un grand feu , pour y passer la nuit.
Mais comme cqs sortes de fatigues sont trop
violentes , pour qtie l'homme puisse y résis-
ter à la longue , vous emploierez dans ces
entreprises toute la célérité possible. Il ne
faut point envisager le danger , et ne pas
balancer , mais prendre une vive réfolution,
jst la soutenir avec fermeté^
DU ROI DE PRUSSE. ' 373
On doit se garder d'entreprendre une cam-
pagne d'hiver dans un pays hérissé de places
fortes. Car la saison ne vous permettra pas
cle faire le siège des grandes forteresses , que
Tonne peut emporter par surprise; qu'on soit
persuadé d'avance qu'un tel projet échouera,
puisqu'il est impossible à exécuter.
Si on a le choix, il faudra donner aux trou-
pes pendant l'hiver autant de repos que faire
se pourra , et bien employer ce tempffà ré-
tablir l'armée ^ afin qu'on puisse au prin-
temps suivant prévenir l'ennemi à l'ouver-
ture de la campagne.
Ce sont là à peu près les principales règles
des grandes manœuvres de guerre , dont j'ai
détaillé les maximes autant qu'il m'a été pos-
sible. Je me suis particulièrement appliqué à
rendre les choses claires et intelligibles ; mais
si par hasard vous doutiez de quelques arti-
cles, vous me feriez plaisir de me les com-
muniquer , afin que je puisse plus ample-
ment déduire mes raisons , ou me confor-
mer à votre sentiment , s'il est meilleur.
Le peu d'expérience que j'ai acquis dans
la guerre , m'a appris qu'on ne peut pas ap-
profondir entièrement cet art, et qu'en l'étu-
diant avec application , on y découvrira tou-
jours quelque chose de nouveau.
A* 3
374 INSTRUCTION MILITAIRE
Je ne croirai pas avoir mal employé mon
temps , si cet ouvrage peut exciter dans mes
officiers le désir de méditer sur un métier
qui leur ouvrira la plus brillante carrière ,
pour acquérir de la gloire , pour tirer leurs
noms de l'oubli , et pour se faire par leurs
actions une réputation immortelle.
REFLEXIONS
SUR
LES TALENS MILITAIRES
ET
SUR LE CARACTÈRE
DE
G H A Pv L E S XII
ROI DE SUÈDE.
j
AI voulu pour ma propre instruction me
faire une idée précise des talens militaires et
du caractère de Charles XII, Roi de Suède^
je ne le juge ni sur des tableaux outrés par
ses panégyristes , ni sur des traits défigurés
par ses critiques. Je m'en rapporte à des té-
moins oculaires , et à des faits dont tous les^
livres conviennent. Défions-nous de tous les
détails dont les histoires sont remplies: parmi
un amas de mensonges et d'absurdités, il ne
faut s'attacher qu'aux grands événemens, qui
sont les seuls véritables.
A a 4
"îî^f-
37'0 RETLEXIONS
De ce nombre d'hommes qui se sont mê-
lés de gouverner ou de bouleverser le monde,
on ne fait attention qu'à ceux dont le génie a
été le plus étendu , dont les grandes actions
ont été une suite de grands projets, et qui
se sont servis des événemens , ou les ont fait
naître , pour changer la face politique de
l'univers. Tel fut César; les services qu'il
rendit à la république , ses vices , ses vertus,
ses victoires , tout contribua à l'élever sur le
trône du monde. Tels étoient le grand Gus-
tave, Turenne, Eugène, Marlborough , dans
des cercles d'activité plus ou moins étendus;
les uns assujettissoient leurs opérations mi-
litaires à l'objet qu'ils s'étoient proposé de
remplir durant le cours d'une année , les au-
tres enchaînoient leurs travaux et plusiems
campagnes au dessein général de la guerre
qu'ils avoient entreprise ; et l'on s'aperçoit
du but qu'ils se proposoient, en suivant les
actions , tantôt circonspectes , tantôt brillan-
tes qui les y conduisirent. Tel étoit Cromvel :
tel étoit le Cardinal de Richelieu qui parvint
par sajpersévérance à rabaisser les grands du
royaiime , les protestans qui le divisoient, et
la maison d'Autriche, l'ennemie implacable
de la France.
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner par quel
SUR CHARLES XII. 3/7
droit César opprima une république dont il
étoit né citoyen ; si le Cardinal de Richelieu
ût durant son administration plus de mal que
de bien à la France, ou s'il faut blâmer Mon-
sieur de Turenne d'être passé chez les Efpa-
gnols : il ne s'agit à présent que de talens
admirables en eux-mêmes, et non pas de
l'usage juste ou blâmable qu'en ont fait ceux
qui les possédoient.
Quoique les combinaisons de la politique
cédassent souvent aux passions violentes qui
subjuguoient Charles XII, ce prince n'en a
pas moins été un des hommes extraordinai--
res qui ont fait le plus de bruit en Europe. Il
a ébloui les yeux des militaires par une foule
d'exploits , les uns plus brillans que les au-
tres. Il a essuyé les plus cruels revers , il a été
l'arbitre du nord , il a été fugitif et prison-
nier en Turquie. C^ illustre guerrier mérite
d'être examiné de prés, et il est utile pour
tous ceux qui courent la carrière des armes ,
d'approfondir les causes de ses succès et de
ses infortunes. Je n'ai aucune intention de
rabaisser la réputation de cet illustre guerrier;
je ne veux que l'apprécier, et savoir avec
exactitude dans quelles occations on peut
l'imiter sans risque , et dans quelles autres
on doit éviter de le prendre pour modèle -,
Aa 5
dans quelque science que ce soit, il est aussi
ridicule d'imaginer un homme parfait , que
de vouloir que le feu étanche la soif, ou
que l'eau rassasie; dire à un héros qu'il a
failli, c'estle faire ressouvenir qu'il est homme.
Rois, ministres, généraux, auteurs, tous
ceux qui par leur élévation' ou leurs talens se
donnent en spectacle au public, s'assujet-
tissent au jugement de leurs contemporains
et de la postérité. Comme les bons livres
sont les seuls critiqués , parce que les mau-
vais n'en valent pas la peine ; il arrive de
même qu'en détournant les regards d'une
foule comm^une et vulgaire , on les attache
sur ceux dont les talens supérieurs ont en-
trepris de se frayer des routes nouvelles , et
on les examine avec soin.
Charles Xîl est excusable à bien des égards
de n'avoir pas réuni en kii toutes les perfec-
tions de Fart militaire. Cette science si diffi-
cile n'est point infusée par la Nature. Quel-
les que soient les heureuses dispositions de
la naissance , il faut une profonde étude , et
une longue expérience pour les perfection-
ner; ou il faut avoir fait fon, apprentissage
dans l'école q|;. sous les yeu:^ d'un grand ca-
pitaine j ou il faut, après s'être souvent égaré,
apprendre les régies à ses propres dépens. Il
SUR CHAKLE5 XîL 3jt)
est permis de se défier de la capacité d'un
homme qui est Roi à seize ans. Charles XIî
vit pour la première fois l'ennemi, lorsqu'il
se trouva la première fois à la tête de ses trou-
pes. Je dois observer à cette occasion que
tous ceux qui ont commandé des armées dans
leur première jeunesse, ont cru que tout l'art
consistoit à être téméraire et vaillant.
Pyrrhus , le grand Condé et notre héros
même en sont des exemples. Depuis que
l'invention de la poudre a changé le système
de s'entre-détruire , l'art de la guerre a pris
toute une autre forme: la force du corps ,
qui faisoit le mérite principal des anciens
héros 5 n'est plus comptée pour rien 5 à pré-
sent la ruse l'emporte sur la violence , et
l'art sur la valeur. La tête du général a plus
d'influence sur le succès d'une campagne ,
que les bras de ses soldats. La sagesse prépare
les voies au courage , l'audace eft réservée
pour l'exécution , et il faut pour être ap-
plaudi des connoisseurs plus d'habileté en-
core que de fortune. Maintenant notre jeu-
nesse qui se voue aux armes, peut acquérir
la théorie de ce pénible métier par la lecture
de quelques livres classiques , et par les ré-
flexions d'anciens militaires: le Roi de Suède
manqua de ces secours. On lui avoit fait
38o ïiefle:xions
»»
traduire à la vérité l'ingénieux roman de
Quinte Curce pour l'amuser , et pour lui
donner du goût pour le latin, qu'il n'aimoit
pas : ce livre a pu inspirer à notre héros le
désir d'imiter Alexandre , mais il n'a pu lui
apprendre les règles que le système de la
guerre moderne fournit pour y réussir.
Charles ne dut rien à l'art, mais tout
à la Nature j son esprit n'étoit pas orné ,
mais hardi, ferme, susceptible d'élévation,
amoureux de la gloire , et capable de lui
tout sacrifier: ses actions gagnent autant à
être examinées en détail , que la plupart de
ses projets y perdent. Sa constance , qui le
rendit supérieur à la fortune , sa prodigieuse
activité et sa valeur héE£)ïque furent sans
doute ses vertus éminentes. Ce prince suivoit
l'impulsion puissante de la Nature, qui le
destinoit à devenir un héros , dès que la
cupidité de ses voisina le força à leur faire la
guerre; et son caractère, méconnu jusqu'alors,
se développa tout de suite. Il est temps de
le suivre dans ses différentes expéditions :
je borne mes réflexions à ses neuf premières
campagnes , qui fournissent un vaste champ
aux remarques.
Le Pioi de Danemark attaqua le Duc de
Holstein, beau-frère de Charles XII. Notre
s U p. CHARLES XII. 3Si,
héros 5 au lieu d'envoyer ses forces dans cot
duché 5 où les Suédois auroient achevé ^
ruine d'un prince qu'il vouloit défendre, fait;
passer huit mille hommes en Poméranie;
il s'embarque sur sa flotte , descend en Zé-
lande, chasse des bords de la mer les trou-
pes qui en défendoient l'approche , met 1©
siège devant Copenhague , la capitale de son
ennemi, et en moins de six semaines il force
le Roi de Danemark à conclure ime paix
avantageuse au Duc de Holstein. Cela est ad-
mirable, tant pour le projet que pour l'exé-
cution. Par ce premier coup d'essai Charles
égala Scipion, qui porta la guerre à Carthage
pour faire rappeler Annibal d'Italie. De Zé-
lande je suis ce jeune héros en Livonie; ses
troupes y arrivent avec une rapidité éton-
nante : on peut appliquer à cette expédition
le Veni^ Vldi^ Vicide César. Le noble enthou-
siasme dont le Roi étoit animé , se commu-
nique à ses lecteurs; on peut s'échauffer par
le récit des exploits qui précédèrent et ac-
compagnèrent cette grande victoire*
La conduite de Charles étoit sage , elle
étoit hardie et non téméraire; il falloit se-
courir Narva que le Czar assiégeoit en per-
sonne; il falloit donc attaquer et battre les
Russes. Leur armée , quoique nombreuse ,'
3S^ KÉFLEXîÔKS
ii'étoit qu'une multitude de barbares mal
arm.és5 mal disciplinés et manquant de bons
gé.nér aux pour les conduire; les Suédois dé-
voient donc s'attendre d'avoir sur les Mosco-
vites les mêmes avantages que les Espagnols
avoient eus sur les nations sauvages de l'Amé-
jique : aussi les succès répondirent-ils pleine-
ment à cette attente , et les nations virent
avec étonnement huit mille Suédois battre et
disperser quatre-vingt mille Russes. De ce
champ de triomphe j'accompagne notre hé-
ros aux bords de la Duna, seule occasion où
il ait employé la ruse , et où il s'en soit habi-
lement servi.
Les Saxons défendoient l'autre bord du
fleuve ; Charles les abuse par un stratagème
nouveau , dont il est l'inventeur ; il a déjà
franchi le fleuve à la faveur d'une fumée ar-
tificielle 5 qui cachoit ses mouvemens , avant
que le vieux Steinau, qui commandoit les
Saxons, s'en soit aperçu: les Suédois sont
aussitôt rangés en ordre de bataille que. dé-
barqués ; après quelques chocs de cavalerie
et une charge légère d'infanterie ils mettent
en fuite les Saxons et les dispersent. Quelle
conduite admirable pour ce passage de ri-
vière , quelle présence d'esprit et quelle ac-
tivité pour donner en débarquant aux troupes
SUR CHARLES XII. 383
'iin champ propre pour agir, et quelle va-
leur pour décider le combat en si peu de
temps ! Des morceaux aussi parfaits méritent
les éloges des contemporains et de la posté-
rité: mais ce qui doit paroître surprenant à
tout le monde , c'est que ce qu'on trouve de
plus achevé parmi les exploits de Charles XII,
ce soient ses premières campagnes. Peut-être
que la Fortune le gâta à force de le favoriser f
peut-être qu'il crut que l'art étoit inutile à
un homme auquel rien ne résistoit , ou peut-
être encore que sa valeur, quoiqu'admirable^
l'induisit souvent à n'être que téméraire.
Charles avoit jusqu'ici tourné ses arme»
contre l'ennemi auquel il lui convenoit d'op-
poser ses forces. Depuis la bataille de la Duna
on perd de vue le fil qui le conduisit : ce
n'est plus qu'une foule d'entreprises sans
liaison et sans dessein , parsemées à la véri-
té d'actions brillantes , mais qui ne tendent
pas au but principal que le Roi devoit se
proposer dans cette guerre.
Le Czar étoit sans contredit l'ennemi le
plus puissant et le plus dangereux qu'eût la
Suède ; il semble que c'étoit à lui que notre
héros devoit s'adresser d'abord après la dé-
faite des Saxons : les débris de Narva étoient
<;ncQre errans. Pierre I avoit ramassé àla hâte
384 REFLEXIONS
trente ou quarante mille Moscovites , qui ne
valoient pas mieux que ces quatre-vingt mille
barbares auxquels les Suédois avoient fait
mettre bas les armes ; c'étolt donc le Czar
qu'il falloit presser alors avec vigueur ; il
falloit le pousser hors deFIngrie, ne lui point
laisser le temps de respirer, et profiter de
cette occasion pour lui imposer les lois de la
paix. Auguste, nouvellement élu, contredit,
et mal affermi sur le trône, s'il avoit été privé
des secours de laRussie, tomboit de lui-même,
et Charles pouvoit le détrôner à son aise , (si
toutefois la Suède y avoit un intérêt essen-
tiel; ) au lieu de prendre d'aussi justes m.e-
sures , le Roi parut oublier entièrement le
Czar et les Moscovites qui agonisoient, pour
courir après je ne sais quel Seigneur polo-
iiois 5 engagé dans une faction contraire.
Ces petites vengeances lui firent négliger de
grands intérêts. Il subjugua bientôt la Lithua-
nie; delà, comme un torrent orageux qui
se déborde , son armée fondit en Pologne ,
et inonda tout ce royaume. Le Roi étoit tan-
tôt à Varsovie , tantôt à Cracoyie , à Lublin,
à Léopol : les Suédois se répandent dans la
Prusse polonoise ; ils revolent à Varsovie,
détrônent le Roi Auguste , le poursuivent en
Saxe 5 où ils établissent tranquillement leurs
quartiers.
ï
SUR CHARLES XII. 385
quartiers. Il faut remarquer que ces campa-
gnes, que je me contente de rapporter som-
mairement, occupent notre héros pendant
l'espace de plusieurs années.
Je m'arrêterai un moment à examiner la
conduite que ce prince tint pour conquérir
la Pologne , et j'observe en passant que par-
mi les batailles qu'il gagna dans ces courses
continuelles , il faut donner la préférence à
celle de Clissow, dont il dut le succès au
mouvement habile qu'il fit faire à ses troupes
pour prendre les Saxons en flanc. La métho-
de que Charles suivit dans la guerre qu'il fit
en Pologne , fut certainement défectueuse.
On sait que c'est un pays sans forteresses et
ouvert de tous côtés , ce qui rend sa conquête
facile, mais sa possession momentanée. Le
Comte de Saxe remarque judicieusement que
les pays aisés à subjuguer exigent d'autant
plus de soins pour s'y affermir : quoique la
méthode qu'il propose , soit lente en appa-
rence , elle est cependant la seule qu'il faille
suivre , si l'on veut agir avec sûreté. Le Roi
de Suède, tr^p impétueux, ne fit jamais de
profondes réflexions sur la nature du pays
où il fais oit la guerre , ni sur le tour qu'il
convenoit de donner aux opérations militai-
res. S'il avoit commencé par s'établir dans la
Qeuv.de Fr. IL T.III. B b
386 RÉFLEXIONS
Prusse polonoisse, s'assurant pas à pas du
cours de la Vistule et du Bog , en fai-
sant construire dans les confluens et dans
d'autres endroits convenables des places de
guerre , qu'il pouvoit rendre bonnes par des
fortifications de campagne; s'il avoit procédé
de même le long de tous les fleuves qui tra-
versent la Pologne , il s'assuroit des points
d'appui fixes , et maintenant par -là le pays
dont il s'étoit déjà emparé; ces établisse-
mens lui auroient facilité le moyen de tirer
des contributions et d'amasser des subsis-
tances: cela même réduisoit la guerre en rè-
gle 5 et coupoit cours à toutes ces incursion»
des Moscovites et des Saxons. Les postes bien
fortifiés obligeoient ses ennemis , s'ils vou-
loient faire des progrès , à la nécessité d'en-
treprendre des sièges, dans des contrées éloi-
gnées, où le transport de l'artillerie devenoit
d'autant plus difficile , que les chemins y
sont mauvais et marécageux; et dans le cas
de quelques re^vers , le Roi ayant les derriè-
res assurés , ne pouvoit jamais voir ses af-
faires désespérées 5 ces places lui donnoient
le temps de réparer ses pertes , d'arrêter et
d'amuser un ennemi victorieux. Par les me-
sures différentes que Charles prit , il ne fut
jamais maître en Pologne que des contrées
SUR CHARLES X î I. 33/
que ses troupes occupèrent; ses campagnes
ne furent que des courses continuelles; au
moindre caprice de la Fortune sa conquête
étoit sur le point de lui échapper; il fut obli-
gé de donner nombre de combats inutiles,
et il ne gagna par ses exploits les plus bril-
lans que la possession précaire d'une pro-
vince dont il avoit chassé ses ennemis.
Nous approchons insensiblement des temps
où la Fortune commença à se déclarer contre
îiotre héros. Je me propose de redoubler de
circonspection à l'examen des événemens qui
lui furent contraires. Ne jugeons point des
projets des hommes par l'issue de leurs en-
treprises. Gardons -nous d'imputer au man-
que de prévoyance des malheurs produits par
des causes secondes , causes que le peuple
nomme hasard^ et qui ayant tant d'influence
dans les vicissitudes humaines trop multipliées
ou trop obscures , échappent aux esprits les
plus transcendans.
Il ne faut point rendre le Roi de Suède
responsable de tous les malheurs qui lui sont
arrivés : il faut plutôt s'appliquer à distin-
guer ceux qu'un enchaînement de fatalités
lui a fait essuyer , de ceux qu'il a pu s'attirer
par ses propres fautes. La Fortune , qui ac-
compagna sans cesse toutes les entreprises de
Bb %
38S R i r l' E X I o N s
ce prince pendant les guerres de Pologne,
l'empêcha de s'apercevoir qu'il s'étoit sou-
vent écarté des régies de l'art 5 et comme il
n'étoit point puni de ses fautes , il ne ressen-
tit point les inconvéniens dans lesquels il
auroit pu tomber. Ce bonheur continuel lui
donna trop de sécurité, et il ne pensa pas
même à changer de mesures. Il paroît qu'il
manqua entièrement de prévoyance dans les
campagnes qu'il fit dans la principauté de
Smolensko et dans l'Ukraine. Quand même
il auroit détrôné le Czar à Moscou, il n'en
seroit pas plus louable, parce que ses succès
auroient été dus au hasard et non à sa con-
duite. On a comparé une armée à un édifice
auquel le ventre sert de fondement , parce
que la première attention d'un général doit
être de nourrir ses troupes.
Ce qui contribua le plus au malheur du
Koi de Suède , ce fut le peu d'attention qu'il
lit à faire subsister son armée. Comment ap-
plaudir à un^général auquel il faut des trou-
pes qui vivent sans se nourrir, qui soient
infatigables et immortelles ?
On blâme ce prince pour s'être confié trop
légèrement aux promesses deMazeppa; mais
ce Cosaque ne le trompa point , il fut lui-
même trahi par ui^ §jiç2iaînen;i«iat des èausej^
SUR C HA R L E S XII. ^Sg
secondes, qu'on ne pouvoir pas prévoir:
d'ailleurs les âmes de la trempe de Charles XII
ne sont jamais soupçonneuses et ne devien-
nent défiantes qu'après avoir souvent éprou-
vé la méchanceté Se l'ingratitude des hommes.
Mais je me ramène à l'examxcn du projet de
campagne de ce prince. Si j'ose hasarder
mes conjectures , moi qui ne puis pas dire
comme le Corrége , son pittore ancKio , il me
semble que le Roi voulant réparer alors la
faute qu'il avoit faite de négliger le Czar si
long-temps , devoit choisir la route la plus
riisée pour pénétrer en Russie, et les moyens
les plus infaillibles d'accabler son puissant ad-
versaire : cette route certainement n'étoit ni
celle de Smolensko ni celle de l'Ukraine ; dans
l'une et dans l'autre route on avoit à traverser
de vastes marais , d'immenses déserts , de
: grands fleuves ; après quoi il falloit cheminer
par un pays moitié sauvage , pour arriver à
Moscou. LeRoi se privoit par cette marche de
tous les secours qu'il pouvoit tirer de la Po-
logne et de la Suède. Plus il s'enfonçoit en
Russie 5 plus il étoit coupé de son royaume.
Il falloit plus d'une campagne pour achever
cette entreprise 5 d'où pouvoit -il prendre
des vivres? par quel chemin les recrues pou-
voient-elles le joindre? de quelle bourgad<5
Bb 3
3gO HEFLEXIOKS
cosaque ou inofcovite pouvoit-il faire une
place de guerre? où trouver des armes de
rechange , des habilleniens , et cette multi-
tude de choses aussi communes que nécef-
faires qu'il faut renouveler sans cesse pour
l'entretien d'une armée ? Tant de difficultés*
insurmontables pouvoient faire prévoir que
dans cette expédition les Suédois périroient
de fatigues et de misères, ou que la victoire
même les consumeroit.
Si les succès de cette guerre ofïroient une
si triste perspective , à quoi ne pouvoit-on
pas s'attendre en cas de quelque accident?
Un échec facile à réparer ailleurs , devient
une catastrophe décisive pour une armée
aventurée dans un pays sauvage , sans éta-
blissement et par conséquent sans retraite.
. Au lieu d'affronter tant de difficultés et de
braver tant d'obstacles, il se présentoitun pro-
jet plus naturel, qui s'arrangeoit comme de lui
même , c'étoit de traverser la Livonie et l'In-
grie, et d'aller droit à Pétersbourg. La flotte
suédoise et des vaisseaux de transport pou-
voient côtoyer l'armée le long de la Baltique
et lui fournir des vivres; les recrues et les
autres besoins de l'armée pouvoient arriver
par mer ou par la Finlande ; le Roi couvroit
ses plus belles provinces , il restoit à portée
SUR CHAULES XII. 3ijl
de ses frontières , ses Succès en auroient été
plus brillans , ses revers ne pouvoient jamais
le réduire dans une situation désespérée. S'il
prenoit Pétersbourg , il ruinoit le nouvel éta-
blissement du Czar, l'oeil que la Russ^ie a sur
l'Europe , le seul lien qui lui donne de la
connexion avec la partie du monde que nous
habitons ; et ce grand exploit terminé , il
ne tenoit qu'à lui de pousser plus loin ses
avantages , quoiqu'il pût faire la paix , ce
semble 5 sans qu'il fût nécessaire de la signer
à Mofcou.
Je vais comparer pour mon instruction les
règles que les grands maîtres de l'art nous ont
laissées , avec la conduite cjue le Roi tint
durant ces deux campagnes. Ces règles veu-
lent que les armées ne soient jamais aventu-
rées 5 surtout que les généraux évitent de
pousser des pointes. Charles s'enfonça jusques
dans la principauté de Smolensko, sans au-
cune attention pour alTurer la communication
avec la Pologne. Nos maîtres enseignent qu'il
faut établir une ligne de défenfe , pour met-
tre ses derrières hors d'insulte , assurer le dé-
pôt de ses vivres et les couvrir avec l'armée.
Les Suédois se trouvoient proche de Smo-
lensko, n'ayant que pour quinze jours de
subsistances. Leur opération consistoit à ta-
B b 4
loRiier les Moscovites , à battre leur arriére-
garde et à les poursuivre au hasard , sans sa-
voir précisément où l'ennemi qui fuyoit de-
vant eux les conduisoit. L'on ne voit d'autre
précaution pour la subsistance des Suédois
que celle que le Roi prit de se faire suivre
par Loewenhaupt , qui étoit chargé de la
conduite d'ini çros convoi. Il falloit donc ne
pas laisser ce convoi si loin en arriére , puis-
qu'on en avoit un besoin si pressant; il fal-
loit attendre Loewenhaupt avant de marcher
en Ukraine , parce que plus on s'éloignoit
de lui et plus on l'exposoit. Il auroit été
plus prudent de ramener les troupes en Li-
thuanie ; la marche de l'Ukraine prépara la
ruine de l'armée suédoise. A cette conduite
sans méthode, qui suffisoit seule pour per-
dre les affaires , se joignirent des infortunes
dont en partie le hasard pouvoit être la cause.
Le Czar attaqua Loewenhaupt à trois repri-
ses et intercepta le convoi dont il avoit la
conduite. Il falloit donc que le Roi de Suéde
-n'eût aucune nouvelle des desseins ni des
mouvemens des Russes. Si ce fut par négli-
gence, il eut de grands reproches à se faire ;
si des obstacles invincibles l'empêchoient de
se procurer des informations , il faut mettre
ces obstacles sur le compte des fatalités inévi"
JSUll CHARLES XII. 3g1
tables. Lorsque la guerre se porte dans des
pays moitié barbares et déserts , pour s'y
maintenir il faut y faire des établissemiens.
Ce sont de nouvelles créations ; les troupes
sont obligées de bâtir des fortifications, de
construire des chemins , d'établir des ponts
et des digues , et d'élever de^ redoutes aux
endroits où elles sont nécessaires. Ces ou-
vrages, qui demandent du temps et de la
patience , cette méthode lente ne s'accor-
doient pas avec le caractère impétueux et
l'esprit impatient du Roi. On remarque qu'il
est admirable dans toutes les occasions où la
valeur et la promptitude conviennent , et
qu'il n'est plus le même dans des conjonc-
tures qui demandent des mesures compas-
sées et des desseins que le temps et la patience
doivent laisser mûrir. Tant il est vrai qu'il
faut que le guerrier subjugue ses passions, et
tant il est difficile de réunir tous les talens
d'un grand capitaine.
Je ne fais ici mention, ni du combat d'Ho-
lowczin, ni de tant d'autres actions qui se
passèrent durant ces campagnes, parce qu'el-
les furent aussi inutiles pour le succès de la
imerre que fiuiestes pour ceux qui en de-
vinrent les victimes. Notre héros auroit pu
ge montrer dans plusieurs occasions meilleur
Bb 3
3g4: REFLEXIONS
économe du sang humain. Ce n'est pas qu'il
n'y ait des situations où il ne faille combat-
tre. On doit s'engager lorsque l'on a moins
à risquer qu'à gagner; lorsque l'ennemi se
néglige , soit dans ses campemens, soit dans
ses marches ; ou lorsque par un coup décisif
on peut le forcer d'accepter la paix.
On remarque d'ailleurs que la plupart des
«rénéraux grands batailleurs ont recours à cet
expédient 5 faute d'autres ressources. Loin
de leur en faire un mérite , on l'envisage
plutôt comme une marque de la stérilité de
leur génie.
Nous voici arrivés à la malheureuse cam-
pagne de Pultava. Les fautes des grands
hommes sont de puissantes leçons pour ceux
qui ont des talens plus bornés. Nous avons
peu de généraux en Europe auxquels les
malheurs de Charles XII ne doivent appren-
dre à devenir prudens et circonspects. Feu
le Maréchal Keith 5 qui avoit commandé en
Ukraine étant au service de la Russie , qui
avoit vu et examiné Pultava, m'a dit que la
ville n'a pour toute défense qu'un rempart
de terre et un mauvais fossé. Il étoit persuadé
que les Suédois dés leur arrivée pouvoient la
prendre d'em^blée, et que Charles traîna
SUR CHARLES XII. 3(^5
exprès le siège en longueur , pour y attirer
le Czar et le combattre.
Il est vrai qu'au commencement les Sué-
dois n'y allèrent pas avec cette impétuosité
et cette ardeur qui leur étoit ordinaire. Il faut
encore convenir qu'ils ne livrèrent d'assaut à
la place qu'après que Menzikof yeutjeté des
secours et se fut campé proche de la ville à
l'autre bord de la Worskla. Mais le Czar
avoit à Pultava un magasin considérable ; les
Suédois, qui manquoient de tout, ne de-
voient-ils pas s'emparer au plus vite de ce
magasin , pour en priver les Russes , et pour
se mettre en même temps dans l'abondance?
Charles XII avoit sans doute les raisons les
plus fortes de presser ce siège ; il auroit dû
se rendre maître de cette bicoque à tout prix
avant l'arrivée des secours. En décomptant
les Cosaques vagabonds de Mazeppa, à charge
au combat, il ne restoit au R.oi que dix-huit
mille Suédois. Foible comme il étoit, quelle
raison pouvoit-il avoir avec si peu de trou-
pes d'entreprendre un siège et de se battre
en même temps ? A l'approche de l'ennemi
il falloit , ou abandonner son entreprise, ou
laisser un gros corps à la garde de la tranchée.
L'im étoit honteux, l'autre réduisoit presque
à rien le nombre de ses combattans ; ce des-
596 HEPLEISIOKS
sein, contraire aux intérêts des Suédois,
donnoit beau jeu au Czar, etparoît indigné
de notre héros. On n'oseroit qu'à peine l'at-
tribuer à un général qui n'avoit jamais fait
la guerre avec réflexion. Ne cherchons pas
finesse où il n'y en a point, et sans charger
le Roi de Suéde de desseins auxquels il ne
pensapeut-être jamais 5 souvenons-nous qu'il
avoit été souvent mal instruit des mouvemens
de ses ennemis. Il paroît donc plus raison-
nable de croire, que n'étant informé ni de
la marche de Menzikof ni de celle du Czar ,
il se persuada qu'il n'étoit point pressé et
qu'il pouvoitréduire à son aise Pultava. Ajou-
tons à ceci que ce prince avoit fait toute sa
vie la guerre de campagne , et qu'il étoit
nouveau dans celle des sièges , dont il n'avoit
pu acquérir l'expérience. Si l'on considère
de plus que les Suédois passèrent trois mois
devant Thorn , dont, soit dit en passant,
les ouvrages ne valent guère mieux que ceux
de Pultava , on se convaincra de leur peu
d'habileté pour les sièges. Eh quoi! si Mons,
si Tournai, si des places fortifiées par les
Coehorn et les Vauban arrêtent à peine trois
semaines les François lorsqu'ils les attaquent,
si Thorn, si Pultava tient contre les Sué-
dois quelques mois de suite , n'en résulte-t-il
SUK CHARLES XII. 3g7
pas que ces derniers ignoroient l'art de pren-
dre des forteresses ? Aucune ville ne leur ré-
sistoit quand ils pouvoient la prendre l'épée
à la main ; la moindre bicoque les arrêtoit
lorsqu'il falloit ouvrir la tranchée ; et si ce
n'en est pas assez de toutes ces preuves,
j'ajouterai , que du caractère impétueux et
violent dont étoit Charles Xïl , il auroit as-
siégé et pris la ville de Danzic , pour la punir
de quelques sujets de mécontentement qu'elle
lui avoit donnés: cependant, parce qu'il
jugea cette entreprise au dessus de ses for-
ces, il ne l'assiégea pas, et se contenta d'une
grosse amende qu'il lui fit payer.
Revenons à présent à notre grand objet:
le siège de Pultava, une fois commencé, et
le Czar s'approchant avec son armée de ses
environs , Charles étoit encore maître de
choisir l'endroit le plus convenable pour
combattre son rival de gloire ; il pouvoit
l'attendre aux bords de la Worskla , lui dis-
puter le passage de cette rivière , ou l'atta-
quer immédiatement après. Les circonstances
où se trouvoient les Suédois , demandoient
une prompte résolution : ou il falloit tomber
tout de suite sur les Russes dès leur arrivée ,
ou il falloit renoncer au dessein de les com-
battre ; ce fut une faute irréparable de biiser
398 RÉTLEXIONS
au Czar le choix du poste , et de lui donner
le temps de se bien préparer; il avoit déjà
l'avantage du nombre, c'étoit beaucoup; on
lui abandonna celui du terrain et de l'art,
c'en étoit trop.
Peu de jours avant l'arrivée du Czar , le
Roi de Suède avoit été blessé au siège dePul-
tava; ainsi ces reproches ne tombent que sur
ses généraux. Il semble cependant que dés
qu'il eut résolu de livrer bataille , il devoit
abandonner ses tranchées , pour être en état
de faire de plus grands efforts contre ses
ennemis , certain que si la bataille étoit
gagnée , Pultava tomboit de soi-même , et
que s'il la perdoit , il falloit également lever
le siège. Tant de fautes, accumulées de la
part des Suédois , ne présageoient rien
d'heureux pour le combat auquel tout le
monde se préparoit. Il semble que la Fortune
arrangea tout d'avance pour préparer le mal-
heur qui devoit arriver aux Suédois ; la bles^
sure du Roi , qui l'empêchoit d'agir comme
à son ordinaire, la négligence des généraux
suédois, dont la disposition vicieuse mar-
que qu'ils n'avoient point reconnu la posi-
tion des Russes, ou qu'ils s'en étoient fait
Une fausse idée , étoient des préalables qui
amenoient la catastrophe. Ce n'étoit pas le
§UR CHARLES XII. Sgg
cas où la cavalerie devoit débuter j la grosse
besogne de cette journée devoit rouler sur
l'infanterie , et sur une nombreuse artillerie
habilement distribuée.
Les Russes occupoient un terrain avanta-
geux, que leurs travaux avoient achevé de
perfectionner. Dans la seule partie de leur
front qui fût abordabl<e, il régnoit une pe-
tite plaine , défendue par les feux croisés
d'vme triple rangée de redoutes ; une de leurs
ailes étoit couverte par un abatis d'arbres ,
derrière lequel s'élevoit un retranchement;
l'autre aile avoit devant elle un marais impra-
ticable. Feu le Maréchal Keith , qui avoit
examiné cette contrée devenue si célèbre ,
étoit persuadé que quand même Charles XIÏ
auroit eu une armée de cent mille hommes ,
il n'auroit pu forcer le Czar dans ce poste ;
parce que les obstacles multipliés que les
assaillans avoient à vaincre successivement ,
leur dévoient coûter un monde prodi-
gieux, et qu'à la fin les plus braves troupes
sont rebutées quand des attaques longues et
meurtrières leur opposent sans cesse de nou-
velles difficultés. J'ignore la raison qu'avoient
les Suédois , dans la situation critique où ils
se trouvoient, de s'engager dans une entre-
prise aussi hasardeuse ; s'ils y furent con-
traints par nécessité, ce fut à eux une faute
'400 11É?LEXI0N$
essentielle de s'être mis dans le cas de com-
battre inalgré eux, et avec le plus grand
désavantage. Enfin tout ce qu'on devoit pré-
voir arriva ; une année consumée par les
fatigues , par la misère , et par ses victoires
mêmes , fut amenée au combat : le Général
Creutz , qui par un chemin détourné devoit
tomber pendant l'action sur le flanc des Rus-
ses . s'égara dans les forêts des environs, et
ne put jamais y arriver. Douze mille Suédois
attaquèrent donc dans ce poste terrible et
meurtrier quatre-vingt mille Moscovites; ce
n'étoit plus une horde de barbares , pareille
à celle que Charles avoit dissipée près de
Narva; miais c'étoient des soldats bien ar-
més, bien postés, commandés par des gé-
néraux étrangers et habiles, soutenus par de
bons retranchemens et protégés par le feu
d'une artillerie redoutable. Les Suédois me-
nèrent leur cavalerie à la charge contre ces
batteries , et le canon la repoussa malgré sa
valeur; l'infanterie fut en avançant foudroyé©
par le feu qui sortoit de ces redoutes; cela
ne l'empêcha pas d'emporter les deux pre-
mières ; mais les Russes , qui l'attaquèrent
en même temps de front, en flanc, et de
tous côtés , la repoussèrent à différentes re-
prises , et l'obligèrent à la fin à céder le
terrain.
I
SUR CHARLES XII. 40I
terrain. La confusion se mit insensiblement
parmi les Suédois ; la blessure du Roi l'em-
pêcha de remédier à ce désordre ,* ses meil-
leurs généraux avoient été pris au com-
mencement de l'action ; il n'y eut donc
personne pour rallier assez promptement
ces troupes, et dans peu la déroute devint
générale. La négligence que l'on avoit eue
de ne point former des établissemens pour
assurer les derrières de l'armée , fut cause
que cette troupe n'ayant point de retraite ,
après avoir fui jusqu'aux bords du Boristhène,
fut obligée de se rendre à la discrétion du
vainqueur.
Un auteur qui a beaucoup d'esprit , mai»
qui a fait son cours militaire dans Homère
et dans Virgile , semble accuser le Roi de
Suède de ce qu'il ne se mit pas à la tête de
ces fuyards que Loewenhaupt avoit menés
i au Boristhène ; il en attribue la cause à la
fièvre de suppuration dont le Roi se res-
sentoit alors, et qui, à ce qu'il prérend,
mine le courage : mais j'ose lui répondre
qu'une pareille résolution pouvoit convenir
au temps où l'on se battoit avec des armes
blanches; maintenant, après une action,
l'infanterie manque presque toujours de
poudre ; les munitions des Suédois étoient
Oeuv. (I^ Fn IL T, IIL C c
402 ÏIÉFLEXIONS
demeurées au bagage, et ce bagage avoir
été pris par l'ennemi ; si donc Charles avoit
eu la démence de s'opiniâtrer à la tête de
ces fuyards , qui manquoient de poudre ,
et de vivres , (raisons, soit dit par parenthèse,
pour lesquelles les places fortes se sont ren-
dues,) le Czar auroit eu bientôt la consola-
tion de voir arriver le frère Charles qu'il at-
tendoit avec tant d'impatience. Le Roi ne
put donc rien faire de plus sage , même en
pleine santé , vu l'état désespéré de ses af-
faires 5 que de chercher un asile chez les
Turcs. Les souverains doivent sans doute
mépriser les dangers , mais leur caractère
les oblige en même temps d'éviter soigneu-
sement d'être faits prisonniers , non pour
leur personnel 5 mais pour les conséquences
funestes qui en résulteroient pour leurs Etats.
Les auteurs françois doivent se souvenir du
préjudice que porta à leur nation la prison
de François premier ; la France en ressent
encore les effets ; et l'abus de rendre les char-
ges vénales , que la nécessité de trouver des
fonds pour payer la rançon du R.oi intro-
duisit alors 5 est un monument qui la fait
ressouvenir sans cesse de cette flétrissante
époque.
Notre héros fugitif ^ dans une situatioi;!
SUR CHARLES XII. 4o3
qui auroit accablé tout autre que lui . parut
encore admirable en imaginant des ressour-
ces dans un semblable malheur. Pendant
sa marche il réfléchissoit aux moyens d'ar-
mer la Porte contre la Russie, et tiroit du
sein même de son infortune des expëdiens
pour la réparer. Je m'afflige de voir ce hé-
ros en Turquie s'avilir jusqu'à faire le cour-
tisan du grand Seigneur et à mendier mille
bourses. Quel caprice ou quelle obstination
inconcevable de s'opiniâtrer à demeurer sur
les terres d'un souverain qui ne vouloit plus
l'y souffrir ! Je voudrois qu'on pût efracer de
son histoire ce combat romanesque de Ben-
der. Que de temps perdu dans le fond de
la Bessarabie , à se repaître d'espérances chi-
mériques , tandis que les cris de la Suéde et
les sentimens de son devoir l'appeloiènt à la
défense de ses Etats , abandonnés en quelque
manière par son .absence, et que depuis
quelque temps ses ennemis infestoient de tous
les cotés ! Les projets qu'on lui attribue depuis
son retour en Poméranie , et que quelques
personnes mettent sur le compte de Gœrtz,
m'ontparu si vastes, si extraordinaires, si peu
assortissans à la situation et à l'épuisement
de son royaume, qu'on me permettra pour
l'iimour de sa gloire delesp^^sser sous silence.
C C 2
404 RÉFLEXIONS
Cette guerre , si féconde en succès comme
en revers , fut commencée par les ennemis
de la Suède , et Charles forcé à réprimer
leurs attentats , se trouva dans le cas d'une
défense légitime; ses voisins, qui ne le con-
noissoient pas , l'attaquèrent, parce qu'ils
miéprisèrent sa jeunesse. Dès qu'il parut
heureux et redoutable , l'Europe l'envia ,
et dès que la fortune l'abandonna, les puis-
sances liguées l'écrasèrent pour le dépouil-
ler. Si notre héros avoit eu autant de modé-
ration que de courage, s'il avoit su poser
lui-même des bornes à ses triomphes , s'ac-
commoder avec le Czar , lorsque les occasions
de faire la paix se présentèrent à lui , il aii-
roit étouffé la mauvaise volonté de ses en-
vieux , qui, dès qu'il cessa de leur paroître
un objet de terreur, voulurent s'agrandir des
débris de sa monarchie. Mais les passions,
de ce prince n'étoient pas susceptibles de
modifications ; il vouloit tout emporter de
hauteur et établir sur les souverains un em-
pire despotique; il croyoit que de faire la
guerre aux rois , ou de les détrôner , c'étoit
la même chose.
Je trouve dans les livres qui parlent de
Charles Xîî des éloges ma2;nifiques de sa
frugalité et de sa continence. Cependant
ï
SUR CHAULES XII. 403
Vingt cuisiniers françois , mille concubines
à sa suite , et dix troupes de comédiens dans
son armée , n'auroient jamais porté à son
royaume la centième partie du préjudice que
lui causèrent l'ardente soif delà vengeance et
le -désir immodéré de la gloire qui domi-
noient ce prince.
Les offenses faisoient sur son esprit des
impressions si vives , et si fortes , que les
derniers outrages effaçoient jusqu'aux traces
que les premiers y avoient imprimées. On
voit 5 pour ainsi dire , éclore les différentes
passions qui agitoient avec tant de violence
cette ame implacable , en suivant ce prince
à la tête de ses armées : d'abord il presse vi-
vement le Roi de Danemark , ensuite c'est
le Roi de Pologne qu'il poursuit à outrance;
bientôt sa haine se tourne tout entière contre
le Czar ; enfin son ressentiment n'a d'objet
que le Roi d'Angleterre George premier , et
il s'oublie jusqu'à perdre de vue l'ennemi
permanent de son royaume , pour courir
après le fantôme d'un ennemi , qui l'étoit
occasionnellement 5 ou pour mieux dire par
accident.
En rapprochant les différens traits qui ca-
ractérisèrent ce monarque singulier, on le
trouvera plus vaillant qu'habile , plus actif
C G 3
406 RÉFLEXIONS
que prudent , plus subordonné à ses passions
qu'attaché à ses véritables intérêts; aussi au-
dacieux mais moins ruséqu'Annibal; ressem-
blant plutôt à Pyrrhus qu'à Alexandre ; aussi
brillant que Condé à Rocroi, à Fribourg, à
Nordlingen^ en aucun temps comparable à
Turenne , ni aussi admirable qu'il le parut
aux journées de Guienne , des Dunes, près
de Dunkerque , de Coimar et surtout durant
ses deux dernières campagnes.
Quelqu'éclat que jettent les actions de
notre illustre héros , il faut l'imiter avec cir-
conspection; plus il éblouit 5 plus il est
propre à égarer la jeunesse légère et fou-
gifeuse , à laquelle on ne sauroit assez incul-
quer , que la valeur n'est rien sans la sagesse,
et qu'à la longue un esprit de combinaison
l'em.porte sur une audace témérairç.
Il faudroit , pour former un parfait capi-
taine, qu'il réunît le courage , la constance,
l'activité de Charles XÎI , le coup d'œil et
la politique de Marlborough , les projets ,
les ressources , la capacité du PrinceEugène,
les ruses de Luxembourg, la sagesse , la mé-
thode 5 la circonspection de Montécuculi ,
les à propos de Monsieur de Turenne. Mais
je crains que ce beau phénix ne paroisse
jamais.
SITK CHARLES XII. 407
L'on prétend qu'Alexandre a fait Char-
les XII. Si cela est, Charles a fait le Prince
Edouard 5 s'il arrive par hasard à celui-ci
d'en faire un autre , ce ne sera tout au plus
qu'un Don Quichotte.
Mais , dira - t - on 5 de quel droit vous
érigez -vous en censeur des plus illustres
guerriers ? avez-vous pris pour vous - même,
grand critique , les leçons que vous leur
prodiguez si libéralement? Hélas non! je
n'ai à faire ici qu'une réponse : nous sommes
frappés des fautes à' autrui ^ tandis que nos
propres défauts nous échappent.
Ce ^
Lmiiiinuim.imi«iMWMmjWjjWMmi
DES
ARCHES
ARMÉES,
ET
DE CE QU'IL FAUT OBSERVER
A CET ÉGARD.
De ce qu il faut observer pour les Marches d'une
Armée.
ous voulez savoir quels principes il faut
suivre pour bien régler les marches des ar-
mées. Cette matière est très - étendue, et
demande par conséquent une infinité de dé-
tails, selon le but qu'on se propose en mar-
chant, selon la nature du pays où l'on fait
la guerre , selon l'éloignement ou la proxi-
mité de l'ennemi , selon la saison où l'on
fait ses opérations : il y a marche en can-
tonnemens, il y a marche en colonnes , mar-
ches de nuit, marches de jour; mouvemens
DES MARCHES DAKMEES. 409
d'armée, ou mouvemens de corps détachés.
Chacun de ces genres demande des attentions
différentes. La chose essentielle pour bien
régler ces marches , c'est d'avoir une con-
noissance aussi étendue et aussi exacte que
possible du pays où l'on veut agir, parce
que l'homme habile , le guerrier entendu ,
fait ses dispositions selon le terrain ; il faut
qu'il les assujettisse au local; car jamais le
terrain ne se pliera à des dispositions qui ne
lui sont pas convenables. Cette connoissance
' est donc la base de tout ce que l'on peut
entreprendre à la guerre ; sans elle le hasard
décide de tout. Pour traiter cette matière
avec quelque ordre, je suivrai, dans cet
Essai , le train ordinaire des marches qui se
font en campagne.
Après la déclaration de guerre entre les
puissances belligérantes , chacun rassemble
ses troupes pour former des armées, et cette
réunion se fait par marches de cantonne-"
mens.
C c 5
4ïÔ DES MAKCHES^
Des marches en Cantonnement*
lèî^e Règle.
N ruine les troupes qui sortent d'un
lon^ repos , si on leur fait faire d'abord des
marches trop fortes. Elles ne doivent faire
-tout au plus , les premiers jours , que tim^
milles d'Allemagne.
IL On forme des colonnes des troupes de
différentes provinces , qui marchent en large
?.utant que possible , pour que chaque ba-
taillon, ou chaque régiment, puisse avoir
son village , ou sa petite ville, pour per-
noeter. Il faut connoître la force des villages
pour faire , selon leurs habitations , la dis-
tribution des troupes. Si ces marches se font
au printemps , ou avant la récolte , on se
sert des granges pour y mettre les soldats ,
et alors un village médiocre peut sans diffi-
culté contenir un bataillon. Après trois jours
de marche , il faut un jour de repos.
IIÏ. Dès que l'on entre en pays ennemi,
il faut que le général forme une avant -garde
qui campe, et qu'il pousse en avant, pour
qu'elle précède d'une marche l'armée , pour
lui donner des nouvelles de tout, et pour
qu'au cas que l'ennemi soit rassemblé , on
DAUMEES. 41]k
îiit le temps de réunir ses troupes et de les
former en corps d'armée. ♦
IV. Si l'on est éloigné de l'ennemi , 1*011
peut continuer de cantonner, mais en res-
serrant les troupes de plus près , en les can-
tonnant par lignes et en ordre de bataille.
A crois marches de l'ennemi il faut camper
dans les règles , et marcher dans l'ordre ac-
coutumé.
Y. On risqneroit trop en se séparant ; l'en-
nemi profiteroit de cette négligence , tom-
berolt sur vos troupes , vous enléveroit des
quartiers, et peut-être, s'il agissoit avec
vivacité , il pourroit vous battre en détail ,
et dès le commencement de la campagne vous
obliger à prendre honteusenent la fuite , ce
qui perdroit entièrement vos affaires.
De ce qiion doit observer dans les Marches
quon fait en avant,
1ère Rèale.
o
S JE général doit avoir un projet arrêté de
ses opérations ; il aura donc désigné un
endroit avantageux où il veut s'avancer pour
prendre son camp. Il faut alors qu'on fasse
#
412 DESMARCHES
reconnoître tout les chemins pour régler les
colonnes ; mais on ne fera pas plus de co-
lonnes que de chemins qui aboutissent au
nouveau camp qae l'on veut prendre : car
ces chemins que l'on est obligé de quitter ,
pour que cette colonne aille serrer la queue
d'une autre , ne font po'int gagner de temps
et donnent lieu à la confusion.
II. On observera surtout de se détourner
des villages , pour qu'aucune colonne n'y
passe 5 à moins que des marais n'empêchent
absolument de prendre d'autres chemins ,
ou que dans ces villages il ne se trouve des
ponts qu'il faiUe nécessairement passer. Si
c'est un pays de plaine , l'armée pourra mar-
cher sur huit colonnes , deux de cavalerie
aux ailes , et six d'infanterie au centre.
III. L'armée doit toujours être précédée
» d'une bonne avant-garde ; plus forte en ca-
valerie , si c'est un terrain uni ; plus forte
en infanterie , si c'est un terrain coupé. Cette
avant-garde doit précéder l'armée d'un quart
de mille , pour l'avertir de tout , et pour
fouiller et nettoyer le terrain par où elle
doit passer.
ÏV. Le bagage doit être à la suite de Tar-
mée 5 distribué en parties égales derrière les
îsix colonnes d'infanterie 3 et l'arrière -garde
D* A R M Ê E s. 4l3
doit le couvrir en suivant les colonnes de
cavalerie , et en laissant un corps qui suit
les équipages. Ce sont là les régies ordinai-
res que l'on pratique généralement dans les
grands niouvemens des armées.
Des campemens vis- à- vis de F ennemi^ où l'on
mardi e par sa droite ou par sa gauche^
L
ŒS marches qui se font proche de l'en-
nemi sont les plus difficiles , et demandent
le plus de précaution 5 car en supposant
qu'un ennemi actif voulût profiter du dé-
campement, il faut tout prévoir, pour n'être
pas battu en marche. Nous traiterons pre-
mièrement des marches qui se font par la
droite ou par la gauche.
1ère Régie.
On doit , avant de les entreprendre , en-
voyer des officiers du quartier général recon-
noître les lieux et les chemins avec de peti-
tes patrouilles, ainsi que le camp qu'on veut
prendre , le nombre des colonnes dont on
pourroit faire usage , et surtout les postes
qu'on pourra occuper en marche, supposé
4Î4 I3E3 MARCHES
que Tennemi vienne attaquer l'armée. C'est
sur ces notions bien exactement détaillées
que la disposition doit se faire.
IL On renverra d'avance en arrière le gros
bagage, à deux milles derrière le camp qu'on
voudra prendre. Ce bagage doit marcher sur
autant de colonnes que le terrain en pourra
fournir. Supposons donc qu'on veuille pren-
dre une position vers la gauche de l'ennemi.'
ÏÎI. Dès-lors on doit envoyer la veille de
la marche, dès qu'il fait obscur, pour oc-
cuper les endroits les plus considérables , les
postes que 1 on pourroit prendre en marche,
en cas que l'on fût attaqué : ces corps doivent
s'y former selon les règles , et ne les aban-
donner que lorsque l'armée les a passés;
ils seront donc tous mis sur la droite , entre
l'ennemi et les colonnes dont ils font l'arrière-
garde , si tout se passe tranquillement.
IV. Quelque nombre de chemins q^i'il y
ait, l'armée ne marchera que sur deux li-
gnes par sa gauche; et tout ce qu'on pourra
trouver de chemins d'ailleurs sur la gauche,
seront pour le menu bagage et les chevaux
de bât. On met tous ces chevaux de côté en
pareille occasion , pour se dégager de cet
embarras , qui pourrait donner lieu à la
D' A R M É E s. 415
confusion , au cas que l'armée fût obligea^
de combattre.
V. Si l'ennemi veut engager une affaire, la
première ligne va d'abord occuper le poste où
se tiennent les détachemens qui la couvrent,
la seconde ligne les suit : tout se forme. La
cavalerie se trouve sur les ailes , où l'on
peut la laisser, ou selon les occurrence»
en former une troisième ligne. Les corps
détachés forment des réserves , ou sont pla^
ces sur les flancs de l'armée, ou derrière la
seconde ligne , soit vers la droite soit vers
la gauche , à l'endroit où l'on juge qu'on en
pourra avoir besoin. Dès -lors on se trouve
dans une situation à ne rien cr.iindre de
l'ennemi , et à pouvoir même remporter une
victoire sur lui. Si rien n'interrompt la
marche , ces corps détachés forment ensuite
l'arrière-garde , les troupes entrent dans leur
camp 5 et l'on y fait venir le gros bagage
avec sûreté. La même chose doit s'observer
si l'on marche par sa droite.
4l6 ' DES MARCHES
D'une Marche en arrière , en présence dô
r ennemi.
s
1ère Règle.
I l'on veut se retirer de devant l'ennemi ,
voici ce qu'il faut observer : se débarrasser
d'avance de tout le gros bagage , que l'on
envoie en arriére dans le camp que l'on veut
prendre: il faut que tout cela parte de bonne
heure, pour dégager le chemin des colon-
nes , afin que les troupes ne trouvent aucun
empêchement dans leur marche.
II. Si l'on craint que l'ennemi ne veuille
engager une affaire d'arrière-garde, il faut
faire autant de colonnes que possible , pour
que l'armée sorte en masse de son camp ,
et que par sa vitesse elle empêche l'ennemi
de l'atteindre. Quand même alors , dans la
suite de la marche, deux colonnes seroient
oblisées de se rejoindre en certain lieu, il ne
faudroity faire aucune attention , parce que
la chose principale est de s'éloigner vite pour
éviter tout engagement.
lïl. L'armée formera une grosse arrière-gar-
de, qui sera placée de façon qu'elle puisse cou-
vrir la marche des colonnes. On peut même
décamper avant le jour, pour qu'à l'aube
l'arriére-
d' A R M E E s. 417
Tarrière - garde même soit déjà éloiçrnée du
camp. Il faut que quelques bataillons et quel-
ques escadrons des queues des colonnes
soient destinés à se former , soit derrière des
défilés, soit sur des hauteurs, soit auprès
des forêts, pour protéger l'arrière-garde et
assurer sa retraite. Ces précautions ralentis-
sent bien la marche , mais elles en procu-
rent la sûreté. Si le Prince d'Orange avoit
suivi cette méthode lorsqu'il se retira de
Serief, il n'auroit pas été battu par le Prince
de Condé. Cela nous apprend à ne nous ja-
mais écarter des règles , et à les suivre à la
rigueur dans toutes les occasions , pour être
sûrs de n'être pas pris au dépourvu.
IV. Si l'ennemi attaque vivement l'arrière-
garde , l'armée doit faire halte, et s'il est
nécessaire même , prendre une position pour
soutenir et retirer à sol cène arrière-garde ,
si elle se trouvoit avoir besoin d'une telle
assistance. Si rien ne l'inquiète, l'armée pour-
suit son chemin , et va se camper à l'endroit
qui lui a été marqué.
JL/^
Des Marches pour attaquer un ennemi.
lA première chose à laquelle il faut faire
réflexion , c'est la position de l'ennemi. La
disposition de l'attaque doit avoir été faite
Oeuv.ckFr.IL TAU, D d
4lS DES MAKCHES
après avoir reconnu la situation de son camp
et de sa défense. L'ordre de la marche doit
être réglé sur le projet qu'on a de former ses
attaques , et sur l'aile avec laquelle on se
propose d'agir 5 et sur celle qu'on veut re-
fuser. Le gros bagage doit avoir été d'avance
renvoyé en arriére pour se défaire de cet
embarras , et le menu bagage doit suivre
l'armée couvert d'une légère escorte , si l'on
ne peut le laisser dans le camp, ce qui vau-
droit mieux. Si le camp de l'ennemi est si-
tué de façon que pour l'attaquer il faille mar-
cher par la droite ou par la gauche , votre
armée ne doit former que trois colonnes ,
l'une de la première ligne , l'autre de la se-
conde ligne 5 et la troisième de la réserve ;
les chevaux de bât feront la quatrième et
la cinquième. S'il faut s'avancer directement
contre l'endroit que vous voulez attaquer ,
vous aurez une forte avant-garde , qui ne
précédera l'armée que d'un petit quart de
mille. Vous vous formerez sur autant de
colonnes que vous avez de routes qui arri-
vent sur les lieux où vous voudrez vous for-
mer ; les aides- majors ayant marqué les
distances , pourront se former selon la dis-
position que le général aura donnée pour
l'attaque. Si vous battez l'ennemi, vous n'avez
d' A R M É E s 419
pas besoin de chemins préparés pour la pour-
suite 5 vous n'avez qu'à le suivre par les che-
mins que sa fuite vous indique. Si vcis ères
repoussé, n'ayant attaqué qu'avec une aile,
l'autre aile , qui est encore entière , doit
couvrir la retraite et servir d'arrière- garde,
et vous pouvez retournera votre ancien camp
par les mêmes routes qui vous ont n:iené à
l'ennemi.
Des Marches de nuit,
I la situation et les conjonctures où vous
vous trouvez , exigent que vous fassiez ime
marche de nuit , voici les choses principales
qu'il faut observer.
1ère Règle,
o
Faire bien reconnoître les chemins d'avance
par ceux qui doiventmenerlescolonnes, pour
les empêcher de s'égarer dans l'obscurité , et
surtout pour qu'il n'arrive pas que les co-
lonnes se croisent, ce qui pourroit donner
lieu à la plus grande confusion.
II. Envoyer de temps en temps des aides
de cam.p d'une colonne à l'autre , pour s'a-
yertir réciproquement.
D d il
4Q0 DES MARCHES
III. Ensuite se placer dans la nouvelle
position le mieux que l'on peut , en obser-
vant 5 autant que la nuit le permet , le ter-
rain , et les avantages qu'on en peut tirer.
IV. Pour que l'ennemi ne s'aperçoive pas
du décampement, on laisse, dans le camp
qu'on quitte , les feux allumés, et quelques
housards , qui crient qui vive , et se retirent
tous à un signal convenu qu'on leur donne ,
lorsque l'armée est à l'abri d'attaque.
Des Marches de nuit pour des surprises.
I
L arrive quelquefois que pour couvrir ses
derrières, l'ennemi hasarde des détachemens,
soit sur sa droite ou sur sa gauche , qu'il
peut être important de détruire pour exécu-
ter par ce début de plus grands projets 5 si
on veut surprendre ces corps, il faut sans
doute y marcher de nuit , et voici ce qu'il
faut observer :
De n'y pas marcher sur trop de colonnes,
crainte de confusion. De n'avoir devant cha-
que colonne qu'une vingtaine de housards ^
simplement pour avertir. D'observer le plus
grand silence en chemin. Dès qu'on donne
sur les troupes légères qui sont en avant.
B A R M E E s. 4^1
de tout brusquer , de hâter même le pas
pour arriver promptement sur le corps prin-
cipal qu'on s'est proposé de défaire. De ne
connoître en ce momentané l'audace , parce
que le succès dépend de la promptitude de
l'exécution, et qu'il faut avoir achevé sa be-
sogne 5 avant que l'armée de l'ennemi puisse
arriver pour secourir ce corps détaché. Si le
coup manque , il faut vous retirer tout de
suite 5 ou vers un bois , ou par quelque ter-
rain difficile 5 à l'abri duquel vous puissiez
regagner le gros de votre armée. Dans une
pareille échauffourée il faut tout détruire
sur la place , mais se bien garder de la pour-
suite , parce que ce corps battu doit s'at-
tendre à des secours de l'armée principale ,
et que l'on pourroit perdre , en poursuivant
trop chaudement , ce qu'on a gagné par la
lurprise de ce corps.
G
Des Marches dans les pays montueux.
N trouve peu de chemins dans les pays
remplis de «nontagnes. On est heureux lors-
que pour chaque marche on en trouve trois,
dont deux sont pour les colonnes , le troi-
sième pour le bagage. S'il n'y en a que deux,
D d 3
4.Qa DES MARCHES
le bagage partagé suit ces deux colonnes ^
couvert d'une bonne arriére-garde. En sup-
posant donc qu'il n'y a que deux chemins ,
chaque colonne doit être piécédée de son
avant-g:;irde , qui doit être composée , en
grande partie , d'infanterie , et de quelques
centaines de housards pour battre l'estrade.
Si l'on n'est qu'à deux marches de l'ennemi^
il faut que la marche se fasse sans la moindre
négligence , et toujours en règle, c'est à dire,
l'avant-garde , si elle trouve des défilés, doit
garnir les hauteurs des deux côtés jusqu'à
Tarjivée de l'armée , et alors reprendre les
devans,pour couvrir par sa position les nou-
veaux défilés qui se trouvent sur les chemins,
ou garnir les hauteurs d'où l'ennemi, s'il s'en
emparoit le premier , pourroit incommoder
la marche. L'infanterie doit avoir des pa-
trouilles d'infanterie qui l'escortent et dont
les petits détachemens tiennent toujours la
crête des hauteurs. Ces précautions assurent
la marche ; et si l'on ne se relâche pas là-
dessus , elles mettent l'ennemi dans l'im-
possibilité de rien entreprendre. Si l'on peut,
l'avant-garde et l'arrière - garde • doivent se
changer tous les jours , pour ne pas trop
fatiguer les troupes. Il faut de même, s'il y
a des bois près des chemins où les colonnes
d' A R M É E S. 4QS
passent, y poster d'avance de l'infanterie,
pour prévenir l'ennemi , et occuper avant
lui tous les lieux avantageux d'où il pourroit
inquiéter la marche des troupes. Si l'ennemi
est plus éloigné, l'on marche , je veux dire
avec les avant-gardes et les arrière-gardes; mais
l'on ne fatigue pas les troupes à occuper des
postes où l'on est sûr que personne ne peut
venir.
Des Retraites dans les montaone%.
L
ES montagnes fournissent de grands se-
cours à ceux qui sont obligés de se retirer ,
parce que partout on y trouve des postes:
cela fait même que l'arrière-garde peut tou-
jours se replier sur des troupes bien portées
pour la soutenir. Dans ces occasions, il faut
profiter du moindre monticule , afin que
l'arrière-garde se retire toujours sur des Corps
qui la protègent, jusqu'à ce que l'on gagne un
bon défilé, qu'on occupe selon la méthode
que j'en ai donnée, et qui barrant l'ennemi,
l'empêche de poursuivre phis loin. C'est la
cavalerie qui dans ces cas embarrasse le plus;
on doit, dans de pareils terrains, faire en
sorte qu'elle passe toujours les défilés avant
D d 4
4^4 BES MARCHES
rinfanterie , pour lui procurer de la sûreté
dans un pays où elle ne peut agir. Je ne ré-
pète point ce que j'ai déjà dit, que dans
toutes les retraites le bagage doit avoir pris
les devans. C'en est bien assez que l'armée
se soutienne contre l'ennemi dans ces sortes
de manœuvres , sans qu'elle ait encore l'em-
barras des chariots, dans des chemins creux,
et dans des défilés , où elle doit pouvoir agir
lestement et sans contrainte.
Des Mafthes sur des Digues pai^ des pays
L
marécageux.
lA Hollande , et la Flandre qui avoisine
plus à l'océan, sont les pays qui fournissent
le plus de ces sortes de digues. Nous en avons
quelques-unes le long de l'Oder et de la
Warthe ; il y en a beaucoup en Lombardie,
et qui sont bordées ou coupées par des na-
villes. Dans ces pays-là une armée ne peut
marcher que sur le nombre de digues qui
aboutissent à l'endroit où elle veut se rendre.
Le Maréchal de Saxe, lorsqu'il quitta les en-
virons de Malines et d'Anvers, pour diriger
sa mxarche par Tongres sur Mastricht , fut
obligé de se servir de la grande chaussée où
d' A R M É E s. 425
toute son armée marcha sur une colonne
pour aller se battre avec les alliés à Laffeld ;
mais le corps de IV'F d'Etrées étoit àTongres,
qui couvroit sa marche, et tenoitle débouché
de la chaussée. Dans des cas semblables , il
faut se contenter des chaussées que l'on trouve
sous sa main. Le général doit avoir une petîte
avant -garde d'infanterie devant chaque co-
lonne, pour être averti des mouvem.ens de
l'ennemi et de son approche. Il faut qu'à la
tête de chaque colonne il ait quelques ponts
de colonne 5 pour pouvoir, en cas que l'en-
nemi approche, les jeter sur les navilles qui
bordent la digue 5 et lui présenter un front
capable de repousser son attaque. Dans ces
sortes de terrains , où la cavalerie est entiè-
rement inutile , elle doit suivre les colonnes
d'infanterie, parce qu'on ne peut l'employer
que lorsque sorti de ces chaussées on arrive
dans un pays moins coupé. Si l'on peut
prévoir que l'on aura de pareilles marches à
faire , il faut de nécessité pousser un corps
au delà de ces chaussées, pour couvrir l'armée,
et l'empêcher d'être attaquée dans un terrain
où difficilement elle pourroit combattre. S'il
est possible d'-éviter dépareilles digues , fût-
ce même en faisant un détour de quelques
milles, je conseillerois de prendre ce dernier
D d 5
4q5 desmauches
p^rti,* car si l'ennemi est leste et entendu,
et qu'il gagne la tête de ces chaussées en y pla-
çant du canon , il peut enfiler vos colonnes,
et vous causer des pertes considérables, sans
que dans ce terrain coupé vous puissiez lui
rendre le mal qu'il vous fait.^
Des Marches dans les saisons du Printemps
et de r Automne , où les chemins sont le
plus gâtés.
ux raisons obligent d'abréger les mar-
ches dans ces saisons , les mauvais chemins
rompus et remplis de boue , et la courte
durée des jours. Une armée ne peut faire
que trois milles par jour. La peine de faire
passer l'artillerie et le bagage par la fange ,
absorbe un temps considérable , et l'on fa-
tigueroit trop hommes et chevaux, si l'on
faisoit de plus fortes traites. Si l'on trouve
de meilleurs chemins, mais un peu plus dé-
tournés que ceux qui sont directs ^ il faut
les choisir par préférence , et partager l'ar-
tillerie derrière la colonne qui passe sur le
terrain le plus ferme. Si ce sont des détache-
mens que l'on envoie , pour quelque des-
sein 3 à quelque distance de l'armée , on
D A H M E E s. 427
aura la prévoyance de ne leur point* donner
des pièces de douze livres ; celles de six leur
seront suffisantes; encore auront-ils bien de
la peine à les tramer avec leur munition, et
tout l'attirail nécessaire.
Des Marches qui cachent un dessein qui ne
se manifeste que par la jonction de Vannée^
à ï ouverture de la campag-ne.
-ji^ — o
É
T u D I E z la marche que le Maréchal de
Saxe ht faire à son armée pour former, l'an-
née 1746, l'investissement de Mastricht ;
repassez les manœuvres que le Maréchal de
Saxe fit faire à un corps de ses troupes pour
assiéger Bruxelles ; relisez les dispositions du
Maréchal de Turenne pour rassembler en
Lorraine son armée, avec laquelle il fondit
ensuite par Thann et Béfort sur l'Alsace, et
chassa les alliés de Colmar; suivez le Prince
Eugène dans sa marche vers Turin , où il
attaqua et força les retranchemens des Fran-
çois. Quelque chose de moins parfait, mais
dans ce genre , ce fut la marche de nos trou-
pes , l'année 1737, de la Saxe , delà Lusace,
et de la Silésie , pour se joindre à Prague.
Ces sortes de projets veulent être étudiés, et
4qS des marches
si bien combinés , que tout joue comme les
ressorts d'une montre , et que par les diffé-
férens mouvemens des troupes l'ennemi ne
puisse pas deviner quel est le véritable des-
sein du général qui agit. Pour former et pour
exécuter de semblables desseins, il faut bien
connoître le pays où l'on se propose d'opé-
rer, combiner les marches des différens corps,
pour qu'aucun d'eux n'arrive ni trop tôt ni
trop tard , afin que ces mouvemens si subits
et si décisifs étonnent et embarrassent l'en-
nemi, et lui fassent commettre des fautes.
Il faut avouer qu'il peut arriver , avec quel-
c[ue soin que l'on ait calculé ces marches ,
qu'une de ces colonnes rencontre un corps
de l'ennemi , et soit obligée de s'engager
avec lui , ce qui doit naturellement la re-
tarder; mais ces sortes de cas fortuits sont
impossibles à prévoir, et ne renverseront
pourtant jamais le projet que l'on avoit
formé. Il est superflu de dire c^ue ces sortes
de marches, si c'est en été , doivent se
faire en campant , et non en cantonnant.
I)* A R M E E S. 4Q()
Des Marches de corps qui vont dune armée
à Vautre pour y porter des secours.
c
E S sortes de marches peuvent se faire en
cantonnement, parce que l'armée que vous
quittez, vous couvre; parce que vous irez
beaucoup plus vite en cantonnant qu'en
marchant en colonne ; parce que vous mé-
nagerez vos subsistances. Des troupes qui
marchent en colonnes , ne feront tout au
plus que quatre milles par jour ; celles qui
vont par cantonnement en pourront faire
cinq, et être moins fatiguées que les autres.
Quand vous approchez de l'armée que vou-
lez joindre , marchez en colonne , et cam-
pez , pour plus de sûreté , les deux der-
nières marches ; et s'il se peut, dérobez
votre jonction à l'ennemi, afin qu'il soit
plus surpris en l'apprenant , et que cela
vous facilite le moyen de lui porter quelque
coup décisif. Voilà comme nous avons fait
toutes ces marches de jonction durant la der-
nière guerre.
43o DES MARCHES
Des Marches pour entrer dans les quartiers
d'hiver.
L
ORS^UE la saison assez avancée ne per-
met-plus de tenir la campagne 5 il faut penser
à donner du repos aux troupes dans des
quartiers d'hiver. On commence par régler
le cordon qui doit couvrir ces quartiers ,
où l'on place le nombre des troupes desti-
nées à cet emploi. Le reste de l'armée entre
en cantonnement resserré par lignes ; et à
mesure que l'ennemi se retire en arriére ,
on en fait autant de son côté , en élargissant
les troupes à mesure qu'elles se retirent , et
leur faisant , pour leiu' commodité , occu-
per plusieurs villages , jusqu'à ce qu'elles ar-
rivent dans les quartiers qui leur sont des-
tinés, où elles doivent être au large. Il y a
une autre façon de prendre des quartiers avec
les troupes , qui est de leur donner pour
lieu de ralliement le point central de leurs
quartiers 5 où ceux qui ont occupé les ex-
trémités 5 arrivent tous en même temps au
lieu où l'on s'est proposé de former l'armée.
Dans de telles dispositions , il faut qu'en
entrant dans les quartiers chaque régiment
ait la route qu'il doit tenir pour se joindra
d' A U M É E s. 43<
à sa brigade , et que chaque brigade , de
même, ait sa route prescrite pour joiiidr*
l'armée par le plus court.
Des Marches et des Campagnes d'hiver.
c
ES sortes d'expéditions demandent d'être
exécutées avec beaucoup de prudence , ou
l'on risque de voir abymer son armée pres-
que sans combattre. On fait ces campagnes
d'hiver, soit pour prendre possession d'un
pays où l'ennemi n'a pas beaucoup de trou-
pes , soit pour tomber sur ses quartiers. iJe
la première espèce furent nos campagnes de
l'année 1740 et 1741, en Silésie et en Moravie.
Nous marchâmes en Silésie en deux colon-
nes 5 l'une qui côtoyoit les montagnes , l'autre
qui longeoit l'Oder pour nettoyer le pays ,
pour prendre , ou , si on ne le pouvoir ,
bloquer les forteresses : ce qui fut exécuté
après qu'on eut réglé la marche de ces deux
colonnes , qui se trouvant toujours à même
hauteur pouvoient se donner des secours ré-
ciproquement. Les forteresses demeurèrent
bloquées jusques au printemps ; Glogau fut
surpris ; bientôt Breslau essuya le même
sort; Brieg fut pris après la bataille de Mol-
432 DES MARCHES
witz, etNeifse tomba à la fin de la campagne.
En 1741 nous entrâmes en moravie sur une
colonne , qui s'empara d'Olmutz; on se
contenta de bloquer Brunn, que les Saxons
dévoient assiéger le printemps de 1742. Mais
cette campagne fut dérangée par la retraite
des Saxons , et par l'inaction des François.
Nous quittâmes la Moravie , après avoir
poussé en Autriche jusqu'à Staquerau 5 et
après avoir enlevé en Hongrie un corps d'in-
surgens que la courvouloit employer sur nos
derrières. Ces sortes d'expéditions veulent
qu'on emploie toute la vigilance possible
pour ne point être surpris: par cette raison
nous eûmes constamment un corps devant
le front des troupes , un autre sur la droite ,
un autre sur la gauche, dont les patrouilles
nous avertissoient de tous les mouvemens de
l'ennemi. Avec cela les cantonnemens étoient
resserrés : deux ou trois bataillons étoient
dans la nécessité de se contenter d'un seul
village , et leur bagage étoit parqué en de-
hors 5 défendu par une redoute ^ aussi ne
nous arriva -t- il aucun accident. A la fin de
l'anné 1745 le Prince de Lorraine entreprit
une pareille expédition : ce fut au mois de
Décembre qu'il voulut pénétrer de la Bohème
dans le Brandebourg , en traversant laLusace.
Voici
d' a r m é e s. . 433
Voici les fautes qu'il fit. 1. Il marcha sans
ayant-garde et sans cavalerie qui côtoyât la
Silésie pour lui donner des nouvelles des
Prussiens, q. Il se chargea de trop de bao-age.
3. Ses cantonnemens occupoient un front de
trois milles de largeur et de trois milles de
profondeur 5 parce que les troupes n'étoient
pas assez resserrées, comme elles dévoient
l'être; il falloitplus penser à leur sûreté qu'à
leur commodité. 4. Etant près de nos fron-
tières 5 il ne formoit ni colonnes ni ordre
de marche. Nous en profitâmes comme de
raison , et en passant la Oueifs , nous tom-
bâmes sur ses quartiers à Catholifch Henners-
dorfï , et lui enlevâmes 4,000 hommes. Noire
armée campa sur les lieux , et le Prince Char-
les , qui risquait d'être pris à dos , fut obliiré
de se retirer en Bohème d'un pas qui ressem-
bloit plutôt à une fuite qu'à luie retraite ; il
y perdit son bagage , et une vingtaine de
canons.
L'expédition du Maréchal de Saxe sur
Bruxelles se fit au mois de Mars. Il tomba
sur les quartiers des alliés, les dispersa, ec
entreprit le siège de Bruxelles , qu'il prit.
Il fit camper la plupart de ses trounes , en
ne négligea point d'avoir de gros déf che-
mens entre lui'et l'ennemi, pour être avciti
Oaa'. de Fr. IL T. IIL E e
434 DÈS MARCHES
à temps du moindre de ses mouvemens.
Tant il est vrai que tout général qui ne s'é-
carte pas des maximes de la prudence et
de la prévoyance , doit réussir presque tou-
jours, et que des entreprises étourdies ne
peuvent avoir de succès que par le plus grand
des hasards , parce que d'ordinaire l'impru-
dent périt où le sage prospère.
A la fin de l'année 1 744 , lorsque le Prince
d'Anhalt chassa les Autrichiens de la haute
Silésie , le froid étoit excessif ; mais cela ne
l'empêcha pas de rassembler tous les matins
l'armée en ordre de bataille , de marcher en
colonne pour combattre; par sa prudeiice
et ses bonnes précautions non- seulement il
obligea les ennemis de vider la province ^
mais encore il ruina une partie de leurs
troupes 5 et établit ses quartiers d'hiver dans
les lieux mêmes qu'ils avoient occupés.
Comment ces différentes Marches doivent
se régler.
L
E plan de ce que le général veut entre-
prendre 5 est la base sur laquelle les dispo-
sitions doivent être réglées. Quand on, est
d' A R M É E s. 435
clans son propre pays , on a tous les secours
possibles , tant par les cartes détaillées que
par les habitans qui peuvent vous donner
toutes les notions nécessaires; alors l'ouvrage
devient facile. Vous avez votre ordre de ba-
taille. Si l'on marche en cantonnemens, vous
suivez cet ordre , et vous placez chaque bri-
gade le plus près qu'il se peut ensemble ,
chaque ligne dans les régies. Si l'on est loin
de l'ennemi, chaque régiment doit avoir la
route qu'il doit faire, et le général de bri-
gade avoir non -seulement la route de ses
régimens , mais» encore la liste des villages
où ils doivent cantonner. Dans le pays en-
nemi 5 cela devient plus difficile. On n'a pas
toujours des c^tes assez détaillées du pays 5
on ne connoît^u'imparfaitementla force des
villages. Ainsi , pour rectifier ce qu'il y a
de défectueux , il faut que l'avant-garde ras-
semble des o;ens des villes, des bourt^s , et
des hameaux , pour les envoyer au quartier-
maître général , afin qu'il rectifie par leur
moyen le brouillon cle disposition de marche
qu'il a dressé sur la simple inspection de la
carte. Si l'armée campe , il faut , aussitôt
qu'on est entré dans le camp , faire recon-
noître tous les chemins qui y aboutissent. Si
l'on séjourne, il faut, à l'aide des patrouil-
E e Q
436 DES MARCHES
les 5 envoyer des quartiers-maîtres et des des-
sinateurs pour croquer les chemins et les
situations , afin qu'on n'agisse pas en aveugle,,
et qu'on se procure d'avance toutes les no-
tions dont on a besoin. C'est ainsi qu'on peut;
de même faire reconnoître d'avance les camps
où l'on pourroit avoir occasion de placer
l'armée. On peut même , à l'aide de ces
croquis , dessiner d'avance la position que
l'on veut prendre ; quitte à la rectifier par
l'inspection oculaire , comme je l'ai enseigné
dans mon Traité de la Guerre et de la Tac-
tique, Il est vrai que lorsque les armées sont
placées proche les unes des autres , ces re-
eonnoissances deviennent plus difficiles, parce
que l'ennemi a également des détachemens
et des troupes légères en camtpagne, qui em-
pêchent de se porter sur les lieux qu'on veut
reconnoître. Souvent l'on veut cacher son
dessein, ce qui rend ces petites expéditions
encore plus difficiles. Alors il ne reste de
parti à prendre que de pousser l'ennemi à
différens endroits à la fois, et de faire même
dessiner des lieux où l'on n'a aucune envie
d'aller , pour lui cacher son dessein : et
comme on le chasse de différens postes ,
les mieilleurs quartiers-maîtres doivent être
employés vers le lieu où l'on a sérieusement
%
I3' A R M É E S-. 437
intention d'agir. Car l'homme sage ne don-
nera jamais au hasard ce qu'il peut lui ravir
par la prudence. Surtout un général ne doit
jamais mouvoir son armée, sans être bien
instruit du lieu où il la conduit, et com-
ment il la fera arriver en sûreté sur le ter-
Tain où il veut exécuter son projet.
Des précautions qull faut prendre, en pays
ennemi , pour se procurer et s'assurer des
Guides,
L
Tannée 1760, en traversant laLusace,
pour marcher en Silésie , nous eûmes besoin
de guides. On en chercha dans des villages
vandales , et lorsqu'on les amena , ils fai-
soient semblant de ne pas savoir l'allemand,
ce qui nous embarrassoit fort: on s'avisa de
les frapper , et ils parlèrent allemand comme
des perroquets.il faut donc toujours être sur
ses gardes à l'égard de ces guides qu'on prend
en pays ennemi : bien loin de se fier à eux,
il faut lier ceux qui conduisent les troupes,
leur promettre une récompense s'ils vous
mènent par le meilleur chemin , et le plus
court 5 à l'endroit où l'on veut se rendre;
Ee 3
438 DES M A 11 C H E s
mais aussi leur assurer qu'on les pendra sans
rémission s'il leur arrive de vous égarer. Ce
n'est qu'avec sévérité , et par la force, qu'on
peut obliger les Moraves et les Bohémiens à
s'acquitter de ces sortes d'oiiices. On trouve
dans ces provinces des habitans dans les
villes ; mais les villages sont déserts , parce
que les paysans se sauvent, avec leur bétail
et leurs meilleurs effets , dans les forêts ou
dans le fond des n:iontacfnes, et laissent leurs
habitations vides. Leur désertion cause un
très-grand ei^ibarras. D'.où prendre les guides,
si ce n'est d'un village à un autre ? Il faut
alors recourir aux villes , tâcher de trouver
quelques postillons, ou, à leur défaut, des
'bouchers qui rodent les campagnes et aux-
quels ,les chemins sont connus : il faut de
plus obliger les bourguemaîtres de vous
fournir des guides , sous peine de brûler
les villes , s'ils ne s'en acquittent pas bien.
On peut encore recourir aux chasseurs qui
sont au service de la noblesse , et auxquels
jes environs sont connue. Mais de quelque
espèce que soit le genre des guides , il faut
les contenir par la peur , et leur annoncer
les traitemens les plus rigoureux s'ils s'ac-
quittent mal de leur commission. Il est en-
core un moyen plus sûr de se procurer la
d' A R M É E s. 439
connoissance du pays; c'est d'engager, en
temps de paix, quelques-uns de ses habitans
qui en ayent une intelligence entière : ceux-
là sont sûrs , et par leur moyen l'on peut
gagner , en entrant dans cette province ,
d'autres gens qui facilitent et allègent la be-
sogne par le détail du local dont ils vous
procurent les connoissances. Les cartes pour
l'ordinaire sont assez exactes pour les terrains
de plaines , quoiqu'on y remarque souvent
l'omission de quelque village ou de quelque
hameau; mais la connoissance qui importe
le plus , est celle des bois, des défilés, des
montagnes, des ruisseaux guéables ou maré-
geux , des rivières guéables ; et c'est cepen-
dant ce dont il faut nécessairement être le
mieux au fait , ainsi que des terrains qui ne
sont que prairies, et de ceux qui sont maré-
cageux. Il faut encore distinguer en cela les
saisons de l'année, qui changent, par leur
sécheresse , ou par leur humidité , la na-
ture de ces terrains : car il est souvent capital
de ne pas se tromper sur ces connoissances.
Les quartiers-maîtres doivent encore se pré-
munir contre la disposition des gens du
commun : quelquefois même étant de bonne
foi , ils vous trompent par ignorance , parce
E e 4
440 DES MARCHES
qu'ils ne jugent des chemins et des lieux que
par l'usage qu'ils en font , et que manquant
entièrement des connoissances militaires ,
jls ignorent l'emploi qu'un guerrier peut
faire du terrain. En 1745, lorsqu'après la
bataille- de Sort l'armée prussienne voulut se
retirer en Silésie, je fis venir des gens de
Trautenau et de Schazlar , pour les inter-
roger sur les chemins où je voulois faire
passer les colonnes : ils me dirent bonnement
que ces chemins étoient admirables , et qu'ils
y passoient à merveille avec leur voiture , et
que beaucoup de rouliers les passoient de
même. Peu de jours après l'armée fit cette
marche. Je fus obligé de faire mes disposi-
tions pour la retraite sur ces lieux. Notre
arrière-garde fut vivem.ent attaquée; mais
par les précautions que je pris, nous ne per-
dîmes rien. Ces chemins , militairement par
lant 5 étoient très-mauvais ; mais ceux aux-
quels je m'en informai, n'y entendoient rien,
et ce qu'ils me dirent étoit de bonne foi ,
et sans intention de me tromper. Il ne faut
donc pas se fier au rapport des ignorans ,
mais, la carte à la main, les consulter sur
chaque forme de terrain, s'en faire des no-
tes 5 et voir sur cela s'il y a moyen de cro-
d' a II M E E S. 441
quer quelque chose sur le papier qui donne
une idée plus exacte du chemin c|ue celle
que présente la carte.
Des îalens que doit avoir uji Ouartler- Maître.
E défaut par lequel les hommes pèchent
le plus , c'est de se contenter d'idées vagues ,
et de ne point s'appliquer assez à se former
des idées nettes des choses auxquelles ils sont
employés. Par exemple , plus on a une con-
noissance spéciale du terrain où l'on doit
agir, mieux en choisit les lieux propres au
campement , et l'on arrange la marche des
colonnes avec exactitude ; c'est le contraire
si l'on n'a que des idées confuses de ce ter-
rain. Pour obvier à cet inconvénient, il faut
se procurer les mieilleures cartes que l'on
puisse avoir des pays où l'on croit que se
fera la guerre. Si Ton peut faire des voyages
sous d'autres prétextes , pour examiner les
montagnes , les bois , les déhlés et les pas-
sages difficiles , pour les bien observer et s'en
imprimer la situation , il faut les entrepren-
dre. Il est nécessaire qu'un gentilhomme qui
se dévoue à ce métier , ait beaiicoup d'acti-
Ee 5
'44^ DES MARCHES
vite naturelle , pour que le travail, ne lui
coûte pas : dans chaque camp il doit s'offrir
lui-même à reconnoître les environs par le
moyen de petites patrouilles , aussi loin que
l'ennemi voudra le permettre, afin que si le
général qui commande l'armée , a résolu de
faire un mouvement , les contrées et le»
chemins lui foient connus autant que possi-
ble; qu'il ait observé les endroits propres à
camper les troupes , et que par son applica-
tion à son métier il facilite au général les
grandes opérations qu'il a projetées tant pour
les marches que pour les campemens. Il doit
s'appliquer à faire rassembler des gens du
pays 5 pour en tirer les notions qui lui^ sont
nécessaires ; mai^ il doit remarquer, comme
je l'ai dit dans l'article précédent, qu'un
paysan . ou un boucher , n'est pas soldkt ,
et qu'autre est la description que fait d'un
pays un économe, unvoiturier, un chasseur,
ou un soldat. Il faut donc qu'en interrogeant
ces espèces de gens , il se souvienne sans
cesse qu'ils ne sont pas militaires , et qu'il
faut rectifier leurs dépositions , en entrant
avec eux dans une discussion détaillée des
lieux pris sur la carte, et selon les chemins
où l'armée doit marcher. Qu'on observe en-
core qu'il faut bien prendre garde , en ar-
D A R M E î: s. 443
rangeant la marche des troupes, "de ne donner
jamais plus d'un quart de mille d'Allemagne
de distance entre chaque colonne , principa-
lement quand c'est dans le voisinage de Ten-
nemi , afin que les troupes soient à portée de
se prêter mutuelleraent des secours; il faut
surtout que dans cette proximité des enne-
mis , les quartiers-maîtres redoublent de
soins et d'exactitude, pour que par leur tra-
vail le général ait du moins un brouillon du
terrain 011 il veut manœuvrer , soit pour faire
ses dispositions d'avance pour la sûreté des
marches , soit pour les camps qu'il veut
prendre , soit pour attaquer l'ennemi. Des
officiers qui se distinguent clans cette partie
ne peuvent pas manquer de faire fortune ;
car ils acquièrent par la pratique toutes les
connoissances qu'un général doit avoir des
différentes façons de faire de bonnes dispo-
sitions dans tous les cas qui peuvent se pi'é-
senter : j'en excepj:e les plans de campagne,
dont cependant ils voient l'exécution , et
auxquels ils réussiront également s'ils ont
l'esprit intelligent, sage , et juste , et qu'ils
s'appliquent sans cesse à bien connoître par
où l'on peut faire le mal le plus sensible et
le plus décisif à la puissance contre laquelle
on fait la guerre.
444 DES MAKCHElf
Voilà à peu prés tout ce que j'ai pu vous
prescrire par rapport aux marches ; mais je
dois ajouter cependant que l'art de la guerre
est si immensément vaste , qu'on ne l'épui-
sera jamais , et que l'expérience des temps
à venir ajoutera encore sans cesse des con-
noissances nouvelles à celles qui nous ont
été transmises , et à celles que nous avon&
recueillies de nos jours.
INSTRUCTION *)
POUR LA DIRECTION
'de
L'ACADÉMIE DES NOBLES
A BERLIN.
L
«'intention du Roi et le but de cette
fondation est de former de jeunes gentils-
hommes 5 afin qu'ils deviennent propres se-
lon leur vocation à la guerre ou à la politique.
Les maîtres doivent donc s'attacher fortement,
non-seulement à leur remplir la mémoire d©
connoissances utiles, mais surtout à donner
à leur esprit une certaine activité qui les
rende capables de s'appliquer à une matière
quelconque , surtout à cultiver leur raison,
à former leur jugement ; il faut par consé^
quent qu'ils accoutument leurs élèves à se
faire des idées nettes et précises des choses
et à ne point se contenter de notions vagues
et confuses. Comme la partie économique
*) Ailresscc eu Mars 176c.
44^ INSTRUCTION
de cette institution est toute arrangée, on
se borne dans cette Instruction à ce qui re-
garde les classes, et la partie de la police,
si essentielle à toute communauté.
Sa Majesté veut que les élèves fassent les
basses classes de la latinité , catéchisme et
religion dans le gymnase dejoachim; ceux
de la première apprendront enrnême temps
le françois et les rudimens de la langue
françoise dans l'académie; au sortir de cette
première classe , ils tomberont entre les mains
du puriste , qui dégrossira leur jargon bar-
bare, et corrigera les fautes de style et de
diction. Le Sieur Toussaint les prendra
alors* en rhétorique; il commencera par leur
enseigner la logique , mais sans trop peser
sur les diverses formes des argumens de
l'école; son principal soin se tournera du
coté de la justesse de l'esprit , il sera rigou-
reux pour les définitions.
Une leur pardonnera aucune équivoque, au-
cime pensée fausse, aucun sens louche ; il les
exercera le plus qu'il pourra dans l'argumenta-
tion, illes accoutumera à tirer des conséc^uen-
ces des principes et à combiner des idées; puis
il leur expliquera les tropes ; et la leçon hnie,
il leur donnera encore une demi-heure pour
qu'ils fassent eux-mêmes des métaphores.
'POUR L*A C A D É M I E. 447
des comparaisons , des apostrophes , des
prosopopées ; et ensuite il leur enseignera
la façon d'argumenter de l'orateur , l'enthy-
mème , le grand argument à cinq parties ,
les diverses parties de l'oraison et la manière
de les traiter. Pour le genre judiciaire il se
servira des oraisons de Cicéron , pour le
genre délibératif il leur proposera Démos-
théne 5 pour le genre démonstratif il se ser-
vira de Fléchier et de Bossuet ; tous ces li-
vres sont en françois. Il pourra leur faire un
petit cours de poésie pour leur former le
goût. Homère, Virgile, quelques odes d'Ho-
race , Voltaire , Boileau , Racine , voilà des
sources fécondes dans lesquelles il peut pui-
ser; ce qui ornera l'esprit des jeunes gens,
et leur donnera en mêine temps du goût pour
les beaux arts. Dès que les élèves auront fait
quelques progrès, il leur donnera des sujets
de harangue dans les trois genres; il les lais-
sera composer sans les aider , et il ne les
corrigera qu'après qu'ils auront lu leurs
ouvrages. Le grammairien , qui est un sup-
plément à cette classe , corrigera les fautes
de langage et le Sr Toussaint les fautes con-
tre la rhétorique. On fer,a^ de plus lire les
lettres de Madame de Sévigné aux jeune?
gens 5 celles du Comte d'iistrades et du
44^ I N s T Pv U C T ï O K
Cardinal d'Ossat , et on leur fera écrire des
lettres sur- toutes sortes de difîérens sujets.
Monsieur Toussaint ajoutera à ceci une his-
toire des beaux arts ; il les prendra de la
Grèce , leur berceau ; il nommera ceux qui
s'y sont le plus distingués -, il passera à la
seconde époque des arts sous César et Au-
guste, à la renaissance des lettres du temps
de Médicis , au haut point de perfection où
ils parvinrent sous Louis XîV , et il finira
par les personnes les plus célèbres qui les
cultivent de nos jours.
Le professeur d'histoire et de géographie
composera un abrégé de l'histoire ancienne
de Rollin ; il tachera de leur bien inprimer
les grandes époques et le nom des hommes
les plus fameux. Il pourra se servir d'Echard
pour l'histoire romaine , d'un abrégé du père
Bar pour l'histoire de l'Empire ; cependant il
doit élaguer soigneusement les petits détails.
Proprement l'étude de l'histoire ne doit
s'étendre que depuis Charles Quint jusqu'à
nos jours ; ces faits intéressans tiennent à nos
purs , et ils n'est pas permis à un jeune
homme qui veut entrer dans le monde , d'i-.
^norer des événeni'eîï^s tiuisontliésàla chaîne
des affarres coftfantes de l'Europe et la for-
m{?nt. Il ne sufnt pas que le professeur
enseigne
o
POUR l' ACADÉMIE. 449
enseigne l'histoire ; il faut chaque jour, la
leçon finie, qu'il y ajoute une demi- heure
pour interroger les jeunes gens sur le point
d'histoire qu'il a traité , par où il fera ac-
coucher leur esprit de réflexions soit mora-
les, soit politiques, soit philosophiques ; ce
qui sera plus utile pour eux que tout ce
qu'ils auront appris , par exemple , sur les
différentes superstitions des peuples. Croyez-
vous que Curtius en sautant dans cet abyme
qui s'étoit formé à Rome , le fit fermer ?
Vous voyez que cela n'arrive pas de nos jours;
ce qui doit bien vous faire voir que ce conte
n'est qu'une fable ancienne ; d'après l'his-
toire des Déciiifi , le maître a une occasion
toute trouvée d'embraser dans le cœur des
élèves cet ardent amour de la patrie , prin-
cipe fécond en a-ctions héroïques. S'il s'agit
de César, ne peut-il pas interroger la jeu-
nesse sur ce qu'ils pensent de l'action de
ce citoyen, qui opprima la patrie? Est- il
question des croisades? elleâ' fournissent un
beau sujet pour déclamer contre la super-
stition. Leur raconte-t-on le massacre de la
St Barthélemi ? on leur inspire de l'horreur
pour le fanatisme. Leur parle-t-on d'un Cin-
cinnatus , d'un Scipion , d'un Paul Emile?
on leur fait sentir que la vertu de ces grands
Ocuv.deFr.IL T,IIL F f
4^0 INSTRUCTION
hommes a été la source de leurs actions , et
que sans vertu il n'y a ni gloire , ni véritable
m'andeur. Ainsi l'histoire fournit des exem-
pies de tout. J'indique la méthode, mais je
n'épuise pas la matière ; un professeur intel-
ligent en aura assez pour diriger son travail
par ce qu'on vient d'en dire. Le même pro-
fesseur, en traitant la géographie, commen-
cera par les quatre parties du monde. Le
îîom des grands peuples stiffit pour l'Asie,
l'Afrique et l'Amérique. L'Europe demande
ime connoissance plus exacte. L'Allemagne
étant la patrie de la jeunesse qu'il élève , le
professeur entrera dans de plus grands détails
des souverains qui la gouve<|ient, des riviè-
res qui la traversent, des capitales de chaque
province , des villes impériales, et il pourra
se servir de Hubner pour cette partie de ses
leçons.
Le professeur en métaphysique commen-
cera par un petit cours de morale ; il doit
partir du principe, que la vertu est utile et
très-utile à celui qui la pratique ; il lui sera
facile de démontrer que sans vertu la société
ne saurait subsister j il détinira le comble de
la vertu par le plus parfait désintéressement,
désintéressement qui fait qu'on préfère son
honneur à son intérêt , le bien général à
POUR l' ACADÉMIE. ^51
Tavantage particulier , et le salut de la pa-
trie à sa propre vie ; il entrera dans l'examen
de l'ambition bien ou mal entendue; il mon-
trera que l'ambition honnête , ou l'émula-
tion , est la vertu des grandes âmes , que
c'est le ressort qui pousse aux belles actions,
et qui fait tout entreprendre aux hommes
obscurs , pour que leur nom soit reçu au
temple de Mémoire ; que rien n'est plus con-
traire à d'aussi beaux sentimens, et n'avilit
plus que l'envie et la basse jalousie ; il in-
culquera surtout à la jeunesse, que s'il y a
un sentiment inné dans le cœur de l'homme,
c*est celui du juste et de l'injuste. Surtout
il tâchera de faire de ces élèves des enthou-
siastes de la vertu.
Le cours de métaphysique commencera
par l'histoire des opinions des hommes, en
les prenant depuis les péripatéticiens , épi-
curiens, stoïciens, académiciens, jusqu'à nos
jours , et le professeuf leur expliquera en
détail l'opmion de chaque secte , en se ser-
vant des articles de Bayle , des Tusculanes
et du traité de Natitra Deorum de Cicéron ,
traduits en françois ; de là il passera à Des-
cartes, Leibnitz, Malebranche et enfin Locke,
qui se guidant par l'expérience, s'avance dans
ces ténèbres autant que ce fil le conduit, et
Ff 2
45 a I N s, T R U C T I O K
s'arrête au bord des abymes impénétrables
à la raison. C'est donc à Locke principale-
ment que le maître doit s'arrêter. Cepen-
dant après chaque leçon , il donnera enco-
re une demi -heure à la jeunesse, qui ayant
déjà fait sa logique et sa rhétorique, est toute
préparée aux exercices qu'on exigera d'elle.
Le professeur dira donc à un de ces jeu-
nes gens d'attaquer le système de Zenon, et
à un autre de le défendre , et il en usera de
même sur chaque système ; après quoi il ré-
sumera ce que les élèves auront dit, et leur
fera remarquer la foiblesse de leur attaque
ou de leur défense , en suppléant aux raisons^
qu'ils n'ont point alléguées, ou aux consé-
quences qu'ils ont négligé de tirer des prin-
cipes; ces sortes de disputes se feront sans
préparation , premièrement pour obliger la
jeunesse à être attentive aux leçons , en se-
cond lieu pour les obliger à penser à ce qu'ils
auront à dire, et en troisième lieu pour les
accoutumer à parler promptement sur toutes
sortes de matières.
Vient le professeur de m.athématique. Le
Sr Sulzer conçoit qu'on n'a pas intention
d'élever des, Bernouîlis , ni des Newtons.
La trigonométrie et la partie de la fortifica-
tion sont celles qui peuvent être les plus
POUR L* ACADÉMIE. 453
Utiles à la jeunesse qu'il élève et auxquelles
il mettra sa principale application , ainsi
qu'à ce qui peut y influer. Il fera cependant
un cours d'astronomie, en parcourant tous
les systèmes différens jusqu'à celui de New-
ton 5 en traitant cette matière plus histori-
quement qu'en géomètre ; il y ajoutera de
même quelques principes de mécanique,
sans cependant trop approfondir la matière,
faisant attention surtout à rectifier le juge-
ment de la jeunesse et à l'accoutumer le
plus qu'il pourra à combiner des idées , et
à saisir facilement les différens rapports que
les vérités ont les unes "avec les autres.
Le professeur en droit se servira de Hugo
Grotius, pour en extraire ses leçons; on ne
préiend point qu'il forme des jurisconsultes
consommés dans cette professiou ; un homme
du monde se contente d'ayoir desidéesjustes
de cette science , sans l'approfondir entière-
ment. Il se bornera donc à donner une idéo
à ses élèves du droit du citoyen , du droit
d'un peuple , et du monarque , et de ce
qu'on appelle le droit public; toutefois il
avertira la jeunesse , que ce droit public
manquant de puissance correctîve pour le
faire observer, n'est qu'un vain fantôme que
les souverains étalent dans les factums et
F f 3
a5a. instutjctions
dans les manifestes , lors même qu'ils le
violent. Il finira ses leçons par l'explication
du Code Frédéric 5 qui étant la compilation
des lois du pays , doit être connu de chaque
citoyen.
De la Police intérieure de V Académie.
J. ROIS et trois élèves ont un gouverneur;
le gouverneur couche prés d'eux ; il doit avoir
soin de les accoutumer à la propreté, à la
civilité, et aux manières convenables à des
gens de condition. Il doit les reprendre des
grossièretés, des mauvais propos , des maniè-
res basses et triviales , de la paresse , et un
des cinq gouverneurs doit assister régulière-
ment aux classes, pour avoir attention à ce
que les jeunes gens fassent leur devoir et
prêtent l'attention requise aux leçons qu'on
leur donne.
Les classes finies, s'ils ont quelque chose
à répéter , ou quelque composition à faire ,
ou bien à apprendre par cœur, il faut que
le gouverneur y soit présent , pour que le
temps soit bien employé et qu'il ne se con-
sume pas en distraction ou à des balivernes;
les heures des classes seront partagées selon
la coutume de toutes les écoles; en été tout
POUR 1.' A C A D É M I E. 455
le monde sera levé à 6 heures, les classes
commenceront à 7; en hiver on se lèvera
à 7 5 et les classes commenceront à 8 heures;
à midi les élèves et les gouverneurs dînent
ensemble ; à i heure il faut que tout le
monde soit levé de table ; on soupe à 8 en
été , et à 9 heures il faut que tout le monde
soit couché ; en hiver à lo heures.
Il n'y aura que trois heures par semaine de
catéchisme et deux heures pour le prêtre »
tm sermon suffit le dimanche; l'après-midi
du mercredi et du dimanche sont jours de
récréation; la jeunesse ne sortira jamais de
la maison que sous la conduite d'un ou deux
gouverneurs; si quelque proche parent veut
voir un des élèves , un des gouverneurs l'ac-
compagnera auprès du parent et le ramènera
dans la maison; l'été les jeunes gens pour-
ront jouer à la paume , ou au ballon, et se
promener ; l'hiver ils peuvent s'amuser dans
une des grandes salles de l'académie , àjouer
aux proverbes ou à badiner; les gouverneurs
leur passeront les tours d'espiègle et de gaieté,
ils ne seront sévères que sur ce qui regarde
le cœur, des méchancetés, des emporte-
mens 5 des caprices, la paresse surtout, la
fainéantise et des défauts pareils , qui per-
droient la jeunesse j mais ils se garderont
456 INSTRUCTIOÎT
bien de supprimer la gaieté , les saillies et
tout ce qui peut annoncer du génie. Pour
les exercices , les élèves auront un maître de
danse, qui leur donnera trois leçons par se-
maine et on les mènera deux fois par semaine
à l'académie de Zentner pour apprendre à
monter à cheval.
Si les jeunes gens commettent des fautes,"
on les punira ; s'ils savent mal leurs leçons,
par un bonnet d'âne que portera le cou-
pable; si c'est paresse 5 on le fera jeûner le
même jour au pain et à l'eau ; si c'est mé-
chanceté ou malice , on le mettra en prison
à jeun et l'obligera d'apprendre une tâche
par cœur ; après quoi il sera duement gour-
mande , ne sera que le dernier servi à table,
n'osera point mettre d'épée en se promenant
en ville , et obligé de demander pardon en
public à celui qu'il a offensé 3 s'il a été têtu,
il ne portera qu'un sarreau, jusqu'à ce qu'il
se repente : mais il est défendu sous peine
de prison aux gouverneurs de frapper leurs
élèves ; ce sont des g[ens de condition aux-
quels il faut inspirer de la noblesse d'ame;
on doit leur. infliger des punitions qui exci-
tent l'ambition , et non pas qui les avilissent.
Les professeurs et lès gouverneurs n'ont
point de juridiction les uns sur les autres.
P O U R L'' A C A D É M I E. 457
Si un professeur est mécontent d'un élève ,
il le dénonce au gouverneur, qui le punit,
selon qu'il a été prescrit ci-dessus. S'il arri-
voit cependant qu'un professeur et un gou-
verneur eussent quelque démêlé , ils s'en
plaindront au chef, qui videra leur diffé-
rent selon l'équité , et qui fera toutes les se-
maines une fois la visite de la maison , en
commençant par les classes et les g'ouver-
neuis jusqu'à l'économique , pour exami-
ner si chacun fait son devoir et si l'instruction
du Roi est exactement suivie. Il exhortera
ceux qui se relâchent, et après la seconde
admonition , il dénoncera les prévaricateurs
au Roi.
Sa Majesté recommande surtout aux eou-
verneurs d'avoir eux-mêmes de la sasesse et
une bonne conduite , parce que l'exemple
prêche mieux que les instructions , et qu'il
seroit honteux que des gens qui doivent
présider à l'éducation de la jeunesse , se
trouvassent plus répréhensibles que leurs
élèves.
En général les principes sur lesquels cette
acacfemie est fondée, seront d'une utilité
évidente par les sujets utiles à l'Etat qui
pourront s'y former , pourvu que cette ins-
truction soit observée rigidement en tous
'458 INSTRUCTION POUR L'ACADÉMIE:
les points ; mais si le relâchement , la négli-
gence 5 l'inattention des maîtres et des gou-
verneurs l'altèrent, alors le grand but sera
manqué. Mais Sa Majesté espère que pro-
fesseurs et gouverneurs se feront tous un
point d'honneur de coopérer à ses salutaires
intentions , en mettant toute leur applica-
tion à former cette jeunesse , tant pour les
bonnes mœurs que pour les connoissances,
d'une manière qui fasse également honneur
à l'institution , aux maîtres et aux élèves.
#
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME III.
LETTRES SUR L'AMOUR DE LA PATRIE;
Lettre d Anapistémon . . . . : Pag. 3
~ ' de Philopatros 6
- - (T Anapistémon il
" ~ de Philopatros i5
- - fF Anapistémon ....... q5
" - de P/iilopatrt^ ...... 28
- - d Anapistémon 42
" - de Philopatros 48
d'Ajiapistémon 57
" - de Philopatros ■ 58
- - Sur la littérature allemande . 6îî
0
Eloges.
Eloge de Jordan 1 a i
- - de Goltze 134
- - du Baron de Knobelsdorf . . . i5o
^ " de La Met trie . . . . ". . 1^9
~ ' du Général de Still 169
- - du Prince Henri de Prusse . . 174
^ - de Voltaire 197
PIÈCES MILITAIRES.
Instruction militaire.
Article I. Des Troupes prussiennes^ de
leurs défauts ^ etc *x33
- - IL De la subsistance des troupes
et des vivres . ^ • . . . q39
►^.i'•■7•
TABLE
Article IIL Des vivandiers , de la bière
eî de r eau-de-vie . . . Pag. Q 45
- - IV. Des fourrages au sec et au
vert 247
- - F. De la connolssancedu poys . q5i
- - VI. Du coup d'oeil . . . . <255
- - VII De la distribution des troupes 2 5 7
-. - VIII. Des camps q6o
- - IX. Comme il faut assurer son
camp 273
- - X Comment et par quelle raison
il faut envoyer des déiache-
' mens • • ^ 2 75
- XL Des stratagèmes et des ruses
de guerre . * 280
- - XII. Des espio72s , comment il
faut s'en servir^ etc. . . . 285
- - XIII. De certaines marques par
lesquelles on peut découvrir
ï intenlion de I ewiemi. . . 289
- - XIV. De nos pays , des pays
neutres^ des pays ennemis etc. 292
- - XV. De toutes les marches
quune armée peut faire . . 295
- - XVI. Quelles précautions on
prendra dans ufie retraite etc. 3o5
- - XVII. De quelle manière les
troupes légères prussiennes
combattront contre les Iiou-
sards et les pandours . . . 3o7
0- - XVIII. Par quels mouvemens
on peut forcer ï ennemi d en
faire aussi 3o8
DES MATIERES.
Article XIX, Des passages des rivières Pag. 3i2
- - XX. Comment il faut défendre
le fassage des rivières . . . 314
- - XXL Des surprises des villes . 3iS
- - XXII. Des combats et des ba-
tailles 3qo
'"% " XXI IL Par quelle raif on et com-
ment il faut donner bataille , 35 o
, r " XXIV. Des hasards, et des acci-
dens imprévus qui arrivent
à la guerre 35^
r. " XXV. S'il est absolument né-
cessaire quun Général d' ar-
mée tienne conseil de guerre. 36o
- - XXV L Des manoeuvres cVune
armée 36 1
- - XXVII. Des quartiers d'hiver . 3^2
,"• - XXVIIL Des campagnes d'hi-
ver en particulier . . , . 369
RÉFLEXION sur les talens militaires et
sur le caractère de Charles XII Roi
de Suède 3'j^
DÈS MARCHES D'ARMÉES.
De ce qu il faut observer pour les marches
dune armée 408
Des marches en cantonnement . . . , a^q
De ce qu on doit observer dans les mar-
ches qu on fait en avant .... 411
Des campemens vis-à-vis de t ennemi, oîi
ï on marche, etc , ^2 3
D'une marche en arrière, en présence de
l'çnnçmi 416
TABLE DES MATIÈRES^
Des marches pour attaquer un ennemi Pag. 41 7
Des marches de nuit 4 -19
Des marches de nuit pour des surprises" . 4Q0
Des marches dans les pays montueux . . 4QI
Des retraites dans les montagnes . . .423
Des marches sur des digues par des pays
marécageux . . ^^
Des marches dans les saisons du printemps
dy de l'automne , etc 426
Des marches qui cachent un dessein qui
ne se manifeste que par lajonÛion
de t armée ^ etc. 427
Des marches de corps qui vont d'une armée
à r autre ^ etc 4Q9
Des marches pour entrer dans les quartiers
d'hiver 43o
Des marches et des campagnes d! hiver . 431
Comment ces différentes marches doivent
se régler 434.
Des précautions qu il faut prendre en pays
ennejni ^ etc 437
Des talens ■ que doit avoir un quartier-
maître 441
Instruction pour la direction de F aca-
démie des nobles à Berlin . . . 445
Delà Police intérieure de l Académie » . 454.
/,
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